Retourner à l'hôtel fut un jeu d'enfant, une fois décryptés les souvenirs de Viola. Retrouver la chambre et forcer la serrure pour entrer sans se faire remarquer fut encore plus facile - la spécialité des kitsune restait les illusions, après tout, et tisser un voile d'indifférence par-dessus ce qui était à première vue une gamine troussée en mendiante ne nécessitait qu'une touche de magie. Déjà que personne ne faisait attention aux sans-abris en temps normal...

Les Dursley étaient allés se coucher, visiblement pas du tout soucieux pour leur nièce qu'ils avaient flanquée sans cérémonie à la porte pour le crime de prendre trop de place - est-ce qu'ils s'étaient regardés bien en face, franchement, parce qu'il n'y avait pas mieux qu'un morse et un porcelet nain pour occuper l'espace. C'était un miracle qu'ils aient survécu aussi longtemps, et Kikyô se demandait s'ils pensaient sincèrement que Viola ne risquait pas de se faire agresser dans la rue ou si ça leur était égal. Sans doute la deuxième option, elle ne pouvait pas sous-estimer leur mesquinerie.

Ignorant les ronflements du morse édenté - comment la tante Pétunia pouvait supporter de partager le même lit, c'était inconcevable - le kitsune se rendit au chevet de la femme qui l'avait haïe depuis le jour où elle l'avait trouvée sur son paillasson et traitée comme son esclave au mépris de ses devoirs de tante et responsable de mineure. Non, elle n'aurait aucun remords à violer ses plus noir secrets.

Kikyô caressa machinalement du pouce la grosse perle qu'elle tenait au creux de sa paume - sa balle d'étoile, la source de ses pouvoirs magiques et réceptacle de sa vie. Aussi précieux pour un kitsune qu'une peau de phoque l'était pour la selkie, le joyau lui serait essentiel pour la délicate opération qu'elle s'apprêtait à accomplir.

Fermant les yeux, elle se concentra sur la pulsation au creux de sa paume, la laissant remonter le long de son bras, envahir sa poitrine, se répandre jusqu'à ses extrémités, une vague tiède et implacable qu'elle projeta sur la forme endormie de Pétunia Dursley.

Les images lui parvinrent sans mal, mais le kitsune refusa de s'attarder sur les rêves de la femme, se tournant vers sa mémoire. La naissance de Dudley. Le mariage avec Vernon. Le garçon au regard méprisant qui lui préférait sa petite sœur comme tout le monde. Les parents qui s'extasiaient sur leur cadette si spéciale en oubliant l'aînée si ordinaire. La jalousie. Les manuels de sorcellerie lus en cachette sans donner aucun résultat. La lettre revenue pour refuser la place à Poudlard. La déception qui devient haine.

Un monde caché, un monde refusé à quiconque ne remplissait pas les bons critères. Quai Neuf Trois Quarts. Poudlard. Chemin de Traverse.

Kikyô avait désormais les directions et les objectifs, mais elle n'en avait pas encore fini. Cette femme - ce déplorable exemple d'humanité - méritait une bonne leçon. Certes, elle n'avait pas eu ce qu'elle voulait. Se venger sur un bébé qui ne lui avait rien fait ? Hors de question de laisser passer cela.

« Pétunia Dursley, anciennement Evans » siffla Kikyô dans l'oreille endormie de la femme, « tous les soirs, tu rêveras de ta nièce. Tous les soirs, tu la verras mourir poignardée dans une allée obscure. Tous les soirs, ce sera toi qui tiendras le couteau. Tu essaieras de te retenir et tu n'y arriveras pas. Tu la tueras et elle te maudira dans son dernier souffle. Tous les soirs jusqu'à ton dernier jour, tu rêveras de cela et tu vivras le jour en sachant que tu n'es qu'une pourriture de meurtrière infecte. »

Sur ces mots, le kitsune recula et balaya du regard la chambre d'hôtel. Voyons, que faire d'autre ? Il était temps que les Dursley reçoivent leur juste châtiment pour tout le mauvais karma qu'ils avaient accumulé.

Ah, une idée. Un geste de sa petite main fit apparaître quelques traces de sang sur la moquette, un autre barbouilla soigneusement les couteaux rangés dans le placard de la cuisine. Maintenant, il ne restait plus qu'à descendre à la réception pour faire croire à l'employée de service qu'elle avait vu descendre Vernon Dursley avec un sac-poubelle de forme bizarre, et comme c'était curieux, elle n'avait pas vu leur nièce récemment, ça méritait bien d'avertir la police, cette histoire...

Le sourire de Kikyô se remplit de dents brillantes.

21 février 1988

C'était officiel, voyager en avion était infect. Oui, même en première classe, avec les hôtesses qui se pliaient en quatre pour répondre à chacune de vos exigences. Enfin, Kikyô ne se plaignait pas plus que ça, elle était arrivée intacte après tout.

Une fois les Dursley emportés par la police américaine - oh le beau souvenir - le kitsune avait entrepris d'organiser son voyage à Londres. Première étape : changer de tenue, elle refusait de porter les hardes du porcelet nain plus longtemps que nécessaire.

Après un soupçon de vol à l'étalage et une effraction dans un appartement vide pour utiliser la douche, Kikyô avait désormais l'allure d'une petite fille normale, avec sa robe en jean surmontée d'un manteau à motifs coccinelle, ses couettes rousses attachées par des chouchous à paillettes et son sac à dos imprimé arc-en-ciel. Dans celui-ci était rangé un peu d'argent - fruit de quelques vols à la tire - et une liasse de feuillets à laquelle une illusion donnait l'allure de papiers d'identité.

Deuxième étape : partir pour l'Angleterre. Elle avait utilisé une cabine téléphonique pour appeler l'aéroport international et avait servi au pigeon qui avait décroché une histoire bien larmoyante, prétendant que le vieux M. Evans se mourait là-bas à Londres et réclamait sa petite-fille, s'il vous plaît pourriez-vous faire en sorte qu'elle arrive à bon port le plus tôt possible ? Le nigaud s'était émietté sur le champ et promis absolument tout ce qu'elle lui demandait.

Lorsqu'elle s'était présentée au point de rendez-vous, mine bien effarouchée et cils papillotant, ours en peluche dans les bras pour faire bonne mesure, elle avait aussitôt été emmenée au premier vol en partance pour Londres et remise aux bons soins des hôtesses pendant les dix heures de trajet. D'accord, il y avait eu bien deux ou trois regards hésitants mais un soupçon d'illusion les avait calmés vite fait.

Maintenant, elle se trouvait à Londres. Trouver le Chaudron Baveur - par le bavoir d'Inari, quel nom ridicule - n'avait pas été une sinécure, les sorciers s'étaient cassé le bonbon pour le rendre impossible à trouver même pour eux. Et quel trou, elle était prête à parier qu'ils ne proposaient même pas de saké ni de tofu frit...

Elle se glissa dans l'arrière-cour dès qu'elle vit la porte s'ouvrir et attendit que tous les arrivants aient quitté les lieux pour tapoter la brique qui lui ouvrirait le passage. L'arche s'ouvrit sans problèmes.

Il fallait le reconnaître, le Chemin de Traverse n'était pas dépourvu d'un certain charme tout à fait médiéval. Quand on voyait les marchands de chaudrons, les enseignes désuètes, les robes vieillottes des passants, on avait l'impression que le temps s'était arrêté, préservant une bulle de passé au cœur même du monde. Mais le kitsune n'était pas venue pour se vautrer dans la nostalgie.

Le marbre blanc de la banque Gringotts brillait sous le soleil pâle de l'hiver anglais, et l'espace d'un instant elle se demanda si les gardes gobelins postés de chaque côté des portes massives avaient pris la peine de se couvrir chaudement sous leur uniforme. S'enrhumer pour avoir passé six heures debout dans le froid, ce serait bête.

A l'intérieur de la banque, il faisait tiède. En dehors de trois ou quatre sorciers, les lieux étaient pratiquement vides d'humains - ce qui l'arrangeait beaucoup. Elle s'approcha d'un comptoir et se hissa sur la pointe des pieds pour s'adresser au gobelin assis derrière.

« J'aimerais solliciter un entretien privé au sujet des comptes et finances de ma famille. »

Direct et franc, inutile de faire des simagrées avec les gobelins, ils vous le faisaient toujours payer au centuple. Celui-ci auquel elle venait de parler retroussa ses lèvres sur des crocs jaunis.

« Tiens donc ? En quel nom ? »

Kikyô lui renvoya un sourire tout aussi carnassier.

« Inari no Kikyô, anciennement Viola Potter. »