Le quai de chargement se situait tout au nord de l'usine, à l'extrémité de la chaîne de raffinage. Le tapis roulant s'y terminait par un zigzag vertigineux le long d'une structure métallique qui faisait office de tour de chargement. Du point de vue de Thorn, le terme « quai » était un peu usurpé. L'endroit se résumait à un sol de terre battue où de gigantesques camions-bennes attendaient des cargaisons de pyrocellite qui ne viendraient jamais. Leurs carcasses rouillées reposaient sur des roues démesurées, 210 cm de diamètre à vue de nez. Etendue au pied de l'une de ces roues, inconsciente et grossièrement ligotée, Ophélie paraissait minuscule.
Perché sur le capot d'un camion tel un enfant capricieux, Sir Thomas brandissait fièrement un détonateur rudimentaire :
- Incroyable la quantité d'explosifs que l'on peut trouver dans une mine. J'espère que vous allez me prendre au sérieux, now. Voilà ce qu'il en coûte de vouloir me doubler!
Il y avait probablement dans cette usine de quoi faire exploser tout le massif montagneux. En plus de les tuer tous les trois, cela anéantirait également le village en contrebas. Thorn fit son possible pour conserver un ton neutre.
- Vous doubler? Je ne suis pas sûr de comprendre…
- Ne jouez pas l'innocent! répliqua Sir Thomas en jouant nonchalamment avec le détonateur. Vous, plus que quiconque, connaissez la valeur du trésor que nous avons sous les pieds! Après tout, le Pôle doit sa puissance à ses mines de pyrocellite, et vous devez votre position à la puissance du Pôle.
- Je ne suis plus intendant du Pôle depuis des années …
- Well, raison de plus pour vouloir reprendre votre place à la cour. Je vous comprends, ne vous y trompez pas, moi aussi j'aspire à retrouver le pouvoir qui était le mien, poursuivit-il sur le ton de la confidence tout en se laissant glisser lourdement du capot.
Enfin parvenu sur ses pieds (sans avoir déclenché le détonateur par inadvertance, ce qui relevait objectivement du miracle), Sir Thomas marqua une pause théâtrale avant d'exploser:
- Je sais bien ce que vous étiez en train de tramer avec votre petite femme!
Le Lord de LUX jeta un regard nerveux sur un miroir adossé au mur de briques derrière lui. 80 centimètres de large par 95 centimètres de haut, Thorn reconnut les dimensions du miroir manquant dans l'appartement de fonction.
- Vous étiez en train de chercher un miroir pour retourner sur Babel et négocier la propriété de cette mine, poursuivit Thomas. Aucune chance, j'étais ici le premier! Elle m'appartient!
- Ce n'était pas du tout notre intention.
L'homme était visiblement en train de traverser un épisode psychotique, inutile de lui expliquer que la législation interfamiliale qui régissait les droits d'exploitation des ressources minières était sensiblement plus complexe.
- Oh really? Alors pourquoi votre femme a-t-elle refusé de m'emmener jusqu'à Babel? Pourquoi a-t-elle prétendu que c'était impossible? Je lui avais pourtant proposé un bon deal !
Dégoulinant de transpiration, Sir Thomas s'agenouilla près d'Ophélie, l'agrippa par les cheveux de sa main libre et la releva à moitié, toujours inconsciente.
- Reposez-la, ordonna Thorn d'une voix rauque.
- Savez-vous à quel point j'ai apprécié passer ces quelques jours seul avec Ophélie? demanda Thomas d'une voix suave. Je ne l'avais pas remarqué avant, mais elle est tout à fait délicieuse.
- Je vous ai dit de la reposer, répéta Thorn d'une voix encore plus grave.
Sir Thomas approcha son visage de celui d'Ophélie, ferma les yeux et prit une longue inspiration. Sous les yeux horrifiés de Thorn, il entreprit de passer sa langue disproportionnée sur le visage de la jeune femme, traçant un chemin saliveux du menton jusqu'à la pommette. L'espace d'une seconde, Thorn décida de le tuer, ici et maintenant, quitte à faire exploser l'usine. Il dut recourir à toute la maîtrise de soi dont il était capable pour articuler:
- Laissez-la partir et je vous ferai traverser le miroir.
Sir Thomas lâcha brutalement Ophélie, comme s'il avait soudainement oublié son existence. Pendant 87 interminables secondes, il parut réfléchir, puis lança vers Thorn une liasse de papiers pliés et détrempés par un séjour dans la poche intérieure de sa veste. Thorn s'agenouilla lentement pour les récupérer sans quitter son interlocuteur des yeux. Ce dernier reprit d'un air satisfait :
- Je n'ai aucune raison de vous croire, mais votre réputation n'est plus à faire. Je sais que vous respectez les contrats. J'ai pris la liberté de rédiger celui-ci pendant que je vous attendais dans mon futur bureau. La vue est incroyable, vous ne trouvez pas ?
Thorn avait profité des neuf secondes de cette tirade arrogante pour balayer le contenu du contrat. Ce dernier prévoyait d'accorder 3 % des bénéfices de la mine aux « Animistes contractants » pendant un an, à condition que les « susnommés » permettent à Sir Thomas de traverser un miroir et renoncent à tout commerce de pyrocellite. Thorn songea que, s'il avait encore eu ses griffes, l'homme en face de lui aurait sans doute été découpé de part en part dans le sens de la longueur depuis longtemps. Au lieu de quoi, il saisit au vol le stylo que le Lord de LUX venait de lui lancer.
- Le dernier paragraphe stipule que vous renoncerez à détruire l'usine une fois le miroir traversé…
- Of course! Je suis un pacifiste, je trouve que la violence inutile est une perte inconsidérée de rentabilité, répliqua Sir Thomas avant d'éclater d'un rire hystérique.
- Finissons-en dans ce cas, gronda Thorn tout en signant le contrat sans chercher à dissimuler le dégoût que cela lui inspirait.
Il jeta la liasse de papiers aux pieds de Sir Thomas.
- Donnez-moi le détonateur maintenant, et je respecterai les termes du contrat
- No way! Je le garde avec moi jusqu'à ce que je sois à Babel, comme convenu.
Thorn fit un pas en avant, puis un autre, essayant de son mieux de réguler le rythme de ses pulsations cardiaques, mesurant chacun de ses gestes. Il jeta un bref coup d'œil à sa montre, fidèle compagne qui s'ouvrait toujours lorsqu'il en ressentait le besoin.
- D'accord, comme vous voudrez. Je vais commencer à préparer le miroir.
Il posa une main sur le profil en laiton qui encadrait la glace, tâchant d'ignorer la désagréable sensation d'improviser complètement. Bien évidemment, Sir Thomas ne connaissait rien au passage de miroir - sans quoi il n'exigerait pas d'être emmené à Babel - mais pouvait-il se rendre compte de l'absurde mise en scène à laquelle Thorn était en train de se livrer? Autant jouer le tout pour le tout. Thorn commença à murmurer des paroles inaudibles et à tracer des symboles dans l'air à l'aide de sa main libre (il choisit la suite de Syracuse, autant que cette mascarade ait un minimum d'élégance mathématique). Tout en se sentant parfaitement ridicule, il commença à animer le miroir, lui imprimant un léger tremblement. La fureur qu'il avait contenue était telle, que les vibrations du miroir se firent rapidement secousses.
Sir Thomas, hypnotisé par ce cirque absurde, ne remarqua pas Ophélie revenir à elle dans son dos. Il ne la vit pas non plus utiliser son animisme pour se défaire de ses liens, et il ne l'entendit pas se remettre debout. Thorn se força à ne pas réagir, et reprit la parole pour conserver l'attention du Lord de LUX.
- Maintenant il vous faut fixer le miroir, vous en rapprocher lentement et visualiser votre destination.
Un instant, Sir Thomas parut douter, mais il obtempéra néanmoins, fixant son reflet avec avidité. Thorn jeta un regard furtif à Ophélie, lui désignant des yeux le câble du détonateur. Comprenant ce message silencieux, elle hocha imperceptiblement la tête.
La suite des événements se déroula en exactement trois secondes. À 15h34, Sir Thomas aperçut Ophélie derrière son propre reflet, fit volte-face et se précipita sur elle dans un hurlement rageur. Cherchant à l'esquiver, Ophélie se prit les pieds dans le câble à 15h35 précises et s'étala au sol. Entraîné par son élan, Sir Thomas trébucha sur la jeune femme et chuta lourdement au pied du camion. Il était 15h36.
Thorn, qui s'était précipité pour relever Ophélie, réalisa avec effroi que Sir Thomas tenait toujours le détonateur. Le Lord de LUX se dirigea vers le miroir en brandissant le boîtier d'un air triomphant.
- Bande d'ingrats! Vous allez payer cher votre manque de clairvoyance! Maintenant que le miroir est activé, je vais à Babel pour réclamer mon dû. Je vous laisse le soin de débuter les travaux de démolition!
Sans répondre au Lord de LUX, Thorn saisit le bras d'Ophélie pour la relever.
- Cours! Maintenant ! lui ordonna-t-il.
À son grand désarroi, Ophélie ne bougea pas d'un pouce. Bouche bée, elle observait Sir Thomas qui avait entrepris de franchir le miroir. Ce dernier mit dix bonnes secondes à réaliser que cela ne fonctionnait pas. Il finit par faire volte-face, une colère démente irradiant de ses yeux rougis.
- Vous m'avez trahi une fois de trop Thorn! Moi qui pensais que vous respectiez les contrats! Je vous l'ai dit pourtant, si je ne peux pas avoir la mine, personne ne l'aura!
Dans un geste désespéré, Thorn plongea sur Ophélie et la plaqua sur le sol terreux du quai, son propre corps comme dérisoire bouclier face à la puissance des explosifs miniers. Derrière lui, il entendit Sir Thomas enclencher le mécanisme. Et puis plus rien. Cinq, dix, quinze secondes s'écoulèrent sans qu'aucune détonation ne se fasse entendre. Thorn se releva avec d'infinies précautions. L'air hébété, Sir Thomas actionnait le mécanisme du détonateur dans un sens puis dans l'autre, sans que rien ne se passe.
- Vous cherchez ça peut-être ?
Toujours assise là où Thorn l'avait plaquée au sol quelques instants plus tôt, Ophélie exhibait d'un air réjoui l'extrémité du câble qu'elle avait accidentellement arraché dans sa chute. Sir Thomas jeta rageusement le détonateur, mais avant qu'il ait pu faire le moindre mouvement, Thorn avait franchi l'espace qui les séparait et saisi le Lord de LUX par l'arrière de sa veste.
- Je vous ai effectivement promis que je vous ferais traverser ce miroir, gronda-t-il avec la ferme intention de propulser Thomas à travers la fine surface de verre.
- Thorn, ne fais pas ça!
La voix d'Ophélie l'avait interrompu mais il n'était pas encore certain de pouvoir se maîtriser complètement. Sa respiration hachée ne semblait pas vouloir ralentir, suivant le rythme effréné de ses pensées. Sir Thomas avait appuyé sur le bouton, il avait réellement essayé de faire exploser l'usine, il n'avait pas eu la moindre pensée pour les villageois, il les avait consciemment condamnés à mort Ophélie et lui. Comme si elle avait suivi le fil de ses pensées, Ophélie reprit :
- Nous avons besoin de ce miroir, Thorn. Et quant à lui, il n'y a pas de meilleure punition que de le confronter à la justice.
Elle avait raison. L'humiliation d'un procès public par une justice souveraine était le pire qui puisse arriver à Sir Thomas. Sans parler de l'emprisonnement à perpétuité qui en découlerait. Sans défaire son étreinte, Thorn reposa le Lord de LUX au sol. Il prit encore le temps de déglutir avant de s'adresser à Ophélie d'une voix à peu près composée :
- Peux-tu me passer le câble? Ce devrait être suffisant pour le ligoter …
Alors qu'il commençait à attacher Sir Thomas, Thorn sentit la pression retomber, et avec elle son taux d'adrénaline. Conséquence directe de cette détente inopportune, sa blessure à l'épaule se rappela à lui. Thorn serra les mâchoires, essayant d'ignorer la douleur, mais la brûlure insidieuse affaiblit un instant sa prise.
Avec une rapidité surprenante, Sir Thomas tourna soudainement la tête et mordit Thorn à la base du cou. Submergé par le dégoût plus encore que par la douleur, ce dernier laissa échapper un cri étouffé, lâchant le câble pour essayer de se dégager de son adversaire. Sir Thomas se redressa en un éclair et disparut entre les camions-bennes.
Furieux contre lui-même, Thorn s'élança à sa poursuite. Sir Thomas avait pris de l'avance, dévalant la piste poussiéreuse qui quittait le quai pour s'enfoncer dans la végétation dense.
- Nom d'une soupière!
Emporté par son élan, Thorn ne comprit pas immédiatement l'exclamation de sa femme. C'est alors qu'il la vit. Dissimulée dans les ombres mouvantes des arbres, une immense panthère venait de faire irruption sur le bord du chemin, 124 mètres en aval de Sir Thomas. Était-ce à cause de son pelage noir qui la rendait presque invisible ? Était-ce l'illusion de sa toute-puissance ? Toujours est-il que le Lord de LUX continua à courir droit sur la panthère, comme s'il s'agissait d'un simple élément du décor. Avec une grâce toute féline, la panthère fléchit ses pattes et bondit sur Sir Thomas, l'attrapant à la gorge avant qu'il n'ait pu pousser le moindre cri. Sans plus d'effort, elle entraîna sa prise dans les bois.
Thorn interrompit sa course, soudain privé de force motrice, et fixa la flaque de sang qui se trouvait là où il y avait eu un homme bien vivant cinq secondes plus tôt. Il aurait voulu se sentir soulagé. Il aurait même préféré ressentir de la satisfaction – en toute objectivité, Sir Thomas plus que quiconque méritait cette fin brutale. Il se serait également contenté d'être indifférent à ce qu'il aurait considéré, quelques années plus tôt, comme un simple incident. Pourtant, à cet instant, un goût amer lui tordait l'estomac et lui remontait l'œsophage. Sir Thomas venait d'ajouter une ligne à la longue liste de morts qui jalonnaient son parcours, et il ne pouvait en oublier aucune. La main d'Ophélie saisissant la sienne pour le faire reculer le ramena à l'instant présent. Il pouvait encore la protéger. Elle, et peut-être même d'autres.
Thorn se força à détourner le regard du sang en train de s'infiltrer dans la terre et se laissa guider par Ophélie sur le sentier qui remontait vers l'usine. Alors qu'ils parcouraient les 62 mètres qui les séparaient du quai d'un pas pressé, sa capacité à planifier se remit en marche. Il leur fallait retourner au miroir, traverser jusqu'au Prométhée (le miroir de leur cabine serait le plus approprié et il était relativement proche de l'infirmerie), récupérer du matériel médical (12 comprimés d'antibiotiques, 500 millilitres d'alcool, 10 compresses, 50 centimètres de bandage, de quoi immobiliser le bras de Blasius … des seringues anesthésiantes seraient certainement utiles également), revenir sur l'île (idéalement, Ophélie pourrait rester en sécurité sur le Prométhée), rejoindre le village (il pourrait y emporter le miroir, ce serait une bonne solution de repli dans l'éventualité d'une rencontre avec une bête), soigner Blasius (procédure simple mais pénible pour le patient, l'anesthésiant ne serait définitivement pas de trop), le ramener à bord dès qu'il aurait récupéré des forces. Dans 72 heures tout serait rentré dans l'ordre.
Ce n'est qu'une fois revenus sur le quai de chargement que Thorn parvint à regarder Ophélie dans les yeux. Une fois de plus, il avait failli la perdre, et une fois de plus, elle avait défié les statistiques. Il ne cesserait jamais d'être époustouflé par sa force. Pour autant, il ne cesserait jamais de ressentir le besoin impérieux de la protéger. Faisant écho à ses pensées, Ophélie lui tomba dans les bras et se blottit contre sa poitrine. À nouveau, une sensation étrange lui creusa l'estomac et tous ses muscles se mirent à trembler. Une fois que sa respiration fut apaisée, Ophélie s'écarta suffisamment pour lever les yeux vers lui.
- Rentrons chez nous, murmura-t-elle.
- Sur le Prométhée?
- C'est bien chez nous, n'est-ce pas?
Thorn opina.
- Il t'attend de pied ferme – si l'on peut dire. Je ne pourrai pas rester très longtemps, il me faudra revenir avec les antibiotiques pour Blasius.
- Tu penses réellement que je vais te laisser revenir seul?
- Hum … Je n'y croyais pas vraiment …
- Thorn? Une fois que nous serons tous revenus sains et saufs sur le Prométhée, je crois que nous ne devrions pas parler de la pyrocellite. Ces gens se débrouillent parfaitement bien sur leur île. Ils n'ont pas besoin de nous. Et ils n'ont certainement pas besoin de voir débarquer des prospecteurs de minerai des quatre coins du globe.
Thorn jeta un regard vers la chaîne de concassage de pyrocellite plongée dans l'obscurité et le silence de l'usine abandonnée.
Je suis tout à fait d'accord. Je ne pense pas que les Lords de LUX enverront d'autre expédition après le fiasco de ces deux-là. Autant ne pas susciter plus de curiosité pour cet archipel.
L'air apaisée, Ophélie lui sourit et se dirigea vers le miroir.
- Veux-tu «préparer le miroir» avec l'une de tes incantations? lui demanda-t-elle d'un air moqueur.
- Prends garde à ne pas provoquer le courroux du grand Animiste, gronda Thorn en la saisissant par la taille.
- D'accord, c'était peut-être trop tôt pour ce genre de plaisanterie, souffla-elle avant de l'embrasser.
Le souffle court, Thorn relâcha son étreinte et se redressa à regret. Il suivit des yeux Ophélie qui traversa le miroir comme s'il s'agissait d'une simple surface d'eau, puis se retrouva seul face à son reflet. Il passa une main dans ses cheveux ébouriffés. Rien de plaisant dans ce grand échalas pâle et balafré. Pourtant, un léger sourire se forma sur le visage dans le miroir. Oui, après tout, il avait des raisons de sourire. De l'autre côté du miroir, une expédition l'attendait. Un bateau. Un équipage. Des amis. Ophélie.
Il se contorsionna pour faire rentrer sa hauteur dans l'encadrement du miroir et rentrer chez lui, auprès d'Ophélie.
