Des rires explosaient sporadiquement, couvrant momentanément le bruit apaisant du ressac. En observant les enfants qui chahutaient sur la plage, Ophélie songeait que jouer dans la mer était un plaisir universel. Fuir la vague, se laisser saisir par l'eau fraîche, s'abandonner au courant, goûter le sel, s'échapper sur le sable mouillé, et recommencer encore et encore.
Un petit groupe se composait et se recomposait autour du cerf-volant que Wolf avait fabriqué avec les plus grands. Il s'employait désormais à leur en apprendre le maniement avec un succès mitigé, et une patience plus mitigée encore.
Ophélie s'arrêta un instant, contemplant les vagues effaçant ses empreintes, puis reprit sa marche pour rattraper Blasius. Il aurait sans doute dû rester au village quelques jours de plus, se limiter à sa demi-heure quotidienne de balade entre les maisonnettes du village, mais le jeune homme avait insisté pour accompagner les enfants jusqu'à la plage. À en juger par le sourire qui illuminait son visage maintenant, il avait eu raison. Blasius avait repris des couleurs. Il observait son compagnon avec un mélange de tendresse et d'amusement alors que deux des bambins précipitaient une nouvelle fois le cerf-volant dans la mer.
- Je ne lui donne pas plus de dix minutes avant d'en noyer un, plaisanta Blasius.
- Hum … Nous devrions rester dans les parages, dans ce cas. Je n'ai pas envie d'expliquer au Prométhée qu'il doit garder Wolf en détention pour le reste de l'expédition …
L'équipage devait reprendre la mer le lendemain matin, et Ophélie n'arrivait pas à démêler le mélange de soulagement, d'angoisse, d'excitation et de mélancolie qui l'avait envahie depuis l'annonce du départ. Cela faisait neuf jours que Thorn et elle étaient revenus du Prométhée avec de quoi traiter une fracture ouverte doublée d'une infection. Dès le lendemain, une partie de l'équipage avait débarqué en suivant leurs indications, avec des vivres et de quoi monter un campement provisoire près du village.
En quelques jours à peine, les échanges avec les réinversés avaient transformé le regard des Babéliens. La capacité de ces villageois sans le moindre pouvoir à coexister harmonieusement avec leur environnement était impressionnante. Les avant-coureurs avaient inventorié leurs techniques de construction, leurs méthodes de cueillette, leurs dispositifs de stockage de l'eau et de la nourriture … L'équipe du Prométhée aurait sans doute eu encore beaucoup à apprendre, mais tous avaient convenu de repartir rapidement pour ne pas susciter trop d'intérêt pour l'île et ses ressources minières.
Le cœur d'Ophélie se serra à la perspective des adieux. Au chevet de Blasius, elle avait pu passer plus de temps avec Mara et avait appris à la connaître et à l'apprécier. Celle-ci les avait abreuvés des traditions et légendes locales. D'après ses récits, les îles de l'archipel seraient de gigantesques enfants endormis, capables de se réveiller pour secourir les navires en perdition. Cette légende semblait tout à fait à propos. Mara avait aussi évoqué le passé des habitants du village, anciens mineurs. Cette histoire-là semblait beaucoup plus floue dans la mémoire de la jeune fille, s'effaçant progressivement comme un mauvais rêve. D'après ce qu'Ophélie avait pu comprendre des conditions de travail dans la mine, c'était certainement mieux ainsi.
Elle chercha Mara des yeux parmi les enfants. De l'eau jusqu'à la taille, un petit garçon perché sur ses épaules, celle-ci riait aux éclats. Elle croisa le regard d'Ophélie et lui adressa un bref signe de la main avant de reprendre son jeu. Oui, il serait certainement difficile de se dire au revoir, mais Ophélie pourrait partir avec la conviction que Mara grandirait dans un environnement préservé du monde.
Ophélie fut ramenée à l'instant présent par la vision de Wolf qui se dirigeait vers eux, trempé des pieds à la tête, décoiffé et à bout de souffle. Il fallait bien le connaître pour interpréter la légère contraction de sa bouche comme un sourire satisfait.
- Unbelievable! s'ébahi Blasius. Je dois t'avouer que je doutais de toi, mais tu as réussi à leur apprendre à faire voler un cerf-volant!
- Pas du tout. J'ai fini par animer le foutu engin. Ces gosses n'écoutent rien à rien, grommela Wolf sans se départir de son quasi-sourire.
À travers ses gants de liseur, il saisit précautionneusement la main de Blasius – comme si un geste brusque risquait de lui briser les os à nouveau – et lui vola un baiser furtif.
L'imagination d'Ophélie la transporta un instant dans les bras de Thorn, mais le ciel ne s'obscurcit pas de sa haute silhouette, l'air ne vibra pas au son de sa voix, et les bras de la jeune femme demeurèrent bêtement ballants. Thorn avait traversé le miroir pour retourner sur le Prométhée, planifiant la route pour la suite de leur périple, étudiant les cartes et les courants, scrutant les instruments de bord et débattant des conditions météorologiques. Son écharpe resserra légèrement son étreinte autour de ses épaules. Même si Ophélie aurait préféré qu'il soit là, elle connaissait le sens des responsabilités de son mari et n'aurait voulu l'en détourner pour rien au monde.
Elle reporta son attention sur Blasius qui badinait joyeusement à propos des festivités prévues pour le repas d'adieu, le soir même. Wolf l'écoutait avec attention, mais il finit par changer de sujet :
- Nous devrions rentrer, je ne voudrais pas que tu t'épuises, proposa-t-il d'un air soucieux.
Blasius acquiesça tout en essuyant tendrement l'eau qui ruisselait encore sur le visage de son compagnon.
- Retour aussi! s'exclama Mara qui venait de les rejoindre, accompagnée par un essaim d'enfants détrempés.
- On a des choses à cuisiner pour ce soir! ajouta Pascal, un garçon de six ans aux cheveux hirsutes, aussi surexcité que le reste de ses camarades. Mais c'est un secret, précisa-t-il d'un air extrêmement sérieux.
- Je vais rester un peu, s'excusa Ophélie. Je voulais me baigner une dernière fois avant notre départ.
Blasius l'observa, ses grands yeux plissés par un sourire complice, avant de lui répondre:
- Tu as bien raison de profiter d'un peu de tranquillité. Et ne t'inquiète pas pour moi, je suis entre de bonnes mains!
Ophélie suivit des yeux le petit groupe qui s'éloignait sur la plage avant de disparaître dans la forêt. Elle déposa sa besace sur le sable et entreprit d'ôter ses bottes et son uniforme, sous lequel elle avait déjà enfilé un maillot de bain. Ses pieds nus s'enfoncèrent dans le sable chaud et, pendant quelques secondes, elle hésita à rester là, à s'allonger et à dormir dans la chaleur de cette fin d'après-midi. L'agitation des derniers jours avait été telle qu'elle ne s'était pas autorisée à ressentir la fatigue accumulée.
Laissant ses affaires en un tas informe – écharpe et lunettes comprises – elle se dirigea résolument vers la mer aux nuances émeraude. Poussés par une légère brise, des nuages cotonneux emplissaient peu à peu le ciel, donnant à l'atmosphère une ambiance automnale. L'eau était plus fraîche que ce à quoi elle s'attendait, mais la sensation était vivifiante. Quittant le fracas des vagues qui s'écrasaient contre le rivage, Ophélie nagea un peu plus loin vers le large, s'imprégnant de la pression apaisante de l'eau contre sa peau.
Au gré des mouvements réguliers de la brasse, les pensées qu'elle ruminait depuis quelques jours remontèrent à la surface. Leur prochaine escale était une ville réapparue lors de la Réinversion. Située au nord de Vespéral, cette cité portuaire avait été repérée par les Fantômes et ses nombreux réinversés avaient été pris en charge dans des camps organisés en urgence. Les pouvoirs de fantomisation des habitants de Vespéral s'étaient avérés très utiles pour apporter des vivres aux réfugiés. Les Fantômes comptaient maintenant sur l'aide des avant-coureurs pour mieux comprendre le passé de cette ville et ainsi faciliter la réintégration de ses anciens habitants. Le rôle d'une liseuse serait crucial. Serait-elle à la hauteur ? Le poids de cette responsabilité lui semblait plus lourd que jamais. L'équipage lui faisait confiance, elle le savait, mais pouvait-elle se fier à elle-même ? Il lui semblait n'avoir pris que de mauvaises décisions dernièrement. Pire encore, sans avoir osé le dire à qui que ce soit, elle doutait que ses capacités de lecture soient à la hauteur. Elle n'avait jamais réussi à obtenir quoi que ce soit de concret en lisant des objets réinversés. De vagues sensations, tout au plus. Wolf lui avait assuré que cela viendrait avec un peu de pratique – lui-même s'y était essayé – mais elle ne semblait pas avoir fait le moindre progrès. Elle se remémora ses recherches dans l'usine abandonnée quelques jours auparavant. La poignée de porte qu'elle avait lue portait la marque de Sir Thomas, mais elle n'avait pas eu le temps de remonter plus loin dans les souvenirs de ce petit bout de métal qui avait traversé les siècles. Pas le temps, ou pas le talent …
Alors qu'elle nageait le long de la côte, absorbée par ses états d'âme, Ophélie aperçut une silhouette sombre (et floue) se détachant sur la plage étincelante. Elle manqua de boire la tasse sous l'effet de la surprise, mais c'est la joie qui lui coupa le souffle lorsqu'elle reconnut Thorn (malgré l'absence de ses lunettes). Elle lui fit un signe de la main avant de laisser les vagues la ramener vers la rive.
Thorn avait enlevé ses bottes et sa veste d'uniforme était soigneusement repliée sur son avant-bras. Il semblait hésitant quant à la marche à suivre pour le reste des opérations, fixant le sable humide d'un air désapprobateur, comme s'il pouvait débarrasser la plage de ces grains envahissants par la seule force de sa volonté.
Ophélie était arrivée suffisamment près du rivage pour marcher, mais cela s'avérait étrangement plus difficile que la brasse. Elle quitta Thorn des yeux, rassemblant toute la concentration dont elle était capable pour ne pas être renversée par une vague ou par sa propre maladresse.
- Reste dans l'eau, je te rejoins, lui signifia-t-il - manifestement conscient de ses difficultés.
- Tu n'es pas obligé, répondit-elle en reprenant son souffle. Je sais que tu n'aimes pas te baigner. Ni l'eau salée. Ni le sable.
- J'aime me baigner si c'est avec toi, affirma-t-il avec le plus grand sérieux.
Ophélie se sentit fondre et ne sut que répondre. Elle resta donc plantée là, l'eau à mi-cuisse, dévisageant son mari ôter méticuleusement sa chemise et son pantalon et empiler ses vêtements parfaitement pliés sur ses bottes en une tour impeccable. Un fourmillement indescriptible la parcourut alors que Thorn pénétrait dans l'eau, vêtu uniquement d'un maillot de corps et d'un caleçon. L'air vaguement mal à l'aise, il s'arrêta non loin d'elle – à peine hors de portée – et le fourmillement se mua en un sentiment de frustration fulgurant. Face au mutisme coutumier de Thorn, Ophélie se résigna à initier une conversation normale, comme une épouse normale, dans un mariage normal.
- Tout s'est bien passé à bord? Notre route est tracée?
- Hum. Oui. Il faudra l'ajuster selon l'évolution de la météo bien sûr, répondit-il sans grand enthousiasme.
- Bien sûr.
- Nous devrions en avoir pour 149 heures, plus ou moins 2 heures, continua Thorn en scrutant ses ongles, probablement à la recherche de grains de sable.
- 149 heures.
- Un peu plus de six jours, précisa-t-il tout en se dirigeant vers le large en la contournant.
- Bien sûr, acquiesça Ophélie en le suivant tant bien que mal dans les eaux plus profondes.
- Ah, et nous avons établi un contact radio avec Vespéral, reprit Thorn avec un peu plus d'entrain. Le professeur Tanaï m'a décrit les fortifications de la ville, ça m'a l'air fascinant. Le plan des murs d'enceinte du fort qui protège la ville est un polygone concave. Il pense que cela permettait de placer de l'artillerie à chaque extrémité pour protéger les remparts. En étudier la géométrie nous renseignerait sûrement sur la portée des canons utilisés à l'époque et …
Thorn s'interrompit en voyant l'expression d'Ophélie.
- Est-ce que tout va bien? s'enquit-il d'une voix tendue. Ne t'inquiète pas, c'est par simple curiosité historique, personne n'utilise plus de canons de nos jours …
- Non ce n'est pas ça. Ce n'est rien. Cette mission m'inquiète un peu, c'est tout.
Il la fixa avec insistance.
- C'est que … Je ne suis pas certaine de pouvoir lire des objets revenus de l'envers et … Et j'ai peur d'être complètement inutile et …
La voix d'Ophélie s'éteignit alors que la honte lui serrait la gorge. Thorn la scruta attentivement avant de lui demander d'une voix grave :
- Tu penses vraiment que ce sont tes pouvoirs de lecture qui te rendent précieuse pour cette mission?
- Ce ne sont pas mes talents en mathématiques, c'est certain.
Il s'avança vers elle, sa voix affreusement douce.
- C'est un pouvoir extraordinaire, ton empathie envers les objets, mais ça n'a jamais été déterminant pour tout ce que nous avons traversé.
- Oui, ce qui est «déterminant» c'est ma prédisposition pour les catastrophes, je sais!
- Hum … C'est vrai que tu as un talent unique pour faire mentir les statistiques, mais je pensais plutôt à ton intelligence et à ta capacité à comprendre les gens. Tu ne t'es jamais laissé berner par les illusions du Pôle. Tu as compris instinctivement qui était Eulalie Dilleux. C'est grâce à toi que nous avons pu en apprendre autant des villageois de cette île. Je pourrais continuer pendant des heures. Tu vois et tu comprends ce que personne d'autre ne perçoit.
À force de suivre Thorn, Ophélie avait perdu pied, au propre comme au figuré. Ses mots l'avaient troublée plus qu'elle n'aurait pu l'admettre. Elle avait beau savoir qu'il ne lui mentait jamais, elle avait du mal à admettre qu'il puisse sincèrement penser que ses qualités aient plus de valeur que son pouvoir. Agitant les bras et les jambes pour rester à la surface, elle insista :
- Ah oui, j'ai un vrai don pour juger les gens, c'est évident ! Mon amitié avec Sarah en est un bel exemple parmi une multitude de mauvais jugements!
- Sarah nous a tous trompés. Et oui, tu as tendance à faire confiance aux gens, à t'intéresser à eux, à les écouter et à les comprendre. Même les pires d'entre eux. Même les intendants bâtards, austères, asociaux et rigides.
Ophélie sentit son cœur s'emballer.
- Ceux-là sont mes préférés, murmura-t-elle.
Le soleil se couchait désormais et la vue aurait pu ressembler à l'une des illusions du Pôle, mais les nuages s'étaient accumulés et une fine pluie commençait à tomber sur eux, éteignant les dernières braises de l'angoisse qui avait couvé en elle. Ophélie préférait les paysages nuageux.
Thorn était maintenant suffisamment près pour qu'elle puisse discerner son visage sans ses lunettes. Elle n'était pas habituée à ce qu'il soit à sa hauteur, tout immergé qu'il était dans l'eau profonde. De ce point de vue, elle pouvait observer les éclats bleutés dans ses yeux gris, sa peau claire marquée par les cicatrices, ses cheveux ruisselants tombant nonchalamment sur son grand front, le léger rougissement sur ses joues.
Ophélie sentit quelque chose de douloureux se briser en elle, déversant ce qu'elle avait retenu depuis des jours, comme un barrage cédant à la pression des eaux.
- Je sais que tu penses que je n'ai pas besoin de toi. Mais c'est faux. C'est terriblement faux. J'ai cru que tu étais mort et c'était le pire moment de ma vie, pire que lorsque tu t'étais exilé à Babel et pire que lorsque tu étais bloqué dans l'Envers. Je t'interdis de me laisser encore!
Pour toute réponse, Thorn l'attira dans ses bras et l'embrassa. Ophélie n'aurait su dire si ce goût salé était celui de la mer ou celui de ses propres larmes. Enfin dans ses bras, elle posa son front contre le sien, les yeux fermés, ses avant-bras posés sur ses épaules et les mains sur sa nuque, luttant pour rester le plus près possible de lui malgré les vagues. Le contact de leurs vêtements mouillés entre leurs peaux déclencha un désir irrépressible au plus profond de son être. Elle se raisonna. Maintenant qu'elle avait laissé libre cours à son chagrin, elle avait envie de s'excuser, de lui dire qu'elle savait bien que rien de tout cela n'avait été de sa faute, de le remercier de lui avoir redonné confiance en elle. Mais elle ne trouvait jamais les bons mots au bon moment. Cherchant quelque chose d'intelligent à dire, elle l'embrassa à nouveau, remontant ses jambes le long de son corps pour y trouver un appui et ne plus être emportée par la houle.
Au contact de son caleçon, il apparut soudain très clairement à Ophélie que Thorn avait cessé de se préoccuper de leur conversation. Répondant à son contact, il glissa un bras autour de sa taille et laissa son autre main remonter lentement le long de sa jambe. Lorsqu'il planta son regard dans les yeux écarquillés d'Ophélie, elle ne put empêcher le sang d'affluer à ses joues.
- Cinquante-sept.
- P… Pardon?
- J'ai cinquante-sept cicatrices maintenant. Au cas où tu aies besoin de tenir les comptes.
Ophélie se mordit la lèvre.
- Ça me semble important oui, je pense que tu devrais me les montrer. S'il te plaît. Montre-les-moi.
