Elles avaient marché en silence pendant neuf jours, ne discutant que le soir, au coin du feu.
La Reine-sans-nom lui avait parlé de la Déesse, de Sa voix et de Sa volonté, des prêtres gris, et du culte secret des reines. Mais elle lui avait surtout posé beaucoup, beaucoup de questions. Certaines auxquelles Ilinka pouvait répondre, d'autres pas.

Finalement, alors que le soleil atteignait le zénith, la Reine-sans-nom s'était arrêtée dans l'anse d'une rivière.

« Nous allons bientôt arriver à un village. Ses habitants, comme ceux de toutes les tribus vivant sur cette planète, ignorent tout des mondes au-delà de la Porte. Pour eux, le ciel n'est rempli que des étoiles et du soleil, et n'est parcouru que par les oiseaux. Ils sont ce que nous avons été. Ils ont ce que nous avons perdu. » lui expliqua-t-elle. « Je t'interdis de leur révéler quoi que ce soit de toutes ces abominations. Tu es là pour apprendre d'eux, et non pour les pervertir. »

Le ton de la reine antédiluvienne n'avait pas changé, et pourtant, l'ordre n'aurait pu être plus puissant.

« Je dois leur mentir ? »
« Non, mais ils ne doivent rien connaître de ces infamies qui ont conduit à la dégradation de notre race et de notre culture. »
« Je ne suis pas sûre de comprendre... »
« Tu n'as pas besoin de comprendre. Considère que tu es semblable à une larve qui vient d'éclore et ne sait encore rien du monde, et apprends. »
Elle n'était toujours pas sûre de comprendre, mais elle opina. Avec un peu de chance, parmi les abominations qui énervaient tant la Reine-sans-nom, se trouvaient les sacrifices de wraiths. Après tout, ne lui avait-elle pas dit qu'il n'en avait pas toujours été ainsi ?
Pas tout à fait satisfaite de ses réponses, mais capable de s'en contenter, la prêtresse se remit en marche.

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Elles atteignirent le village en fin de journée, peu après être enfin sorties de la forêt. Une trentaine de hutte arrondies, faites de peaux tendues sur une structure en bois et os. De la plupart des tentes s'échappait de la fumée, mais la plus grande colonne montait d'un grand feu ouvert allumé à peu près au centre du village, et autour duquel s'affairaient de nombreuses silhouettes. Ilinka reconnut de grands cadres de tannage, et des séchoirs à viande.
Dès qu'elles furent repérées, un comité d'accueil composé d'une demi-douzaine de wraiths s'approcha. Il n'y avait aucune agressivité dans leur attitude, et la femelle qui les précédait accueillit d'un grand sourire la Reine-sans-nom, avec qui elle échangea dans une langue aux sonorités familières mais qu'Ilinka ne comprenait pas.

Les deux reines se saluèrent en s'appuyant front contre front, puis la prêtresse se retourna pour la présenter au groupe de quelques mots, et elles furent invitées à les suivre dans le village.

Ilinka découvrit avec émerveillement un village comme elle n'en avait jamais vu. Elle avait visité le village wraith sur Oumana, et les forteresses de Grinna. Mais elle n'avait jamais vu ses semblables vivre d'une manière si primitive. Ils ne semblaient même pas avoir de métal en-dehors de quelques éclats natifs cousus en guise d'ornements sur leurs vêtements.

Et plus surprenant encore, elle n'avait jamais vu autant de femelles wraiths.

Pour être exact, si elle comptait la transmission subspatiale d'Olamin'shi à laquelle elle avait assisté une fois, en dehors d'elle-même, elle avait vu en tout et pour tout trois autres femelles. Et voilà que soudain, elles étaient plus d'une dizaine, de tous âges, à venir pour la dévisager avec autant de curiosité que les mâles.

L'ignorant royalement, la prêtresse poursuivit son bain de foule, entaillant parfois d'une griffe le front de l'un ou l'autre des villageois en ce qu'elle devina être un genre de bénédiction.

Le rituel terminé, la Reine-sans-nom disparut dans une hutte en compagnie de quelques autres femelles, et Ilinka se retrouva soudain seule au centre de l'attention.

Un grand mâle aux cheveux ornés de perles d'os s'approcha, et avec un sourire encourageant se tapota la tempe.
Ilinka – qui jusque-là, tant par crainte que par politesse, s'était bien gardée de tout contact télépathique – osa tendre son esprit vers le sien.

Il lui offrit une onde apaisante de sympathie tout en lui faisant signe de lui tendre les mains. Elle obéit, et il détailla rapidement ses paumes, constatant qu'un seul schiitar était ouvert. Une onde de faim interrogative suivit, à laquelle elle ne put qu'acquiescer. Son dernier repas datait de la veille au soir, et elle avait faim.

Il lui fit donc signe de le suivre vers le grand foyer central, et elle se vit offrir une place sur un billot de bois servant de tabouret, puis une jeune femelle qui devait avoir quelques années de moins qu'elle lui apporta un grand bol de bois empli d'une soupe fumante. Ne sachant trop comment répondre, elle la prit avec un mouvement reconnaissant de la tête, un sourire et toute sa gratitude.

Le grand mâle récupéra également un bol de soupe, bien plus humble, et en but un peu, en ce qu'elle devina être une preuve de bonne foi. Elle l'imita donc. Le bouillon était chaud et plein d'arômes inconnus et délicieux, et même si elle s'y brûla la langue, elle l'engloutit avec joie.

Lorsqu'elle eut finit, la même adolescente lui en proposa un second, qu'elle accepta de bon cœur, le savourant sous les regards toujours infiniment curieux des villageois.
Quand elle reposa enfin le bol, le mâle se tapota la poitrine.

« Tikan. » lança-t-il, lui transmettant la cavalcade de sabots légers dans le sous-bois, l'odeur de la roche sous la pluie, et l'éclat des étoiles sur une rivière bondissante.

« Ilinka. » répondit-elle, lui offrant en retour la lumière scintillante d'une torche qui perce la nuit, l'espoir d'un nouveau jour, et l'odeur sucrée des roses au cœur de l'été.
Il lui demanda quelque chose, dans cette langue qui lui était familière mais pas tout à fait, appuyant sa question d'une vague de curiosité télépathique. Instinctivement, elle aurait voulu lui parler par l'Esprit, ce qui aurait été infiniment plus simple, mais il maintenait le contact si léger, si superficiel, qu'elle n'osa pas, craignant qu'il ne l'interprète comme une agression.

« Je suis désolée, je ne comprend pas. » répondit-elle donc en wraith.

Tikan fit une grimace, se frottant la nuque alors qu'il réfléchissait, puis il répéta sa question, en une version visiblement simplifiée, articulant soigneusement chaque mot. Ça lui était terriblement familier, mais malheureusement pas assez pour comprendre.

Avec un grondement agacé, le mâle traça quelques caractères dans la poussière devant eux. Eberluée, elle les reconnut : il s'agissait de caractères lanthiens presque parfaits.
« Onta Venis ? » déchiffra-t-elle, tâchant, comme elle l'avait appris avec sa mère, de le transcrire en wraith. « Onta... Unta... Unth'aa. Venis... Ven'i'is... Unth'aa Ven'iis ? D'où je viens ? »
Tikan opina, et ajouta :

« Han'tal Den'ich ? »
Que répondre sans risquer de désobéir à la reine sans nom ?
« De loin. Heu... Hel lanki'noko... Heu, en lanthien... heu... Ey Langinoto ? » tenta-t-elle de traduire, traçant les symboles dans la terre.

« Aylan'ki na'to ? Missi'erry Ilin'ka ! Opor'rtt tal assi Las'sus! » répondit-il gravement, lui transmettant une grande compassion et un sentiment de fatigue interrogatif.

Elle opina. Oui, elle était fatiguée de tout ce voyage.

Avec un grondement, le mâle se redressa et, récupérant une grande pelisse abandonnée sur un panier à quelques mètres de là, vint la lui draper autour des épaules. La fourrure était douce et chaude contre sa peau, et la bienveillance de cet inconnu envers elle lui donna soudain envie de pleurer.

Elle lui offrit un sourire plus tremblant qu'elle ne l'aurait voulu, alors qu'elle s'enroulait dans la cape improvisée.
« Na'ï Ilin'ka ! Say've... Say've... » lança-t-il sur un ton réconfortant, accompagnant ses mots d'une pensée chaude et rassurante.
S'étranglant à moitié sur un sanglot, Ilinka essuya d'un revers de manche les larmes qui lui étaient montées aux yeux.

Elle ne put retenir un petit rire piteux. Elle était censée faire elle ne savait quoi avec ces gens, et même pas dix minutes après son arrivée, elle se mettait à pleurer comme une madeleine. Juste parce qu'on lui avait offert de la soupe et quelques mots gentils qu'elle ne comprenait même pas. Quelle fantastique première impression !

A sa grande horreur, c'est à ce moment là que la Reine-sans-nom ressortit de la hutte en compagnie des autres femelles, vers qui Tikan se dirigea immédiatement, leur expliquant ce qui s'était passé à en juger par sa gestuelle.

Ils s'approchèrent, et elle se leva, essuyant ses yeux d'un revers de main, anxieuse du jugement qui allait être rendu.

« Voici Zalinn. » déclara la Reine-sans-nom en wraith, désignant d'un geste élégant une femelle aux longs cheveux d'un noir presque bleu. « C'est une des huit reines de la tribu d'Im'amî. Elle a accepté de te prendre sous sa protection pour la durée de ton séjour parmi eux. Je lui ai dit la vérité. Que tu es une orpheline venue d'au-delà des terres sacrées, et que tu ne sais rien des wraiths. Tu ne connais pas ton peuple, ni sa culture. Comme une larve qui vient d'éclore. »
Ilinka ne répondit rien, serrant les dents. Si c'était la vérité, c'était une vérité très déformée. Ce que Delleb appelait « une vérité à la Gady ».

« Tant que tu vivras parmi eux, tu seras Ilinka, fille de Zalinn, de la tribu d'Im'amî, et tu lui devras toute l'obéissance et le respect qu'une fille doit à sa mère. As-tu compris ? »
« Je vais rester ici combien de temps ? » demanda-t-elle à la place, avec toute la maigre défiance dont elle se sentait capable face à la prêtresse immortelle.
« Le temps que tu apprennes. »

« Qu'est-ce que je dois apprendre ? »
« Tu dois apprendre. As-tu compris ce qui est attendu de toi ? » siffla cette dernière d'un ton calme mais terrifiant.
Elle acquiesça.

« Bien. Tu trembles de fatigue, va te reposer. » lui ordonna-t-elle.

Ilinka opina, suivant docilement Tikan qui l'escorta jusqu'à une des huttes, puis jusqu'à une couchette de fourrures, dans laquelle à peine lovée, elle s'endormit.

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Lorsqu'elle se réveilla, il faisait nuit noire, et pour la première fois depuis longtemps, elle avait chaud. Même trop chaud. Un peu désorientée, elle mit un moment à se rappeler où elle se trouvait.

Lorsqu'elle réalisa que ce qui lui chatouillait la joue, ce n'était pas de la fourrure, mais des cheveux, et que ces derniers n'étaient pas les siens, elle se figea.
Elle comprit enfin pourquoi elle avait si chaud, coincée entre deux wraiths profondément endormis. Comment avait-elle pu ne pas se réveiller ? Et comment avait-elle pu s'endormir aussi facilement malgré les événements de l'après-midi ? Étouffant un juron, elle se retint de se redresser d'un coup.
La prêtresse lui avait donné un ordre, et elle l'avait suivi sans même s'en rendre compte !
Quelle garce !

Très lentement, pour ne pas réveiller ses voisins, elle se glissa hors de la couchette, et repoussant la tenture qui séparait cette dernière du reste de la hutte, se retrouva à plisser les yeux dans la faible lueur d'un petit feu.

« Ah ! Vik Yla'ass. Fen'y Ilin'ka. » gronda doucement une silhouette de l'autre côté de l'âtre, qu'elle mit un moment à replacer. Tikan.

Elle s'approcha, et il lui tendit un bol empli d'un genre d'infusion, ainsi qu'un gros fruit charnu.

« Merci. » murmura-t-elle, alors qu'il lui faisait signe de manger.

Elle obéit volontiers, le regardant disparaître derrière une autre tenture de l'autre côté de la hutte.

Il revint bientôt, suivi de la reine qui l'avait « adoptée ».

« Say've Ilin'ka. » la salua cette dernière.

« Heu... Say've...Zalinn ? » répondit-elle avec hésitation.

La reine eut un large sourire et, se détournant pour partir fouiller un genre de coffre dans un coin, l'encouragea à finir son repas.

Elle revint bientôt avec une pile de vêtements et de fourrures, qu'elle lui tendit. Ilinka les prit, découvrant un genre de tunique de grosse toile aux manches brodées, un large pantalon de cuir, assorti d'une ceinture magnifiquement décorée – de cuir également –, des bottes de fourrure, une cape de la même matière – dont l'attache d'os représentait un oiseau de proie –, et enfin un fourreau de cuir et d'os, accompagné d'un couteau d'obsidienne.

« C'est tout pour moi ? C'est magnifique. Merci ! Je n'ai rien à vous donner en échange. »
D'un geste, Zalinn l'encouragea à s'habiller puis, réalisant sa gène, elle chassa sans pitié Tikan de la hutte, le suivant pour lui laisser un semblant d'intimité. Ils ne revinrent que quand elle eut fini de se vêtir.

Les vêtements étaient confortables, pratiques, et surtout délicieusement chauds. Après la robe de soie trop fine pour le climat local, c'était un véritable bonheur !
De retour, la maîtresse des lieux exigea qu'elle tourne sur elle-même, ce qu'elle fit de bon cœur, et malgré un air globalement approbateur, Zalinn rajusta un ou deux éléments sur ses vêtements. Satisfaite, la reine ne s'éloigna pas, et colla son front contre le sien.

Le contact télépathique était aussi léger et délicat que ceux qu'elle avait eu précédemment avec Tikan, reflétant simplement la joie élémentaire de l'accueillir parmi les siens.

Elle ne pouvait pas sincèrement penser qu'elle était aussi heureuse que ça d'être là, mais elle était infiniment reconnaissante de la bonté et de la patience qu'ils avaient montrée envers elle jusque-là.

Seule une douce réassurance lui revint en retour. Elle était bienvenue et à sa place ici. Elle n'avait pas à avoir peur. Aucun mal ne lui serait fait.

Elle ne put cacher son soulagement. Qu'ils n'essaient pas d'entrer dans sa tête. De fouiller son esprit et d'y découvrir tous ses secrets.
Zalinn poussa un peu son front contre le sien en un geste amical, puis doucement, la repoussa vers l'alcôve où elle s'était réveillée et, comme une mère qui borde son enfant, l'y raccompagna, l'aidant à s'installer sous les chaudes fourrures aux côtés des autres dormeurs.

Ilinka resta là longtemps, allongée entre deux inconnus, perplexe mais pas effrayée, jusqu'à ce que le sommeil vienne la prendre sans qu'elle s'en rende même compte.

.

« Ça va, tu tiens le coup ? » s'enquit Milena avant de descendre d'un trait son café.

Rosanna haussa les épaules, soupirant bruyamment.

« Le plus fatigant est de devoir répéter encore et encore que non, je ne sais pas quand Ilinka va revenir. »
La militaire acquiesça.

« Ouais enfin, un de mes fils serait je sais pas où, avec je sais pas qui et pour je sais pas combien de temps, je serais plus inquiète que ça... »
L'artiste leva un sourcil perplexe.

« Parce que tu sais où ils sont ? »
« Ouais. Zen'kan est sur la ruche auxiliaire qui est dans le secteur de Torakam, et Tom est sur l'Utopia. »

« Tu sais où se situe Torakam, et tu sais où est l'Utopia ? » renchérit l'artiste, sceptique.
« Aucune idée ! Mais tu vois ce que je veux dire ! Ils sont pas tous seuls, et à défaut d'être compétents, ils sont entourés de gens qui le sont – et mine de rien, en cas de problème, on peut les joindre... Mais ta fille... »

« Oh, mais je sais où est Ilinka, et j'ai une vague idée d'avec qui elle se trouve... » répondit-elle évasivement.

« Et ça ne t'inquiète pas plus que ça ? »
Rosanna haussa les épaules.

« Sincèrement non. Elle serait sur Grinna à étudier le culte de Tuim que ce serait pareil, ou presque. »

L'Américaine lui jeta un regard dubitatif, puis opina.

« Markus a pas l'air de ton avis... mais bon... »
« Markus est un papa wraith, qui se fait beaucoup de souci pour sa petite princesse. Et c'est d'autant plus angoissant que je ne peux pas lui dire grand-chose. Je ne lui en veux pas, même si c'est fatigant de gérer ses angoisses... »

« Rhooo... tu peux rien lui dire, mais à moi, tu peux bien me dire ce que c'est que tous ces secrets ! »
Rosanna sourit.

« Milena, tu as bossé pour l'Air Force, tu sais comment fonctionne le secret défense... »
« Ç'a à voir avec Atlantis ? »
« Non, rien à voir. Ça je peux te le promettre. »
« Alors, pourquoi tant de mystères ? »
« Milena, arrête. Je ne peux et je ne vais rien te dire, alors arrête de me poser des questions. »
« T'es pas drôle... »
« Je sais. Et si on parlait plutôt de tes projets d'avenir ? »
« C'est secret défense. »