Et un petit retour sur Terre pour commencer !
Son sac sur l'épaule, Tania descendit les quelques marches menant à la salle qu'occupait l'association estudiantine pour l'égalité et le multiculturalisme au sein de l'Université d'Oxford.
Dans le petit local – dont on avait soigneusement dissimulé les murs à la peinture écaillée avec de grands posters de manifestations altermondialistes et quelques tentures en batik – se pressait déjà une dizaine d'étudiants. Beaucoup faisaient partie de cette minorité colorée toujours un peu dédaignée au sein de la prestigieuse université, et quelques-uns étaient de jeunes Britanniques pure souche, parfaitement conscients des enjeux de leur génération.
Ce soir, ils devaient recevoir une activiste du féminisme panafricain qui, de passage en Angleterre, leur faisait l'honneur de prendre deux heures de son précieux temps pour venir discuter avec eux avant de repartir pour Johannesburg.
S'excusant, Tania s'installa tant bien que mal sur un canapé déjà bien occupé, et attendit tranquillement, écoutant sans les suivre les discussions des autres.
Après son stage de quelques semaines au siège des Nations Unies avec le Dr Weir, à vivre de l'intérieur les grands drames humains mondiaux, et malgré toute la nécessité des petites luttes de l'association, elle n'arrivait pas à s'enflammer pour ces dernières.
Comment se passionner sur le problème de la détestable mais si courante question « Et toi, tu viens d'où ? Non mais je veux dire, tu viens vraiment d'où ? » que subissait chaque personne de couleur dans les pays occidentaux, quand de pauvres migrants mouraient par milliers dans la mer Méditerranée, en quête d'un avenir meilleur ?
Comment se soucier du prix des serviettes et des tampons quand des milliers de fillettes, d'ici et d'ailleurs, étaient chaque année mutilées au nom de croyances barbares ?
A bien y réfléchir, mieux valait se soucier du prix des tampons. Elle ne se sentait pas encore les épaules d'affronter ce sujet-là en particulier. Pas encore. Il lui était trop important.
Tant pour se changer les idées que pour faire passer le temps, la jeune femme sortit son téléphone et ouvrit un des articles que le Dr Weir lui avait envoyé lors de leur dernier échange de mails.
La diplomate, malgré son agenda chargé, était toujours restée en contact avec elle, lui envoyant un courriel toutes les quelques semaines, et répondant avec soin à chaque question qu'elle pouvait lui poser. L'article parlait des Ouïghours détenus dans des camps en Chine. Mais loin d'être simplement alarmiste, il proposait des solutions, présentant des projets et initiatives visant à terme à forcer le PCC à changer ses méthodes, ou aidant déjà au quotidien les victimes ayant réussi à échapper à ce triste sort.
Un changement dans le brouhaha ambiant lui fit relever le nez et elle rangea son téléphone en découvrant que leur invitée était arrivée.
La rencontre avait été fascinante et inspirante, et même après le départ de la femme, ils étaient tous restés, pour discuter autour de chips et de bières.
Son dortoir étant de l'autre côté du campus, Tania était partie avec deux autres membres de l'association qui habitaient dans la même direction et, leurs bières entamées à la main, ils s'étaient arrêtés dans un parc pour discuter sous les étoiles.
« Elle a raison, la représentation, c'est critique. Comment un gosse peut se développer sainement, s'il ne voit jamais quelqu'un qui lui ressemble nulle part ?! S'il n'a aucun modèle qui lui ressemble, dans les histoires ou ailleurs ?! On a besoin de plus de représentation de personnes de couleur, et même si c'est bien d'avoir des Afro-Américains, le monde n'est pas composé que d'eux et de Blancs. Je veux voir plus d'Africains, de Caribéens, d'Afro-Européens, d'Asiatiques du Sud-Est, de Natifs amérindiens ! » s'enflamma Damian, agitant sa bouteille dans tous les sens.
« Ouais, l'humanité est un arc-en-ciel, on mérite d'en voir toutes les couleurs. » approuva Yuvati.
« Tu n'es pas d'accord, Tania ? » s'enquit le jeune homme, la poussant un peu du coude.
« Si, si. » répondit-elle, sans détacher ses yeux du ciel.
Ilinka lui avait montré la galaxie naine de Pégase qui, déjà à peine visible dans un ciel parfaitement obscur, était totalement invisible sous la lueur d'un lampadaire.
Parfois, en levant le nez au ciel, la jeune femme se demandait si, sans le savoir, elle n'était pas en train de croiser le regard d'un alien. Est-ce que son amie, si loin dans les étoiles, regardait parfois en direction de la Terre ?
« A quoi tu penses ? » s'enquit Yuvati d'un ton doux.
Tania se redressa un peu, se concentrant sur le fond d'alcool qui restait dans sa bouteille plutôt que sur le firmament.
« Je me dis qu'au moins, nous, on a la chance d'avoir des putains de représentations culturelles à la maison. Ouais, ça manque dans les médias, mais je veux dire... Toi, tu rejoins tes grand-parents et tes cousins au Venezuela tous les étés, et toi, ta famille est super impliquée dans la communauté hindoue... Et moi, mes parents m'ont toujours appris à être fière de ma couleur de peau... mais y a des gens... même en se regardant dans un miroir, ils voient pas qui ils sont vraiment. Merde. C'est même pas qu'ils sont sous-représentés, ils ont même pas le droit d'exister, et ça... c'est terrible... »
« Genre les Rohingya ? » demanda Damian, rendu grave par son petit discours.
« Heu... ouais, par exemple. » approuva-t-elle, se mordant la langue.
Elle avait failli trop en dire ! Merde.
La discussion de ses deux camarades dévia sur les droits des populations déplacées dans les camps de réfugiés et, se vautrant sur son banc, elle laissa son regard dériver à nouveau vers le ciel.
L'immensité du néant piqueté d'étoiles était étourdissante. C'était terrifiant de penser à ce gigantesque inconnu, rempli de civilisations infiniment plus avancées que la leur, et aux intentions inconnues.
Certains étaient bienveillants envers cette humanité vautrée dans une ignorance bienheureuse, mais combien n'avaient pas cette bonté d'âme ?
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« Bonsoir, vous rentrez tard ! » le salua l'humaine.
Avec un grognement fatigué, Astiiym acquiesça.
Lui qui avait toujours considéré que les humains étaient par nature plus faibles et plus fragiles devait bien se rendre à l'évidence. Étudier la médecine sur Terre était aussi éprouvant que n'importe quel apprentissage scientifique sur une ruche. Et dire qu'on l'avait prévenu que les choses allaient devenir plus dures les années suivantes !
« Vous avez l'air crevé. J'vous fais un thé ? » s'enquit la Terrienne.
Il réfléchit un instant. Il avait négligé de s'hydrater, et la boisson chaude serait un réconfort bienvenu.
« Avec plaisir, Ruth. Mais je vais me doucher avant. » statua-t-il.
« Bonne idée ! Je vous le laisse sur le comptoir. » approuva-t-elle.
Grimpant les marches grinçantes de l'escalier, Astiiym rejoignit sa chambre.
Il se considérait chanceux. La grande pièce qu'il occupait sous les toits avait été l'atelier d'art de Rosanna Gady. L'humaine était partie, mais elle avait laissé quelques tableaux, disséminés dans la ferme, et ici une grande fresque, représentant une planète en orbite autour de son étoile et – presque invisible dans le halo de celle-ci – un vaisseau minuscule.
Sa maison et sa patrie : la ruche de Silla.
La fresque l'aidait à combattre ce que les Terriens appelaient le mal du pays. C'était un petit lien de plus avec tout ce qu'il avait abandonné pour venir apprendre tous les secrets de la médecine terrienne.
Disposant soigneusement ses affaires sur le portant dédié, il se changea, puis récupéra son nécessaire de toilette et, saluant d'une pensée Gurtlym qui – enfermé dans la chambre voisine – étudiait, partit se laver.
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« Rosanna, arrête ! Il y aura toujours une excuse ! Toujours ! Ça fait plus d'un an !» rugit le traqueur, avec un sifflement de rage.
« Et je tiendrai parole, mais pas maintenant ! Je ne sais pas pourquoi c'est si urgent pour toi. J'ai cinquante ans. Pas nonante ! Et je fais déjà dix ans de moins. Y a pas le feu au lac ! » répliqua-t-elle, gesticulant un peu pour appuyer ses propos.
« Là n'est pas le problème. » grinça Markus, mauvais.
« Alors, il est où, le problème ? »
Cherchant ses mots, le traqueur fit quelques allez-retours dans le vaste salon d'apparat.
« Pourquoi toi, tu refuses ? » répliqua-t-il finalement.
« Parce que j'ai une addiction à l'enzyme, Markus ! Parce que mieux que personne, tu devrais savoir le monstre que je vais devenir si tu me fais un don de vie ! J'ai des responsabilités. Je ne peux pas tout laisser tomber comme ça... Je ne peux pas... »
« Et tes responsabilité envers moi ? » demanda-t-il, tripotant sans s'en rendre compte l'alliance à son doigt.
« Markus... S'il te plaît... »
Un toussotement les fit sursauter tous les deux.
« Silmalyn ?! Vous... vous êtes là depuis longtemps ? » s'enquit Rosanna, alors qu'ils piquaient tous deux un fard.
« Pas longtemps, ma reine, mais suffisamment pour oser vous parler d'une de mes recherches... » répondit le scientifique en s'inclinant bien bas, dissimulant mal son plaisir de voir son congénère dans l'embarras.
« C'est à dire ? » demanda l'artiste en se reprenant.
Il se redressa.
« Comme vous le savez, Madame, une des principales difficultés dans l'apprentissage du don d'énergie vitale réside dans la répression du réflexe de ponction, qui est profondément ancré chez les wraiths adultes. »
« Oui, et... ? »
« Inutile de vous dire que nous avons eu à faire face à notre lot de ponctions accidentelles. Aucun mort à déplorer, mais certains accidents ont nécessité des dons de vie. Bien sûr, pour la santé du donneur concerné, lesdits dons de vie ont toujours été faits quelques jours après la ponction accidentelle... débouchant malheureusement sur quelques cas d'addiction, avec toutes les problématiques liées, Madame. »
« Et... ? » s'impatienta-t-elle.
« Moi, ainsi que quelques autres scientifiques, nous sommes mis à la recherche d'un traitement pour ce genre de cas. Il est encore expérimental, mais a déjà été testé sur des sujets volontaires. (Voyant l'air méfiant de l'artiste, il eut un geste apaisant.) Personne n'a été ponctionné dans le but exprès de le tester. Mais des victimes de ponctions accidentelles se sont porté volontaires pour l'essayer avant leur don de vie. »
« Vous avez demandé à des gens défoncés et en état de choc s'ils voulaient participer à une étude clinique ? Le consentement éclairé, c'est pas votre truc, hein ? »
Silmlayn eut le bon sens de ne pas répondre.
Elle soupira.
« Bon, il fait quoi votre traitement ? »
« C'est un traitement préventif, pas curatif. Pour simplifier le procédé à l'extrême, il s'agit de saturer à l'avance, avec une substance inoffensive, les récepteurs concernés dans le cerveau du donneur, pour qu'au moment de l'injection de l'enzyme, les effets métaboliques soient toujours effectifs – mais pas les effets addictogènes. »
« Et ça marche, votre truc ? » grinça Markus, qui avait écouté en silence depuis son coin d'ombre.
« Oui. Un seul sujet de test a développé une addiction après deux injections d'enzyme, contre presque les deux tiers des sujets contrôles. »
Rosanna frappa dans ses mains.
« C'est excellent ! Mais si ça marche si bien, pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ? Ce serait une super protection pour tous les donneurs. »
« Oui, effectivement, Mme Gady, mais... il y a des effets secondaires assez... pénibles, et la mise en œuvres est invasive. »
« C'est à dire ? »
« Les volontaires ont rapporté de vives douleurs, des crampes, des tremblements, et des évanouissements durant toute la durée du traitement, qui nécessite une mise sous perfusion profonde ou, à défaut, une trentaine d'injections artérielles quotidiennes. »
Rosanna fit la grimace.
« Ouh... Je comprends pourquoi c'est resté réservé aux cas d'urgences... Il dure combien de temps, votre traitement ? »
« Jusqu'à présent, nous avons testé de trois à cinq jours de traitement avant la seconde injection d'enzyme. Nous n'avons encore jamais eu l'opportunité de tester sur un sujet n'ayant pas été ponctionné au préalable, mais toutes les simulations indiquent que cela devrait également fonctionner. »
« Hors de question que Rosanna serve de cobaye ! » cracha Markus, s'avançant, menaçant, vers le scientifique qui recula d'un pas.
« Vos sujets n'ont aucun symptôme d'addiction après l'injection d'enzyme ? Paranoïa ? Délires ? » poursuivit Rosanna, s'interposant discrètement entre les deux wraiths.
« Non, rien, Madame. L'enzyme est éliminée par le corps en un ou deux jours, tout comme le traitement, et après une période de repos, le sujet peut reprendre sa vie normalement. »
« Mais, et arrêtez-moi si je me trompe, vous ne l'avez jamais testé sur quelqu'un avec un passif d'addiction lourde à l'enzyme. »
« Non, Madame. Nous n'avons trouvé aucun sujet volontaire doté de ce profil. »
Elle réfléchit un moment.
« OK, on va le faire. »
« Quoi ?! C'est hors de question ! » rugit le traqueur.
L'ignorant, elle se tourna vers le scientifique.
« Silmalyn, vous voulez bien nous laisser un instant ? »
« A vos ordres, Majesté. » opina-t-il, s'inclinant avant de sortir.
Une fois qu'ils furent à nouveau seul, elle se tourna vers son mari.
« Tu n'arrête de réclamer de me faire un don de vie. Silmalyn a potentiellement une solution ! Tu devrais être content ! » siffla-t-elle.
« Tu l'as entendu ! Crampes, tremblements, vertiges ! Et on parle de Silmalyn ! Ce psychopathe s'amusait à casser les jambes de ses cobayes pour les voir cicatriser ! »
« Il ne le fait plus maintenant. Et crois-moi, je préfère mille fois une semaine des pires crampes possibles, que des mois à être... un monstre. Et... le sevrage à l'enzyme, ça fait mal. Ça fait vraiment mal... »
Le wraith s'avachit un peu, toute colère évanouie.
« En fait, c'est moi le monstre, d'exiger ça de toi... »
« Non. Je sais que c'est vraiment important pour toi. C'est juste que... je ne veux pas faire n'importe quoi, tu comprends ? Je veux juste que ça se passe le mieux possible. »
Il opina, s'approchant d'elle, doucement, presque timidement.
« Je t'ai fait promettre, ma douce humaine, mais toutes ces conséquences, c'est toi qui dois les assumer, pas moi... Alors, je te libère de ta promesse. Je ne veux pas que tu le fasses si ça te fait souffrir, même si... même si ça signifie que tu vas mourir bientôt. »
Incrédule, Rosanna ne put s'empêcher de rire.
« Markus ! Ne sois pas aussi dramatique ! Je ne suis pas sur mon lit de mort ! Et dans la mesure où c'est toujours toi qui m'a subie dans mes pires moments, je dirais que les conséquences, on les assume tous les deux... » répondit-elle en venant le serrer dans ses bras.
Le wraith la serra fort contre lui.
« Je ne veux pas que tu souffres. Surtout pas à cause de moi... » murmura-t-il, l'âme déchirée.
« Je sais mon amour, je sais. »
