12 novembre 1995
« Si vous voulez bien me suivre, monsieur Long, mademoiselle. »
L'adolescente rousse – qui avait essayé de dompter ses mèches en les attachant en chignon sans grande réussite, comme les boucles rebelles s'entêtaient à fuir l'élastique – lissa nerveusement le devant de sa veste en jean. Remarquant son anxiété, Stephen Long lui adressa un sourire qui se voulait sans doute rassurant mais contenait lui-même un chouïa de terreur proprement sacrée.
« Eh, chérie, tu sais que c'est pas le Président qu'on va aller rencontrer, hein ? »
Kikyô lui renvoya un regard vert aussi acide que du jus de citron additionné de vitriol.
« Non, c'est ma petite sœur. Tu trouves vraiment ça mieux ? »
Stephen ne put retenir un petit rire.
« Ah, pas faux. Mais quand même, essaye de rester zen, d'accord ? Alice doit être morte de fatigue, et les bébés, c'est fragile. On va pas les stresser encore plus toutes les deux. »
La jeune fille soupira, baissant la tête avec un rien de contrition.
« Je sais, papa. »
En fin de compte, elle était restée chez les Long plus longtemps qu'elle ne l'avait prévu. Beaucoup plus longtemps.
Elle prévoyait seulement de ne rester que le temps de reprendre des forces – l'accident de voiture ne lui avait rapporté que quelques bleus, mais même – peut-être se prélasser un peu dans le luxe avant de fuguer et de s'enterrer dans l'un des quartiers les moins surveillés de la ville.
Après les Dursley, Kikyô se méfiait un peu des cellules familiales. Mais elle était prête à jouer le jeu, à se laisser inscrire à l'école du coin, à aider au ménage, à endurer des soirées film pour endormir la méfiance générale, jusqu'au moment de fuir. Elle était un kitsune, la tromperie était son rayon.
Sauf qu'elle avait oublié que lorsqu'un masque est porté suffisamment longtemps, il devient si confortable que la personne qui le porte oublie de le retirer.
Au début, elle avait tenté de rationaliser le fait qu'elle remettait toujours ses préparations de départ au lendemain. Il ne fallait pas aller trop vite, pour commencer, puis il s'était mis à pleuvoir et elle ne voulait pas attraper la pneumonie en couchant sous un banc alors que la maison Long avait le chauffage et un lit bourré de couettes, et après cela encore, il y avait eu un dîner d'affaires pour Stephen Long et en dessert Alice voulait servir de la tarte aux myrtilles, et s'il y avait bien un domaine dans lequel excellait la femme, c'était pour ce qui était de préparer des gâteaux à mourir…
Les excuses persistaient à se présenter, et Kikyô persistait à s'en servir, à prolonger son séjour, à porter le masque, pour le plus grand bonheur du couple Long et des assistantes sociales qui venaient vérifier que son intégration se déroulait sans heurt – pourquoi l'Angleterre n'avait pas eu ça, elle n'y comprenait rien, ou alors quelqu'un de magique avait tout arrangé pour qu'il n'y ait pas de visites histoire de la garder dans ce trou. Ah. Elle avait quand même réussi à se tirer, qu'ils mettent donc ça dans leur poche avec leur mouchoir par-dessus.
Mine de rien, lorsqu'elle avait utilisé le rituel pour couper les ponts avec la famille Potter – pas sa famille, ils ne voulaient pas d'elle, ils l'avaient prouvé en se débarrassant d'elle, alors elle ne voulait pas d'eux de toute façon – elle n'avait pas été très sûre de ce qui se passerait lorsqu'elle atteindrait onze ans. Peut-être qu'elle se réveillerait pour trouver un hibou à sa fenêtre, qui sait ?
Mais son onzième anniversaire était passé – célébré avec un fraisier à la chantilly et la collection complète des Chroniques de Narnia, s'il lui fallait encore une preuve que les Long étaient des saints déguisés, elle ne voyait pas ce qui pourrait convaincre mieux un obtus – et elle n'avait reçu aucun mot. Rien de Poudlard, rien de la famille Potter, rien d'une potentielle école américaine – il y avait forcément des sorciers en Amérique, vu qu'il y avait des créatures magiques, mais Kikyô préférait se tenir à l'écart. Par mesure de précaution.
Elle était donc restée dans le monde banal, à grandir comme une fille ordinaire, qui se plante dans ses interros de maths, se lamente sur les boutons qui lui poussent dans le dos et va lécher les vitrines avec sa mère.
Sa mère. Ce n'était pas prévu, pas du tout prévu, mais une fois le mot échappé de sa bouche traîtresse, impossible de le reprendre. C'était dit, c'était reconnu, c'était un lien. C'était un fait.
Très franchement ? Kikyô ne regrettait rien. Les Potter avaient choisi de se débarrasser d'elle. Les Dursley avaient choisi de la détester pour quelque chose sur lequel elle n'avait aucun contrôle. Les Long avaient choisi de lui ouvrir leur porte. Choisi de l'adopter quand elle avait eu treize ans.
Alors Kikyô avait choisi en retour. Choisi de renier les Potter. Choisi de se débarrasser des Dursley de la manière la plus douloureuse pour eux. Choisi d'accepter les Long comme ses parents.
La vie n'était que choix. Il fallait simplement faire les bons.
La grossesse d'Alice Long était venue comme une surprise. Après tout, un gynécologue lui avait balancé sans prendre de gants qu'elle ne pourrait jamais concevoir pour cause de kystes ovariens, tout de suite après son mariage – comme souvenir de lune de miel, ça se posait là.
Mais ce qu'il y a de merveilleux avec les miracles, c'est que les miracles se produisent. Surtout quand vous avez recueilli un kitsune sous votre toit.
Se rendre compte qu'elle était enceinte alors qu'elle approchait la ménopause avait – disons-le tout net – causé la frousse de sa vie à Alice. Son mari non plus n'en menait pas très large – certes, ils s'étaient débrouillés plutôt correctement avec Kikyô, mais adopter une fillette de neuf ans déjà, c'est assez différent d'avoir à se préparer à la naissance d'un bébé.
Sur ce front-là, Ki avait été tout bonnement merveilleuse. En fait, Stephen jurait qu'elle était plus impatiente qu'eux-mêmes de voir naître ce bébé, tant elle s'était démenée pour préparer une chambre de bébé absolument parfaite, achetant des cartons entiers de livres sur comment être un bon parent et vérifiant chaque jour que le sac spécial maternité était prêt à être mis dans la voiture pour quand viendrait le grand jour.
Et maintenant, le grand jour était venu, et Ki pouvait enfin admirer tout à loisir sa petite sœur toute neuve.
« C'est pas possible d'être aussi petite » s'extasia-t-elle, penchée sur la minuscule créature rougeaude et bouffie enroulée dans sa couverture jaune poussin. « Non, regardez-moi ça, c'est absurde. »
« On regarde, on regarde » lança Stephen d'un ton espiègle. « Alors, elle est pas belle, ta sœur ? »
L'adolescente fit la moue, ce à quoi le bébé répondit en plissant le front.
« Cassis-framboise » finit-elle par déclarer. « Tu te rappelles quand on a voulu préparer les glaces aux fruits rouges, maman ? »
« Oh, Ki, c'est méchant » protesta Alice sans conviction, plus attendrie qu'autre chose – et puis, sa seconde fille était quand même très rougeaude, il aurait fallu être aveugle pour nier l'évidence.
« On ne peut pas mettre ça sur le certificat de naissance » rappela Stephen amusé. « Alors c'est peut-être approprié, mais elle ne va pas s'appeler Cassis... »
« Cassis… Cassie » fit Ki d'un ton pensif. « Cassie Long. »
Le sourire d'Alice devint songeur.
« Il manque un petit quelque chose, quand même... »
Après un bon quart d'heure de délibérations, Cassandra Désirée Long se retrouva nantie d'une dénomination approuvée par les trois membres de sa famille, trois heures après son arrivée dans le monde.
Kikyô n'en persista pas moins à l'appeler Cassie-framboise. En tant qu'aînée, son privilège était d'attribuer des surnoms loufoques à sa cadette, et elle entendait en profiter sans vergogne.
