Stiles avait toujours fait partie de ces gens qui donnaient une forme aux pensées, aux idées. Il avait l'esprit toujours actif, prêt à relier des concepts opposés, leur trouver du sens de façon commune ou individuelle. Il s'agissait là d'une manière pour son cerveau de combler quelques vides angoissants et de donner du rythme à cette hyperactivité mentale – qu'il arrivait à moins manifester physiquement. Elle continuait d'être très présente et son traitement ne pouvait l'abaisser en-dessous d'un certain niveau et c'était là que le rythme prenait de l'importance. Il lui évitait l'anarchie mentale, la surcharge, le craquage. Or, ce soir, Stiles était incapable de synchroniser ses pensées, d'en ralentir légèrement la cadence comme il avait l'habitude de le faire. Le fait est qu'il tentait tout de même de le faire. Il se demandait à quoi ressemblait la vie des gens, d'un humain lambda… Quelle forme lui donner. Quelle couleur. Quelle odeur.

Parce que lui donnait à la sienne l'image d'un sac poubelle noir duquel se dégageait une fragrance quelque peu impersonnelle… A l'image de ceux qui traînaient sur la banquette arrière et dans son coffre. Des années d'une vie vulgairement rassemblés dans des poches destinées non pas à être jetées, mais à simplement rassembler ses affaires. Un gâchis humiliant, un souillage rabaissant.

Stiles tourna longuement dans la ville, si bien qu'il dut prendre sur lui pour se forcer à arrêter sa voiture dans un endroit plus ou moins tranquille… Car même si à l'intérieur, il bouillonnait, le jeune homme gardait quelque chose de plus important que ses émotions à l'esprit: dormir. Il lui fallait dormir pour affronter sa journée du lendemain. Du sommeil, il en manquait si cruellement qu'il serait bête pour lui de gaspiller le peu de temps supplémentaire qu'il pouvait gagner. Alors même s'il avait envie d'hurler, de retourner dans ce qui était désormais son ancien appartement pour casser la figure de Jace… Stiles ne fit rien de plus que de faire passer les sacs poubelles de l'arrière à l'avant. De là, il défit sa chemise, resta en t-shirt et en pantalon et s'aménagea une sorte de couchette sur la banquette. De même, il se rendit compte que son désormais ex-colocataire n'avait pas jugé bon d'ajouter son oreiller aux poches avant de les lui balancer à la figure, un sourire mauvais collé aux lèvres. Les lèvres serrées, Stiles mit une de ses vestes en boule et posa sa tête dessus avant de la défaire et de simplement la plier de sorte à ce qu'elle fasse deux épaisseurs. Puis, il ferma les yeux.

Dormir.

Il devait dormir.

Mais cette nuit fut un enfer tant se restreindre au niveau de ses émotions lui faisait du mal. Elles le bouffaient de l'intérieur, dupliquaient ses pensées, en augmentait l'intensité. Elles le détruisaient en le mettant face à sa vie, la façon dont celle-ci s'effondrait lentement mais sûrement depuis un moment et dont la dégradation risquait fortement de s'accélérer à cause de cet épisode. Stiles n'avait pour ainsi dire pas prévu de se retrouver à la rue, de se faire virer de ce qui était partiellement son appartement, mais… Il lui était apparu impensable de continuer de vivre dans ces conditions, à s'épuiser sans pouvoir se reposer.

Et c'est exactement ce qu'il fit cette nuit, malgré lui.

Oh bien sûr, Stiles parvint à céder au sommeil de temps à autres et chacun de ces moments fut si court qu'il le sentit avant même d'ouvrir les yeux. Ensuite, il regardait son téléphone, constatait qu'il n'était pas encore l'heure de se lever, et laissait ses paupières recouvrir à nouveau ses prunelles inquiètes. Inquiètes parce qu'il dormait trop peu, qu'il se savait en extérieur, que n'importe qui pouvait défoncer une de ses vitres, tenter de lui voler le peu de choses qu'il avait encore… Que tout pouvait lui arriver, en somme. C'est là que sa retenue concernant ses émotions devint dangereuse. Il ne s'autorisa pas à pleurer, à s'apitoyer sur son sort, à exprimer la moindre fragilité quant à la situation dans laquelle il se trouvait. La peur, il s'efforça elle aussi à la mettre de côté. Il creusa ainsi dans son cœur un trou béant, se créa sans le savoir des instabilités que les prochains jours iraient approfondir.

L'écran de son téléphone s'alluma lors d'un des rares moments où il réussit à fermer l'œil, affichant un message qu'il jugea étonnant lors d'un énième réveil et auquel il choisit tout simplement de ne pas répondre. Disons que Derek… Ne revêtait aucune espèce d'importance pour lui à l'heure actuelle. Stiles se fichait éperdument du fait qu'il veuille le revoir, sans doute pour tenter – en vain – de lui extorquer la raison de son absence prolongée du groupe de la meute, son évitement quant aux retrouvailles que voulait organiser Lydia… Parce que tout ça, il le mettait au second plan. Y penser lui était inutile et n'apporterait pas la moindre lumière à la situation dans laquelle il était en train de s'enfoncer à vitesse grand V. Puis Stiles avait un peu froid et comme bouger le faisait frissonner, il choisit encore une fois l'immobilité.

C'est ainsi que le jeune homme finit par se lever aux aurores, pas reposé pour un sou et le moral si bas qu'il ne se souvenait pas d'avoir connu pareil état plus tôt dans sa vie. Chaque mouvement lui semblait difficile, d'une lourdeur incroyable. Son corps ne voulait pas bouger et sa tête, pas réfléchir. S'il s'écoutait, sans doute resterait-il dans sa voiture, recroquevillé sur lui-même à ressasser, ressasser, ressasser. A défaut d'aller mieux et d'avancer, il reposerait son corps.

Mais la ville se réveillait, reprenait ses activités. Les routes se remplissaient, les gens sortaient de chez eux. Et lui, devait se préparer pour aller travailler. Par chance, il avait un jour de repos cette semaine, peut-être… Le lendemain, ou le surlendemain, il lui faudrait vérifier. Stiles se redressa, repoussa une de ses vestes qui lui avait servi de couverture et consulta son téléphone. Il supprima la notification du message de Derek, se promettant toutefois de le regarder plus tard.

C'est avec une lenteur incroyable que Stiles enfila de quoi être présentable: un pantalon – celui de la veille – et une chemise qu'il laissa ouverte sur son t-shirt. Et puisqu'il savait pertinemment qu'il n'irait pas au travail directement, l'hyperactif choisit de penser de façon pragmatique même si cela lui coûtait. En cela, l'immense fatigue qui l'accablait l'aidait grandement tant elle l'écrasait de tout son poids. A côté de cela, ses émotions s'affadirent, se turent petit à petit. Stiles passait progressivement en pilote automatique.

Alors, il s'empara d'un des sacs poubelles, qu'il vida à côté de lui. Il se saisit de vêtements pouvant constituer une tenue correcte, des sous-vêtements et les fourra à l'intérieur. N'ayant aucune idée de si Jace avait mis ses produits d'hygiène avec le reste de ses affaires ou s'il les avait gardés pour lui, Stiles ne fit pas dans la dentelle. Il se contenterait de ce qu'il avait là et chercherait plus tard car s'il voulait avoir le temps d'appliquer l'idée qu'il venait d'avoir, il lui faudrait être efficace. Le cœur tout aussi lourd que la tête, il soupira et passa à l'avant. Au moment où il démarra, son ventre se mit à gargouiller… Et il l'ignora, roula, agissant avec son estomac comme avec ses émotions cette nuit. Stiles réfrénait tout ce qui pouvait entacher ou perturber le contrôle qu'il essayait de maintenir sur lui-même. Agir comme un robot était la seule façon qu'il avait trouvée pour fonctionner – et il espéra tenir le plus longtemps possible.

De longues minutes passèrent avant que le grand hôpital de la ville ne se fasse une place dans son champ de vision. Ses lumières l'éblouirent, l'obligèrent à plisser les yeux, rendant sa vue déjà un peu floue pire encore. Le plan de Stiles était simple: puisqu'il était extrêmement tôt, il avait le temps de passer voir son père et dans la mesure où il venait ici… Il aurait la possibilité d'utiliser des toilettes, peut-être une douche. Enfin pour ça, il lui faudrait demander à ses médecins préférés – en espérant que ceux-ci travaillent aujourd'hui, ce dont il doutait. Qui ne tente rien n'a rien, fit une petite voix dans sa tête. Il regarda à nouveau l'heure. Techniquement, il aurait le temps. Une pensée lui traversa néanmoins soudainement l'esprit et fut si forte qu'elle réveilla son angoisse, laquelle lui serra tout de suite le ventre. Il appréhendait. Le travail, ce soir, les prochaines nuits, le reste. Maintenant que sa situation avait changé, il lui faudrait rapidement s'occuper de beaucoup de choses et de songer à la manière dont il allait devoir réorganiser sa vie, en trouvant notamment quelques moments pour rechercher un nouveau logement.

Mais Stiles s'acharna à refouler tout cela en descendant lourdement de sa voiture, tout comme il ignora la honte qui le submergeait déjà alors qu'il prenait son maigre sac poubelle avec lui. Il avait des choses à faire, un petit programme à tenir. Hors de question de laisser la moindre de ses émotions l'empêcher de faire ce qu'il avait à faire. Voilà ce qu'il se dit pour se convaincre de cette idée. Il lui fallait agir et non subir, parce qu'il n'avait pas le choix. Ce n'était pas le moment de faiblir, de tomber alors qu'il lui fallait rembourser ces fichues factures et payer tous ces soins. Et tant que Noah peinerait à guérir, tout ceci durerait. Stiles devait pouvoir assurer jusqu'à ce que ce jour arrive

Néanmoins, sa main droite trembla lorsqu'il poussa la porte d'entrée de l'hôpital et ça, il fut incapable de l'empêcher.