19 octobre 2004
Lorsqu'il avait entamé sa journée du mardi, Daiki Hamada était loin d'imaginer toute l'importance que ce jour particulier aurait sur sa vie.
Ce jour unique parmi les jours avait plutôt mal démarré : comme il avait oublié de recharger son portable hier, la fonction réveil n'avait pas pu s'enclencher, si bien qu'il s'était réveillé presque catastrophiquement en retard pour prendre son tram afin d'aller à ses cours de médecine. En fait, il avait carrément sauté le petit-déjeuner – il y aurait rien eu de toute manière, il aurait dû aller en courses depuis trois jours mais ces horaires de dingue lui rongeaient tout son temps – et s'était habillé en vrac pour se ruer vers la station en bas de la rue et sauter dans la première rame allant en direction de l'Université de Californie.
Ses malheurs n'avaient pas fini là, comme l'habitacle était absolument, indécemment bondé – rien de tel pour vous dégoûter du genre humain que de lutter pour trouver une place assise au milieu des relents d'haleine matinale et d'aisselles mal désodorisées – si bien que le jeune immigré japonais s'était fait marcher sur les pieds un nombre incalculable de fois, presque arracher le bras gauche et pousser dans tous les sens avant de pouvoir s'avachir sur un siège avec autant de grâce et de dignité qu'un sac à patates.
Ledit siège étant déjà occupé par une sacoche bandoulière en cuir, le genre que pourrait arborer un instituteur. Et la propriétaire de ladite sacoche l'avait foudroyé d'un regard vert proprement radioactif tandis qu'il se confondait en excuses pour aplatissement involontaire de ses affaires.
Il ne s'était pas senti aussi humilié et horrifié depuis le jour où il avait découvert que ses parents le considéraient en âge de « fonder un foyer » et commençaient à dresser une liste de jeunes filles respectables à lui présenter. Une fois remis du choc, il avait illico envoyé son dossier d'inscription à toutes les universités médicales de la côte ouest des États-Unis et bondi dans le premier avion pour San Fransokyo dès que l'UCSF lui avait renvoyé une réponse positive.
Là, il avait été contraint d'endurer un trajet d'une vingtaine de minutes interminables, assis à côté d'une jeune femme qu'il avait réussi à mortellement offenser en deux secondes sans même le faire exprès. Elle n'avait pas arrêté de darder sur lui son regard vert poison comme si elle espérait qu'il finirait par subir une combustion spontanée, avec ses yeux servant de catalyseur.
Quand l'arrêt de Daiki était enfin venu, le jeune homme était si désespéré de s'enfuir qu'il était pratiquement tombé du tram dans sa hâte et avait pratiquement couru d'une seule traite jusqu'à son arrivée à l'Université. Ce n'était qu'une fois installé en cours qu'il avait voulu prendre des notes et s'était rendu compte d'un certain inconvénient.
Quand on est pressé et chargé, on ne fait généralement pas très attention à ses affaires, si bien que nombres de conducteurs de taxi se sont retrouvés avec des cadeaux imprévus de clients n'ayant pas pensé à vérifier qu'il ne leur manquait rien avant de quitter les lieux. Le problème de Daiki n'était cependant pas d'avoir oublié son sac, c'était d'avoir confondu ce sac avec la sacoche de la jeune femme du tram et d'avoir ajouté échange impromptu de bagages à la liste des catastrophes de la journée.
Heureusement pour ses études, il avait réussi à emprunter du papier et un stylo à son voisin. Heureusement pour la jeune femme du tram, celle-ci avait glissé dans la pochette intérieure de la sacoche un morceau de papier où un nom, une adresse et un numéro de téléphone avaient été élégamment calligraphiés – la propre mère de Daiki aurait admiré ces arabesques. Malheureusement pour Daiki, il lui avait bien fallu appeler le numéro si magnifiquement rédigé au stylo-bille bleu.
Le téléphone avait été décroché au bout de deux sonneries, et une voix légèrement rauque avait coulé du combiné pour s'insinuer dans l'oreille du jeune homme.
« Oui, vous parlez à Kikyô Long. Puis-je savoir qui c'est ? »
La gorge sèche, Daiki s'humecta les lèvres du bout de la langue avant de se précipiter à l'eau tête la première.
« Heum… C'est Daiki Hamada. Le garçon du tram. Celui qui s'est assis sur vos affaires et qui le regrette vraiment beaucoup. »
« Ah oui » lâcha la voix rauque, cette fois teintée de quelque chose d'indéfinissable, qui pouvait aussi bien être de l'irritation que de l'amusement. « J'imagine que c'est vous qui m'avez dérobé ma sacoche et m'avez laissé la vôtre en dédommagement ? »
Le jeune homme ne put retenir une grimace de lui étirer la commissure des lèvres.
« Je suis sincèrement navré, mademoiselle. »
« Pas autant que moi, j'étais supposé effectuer un remplacement ce matin pour une classe de CM2 et tout mon matériel se trouvait dans ma sacoche. Merci infiniment de m'avoir fait perdre la face devant une trentaine de gamins prépubères, je m'en souviendrais pour le restant de ma vie. »
A ce stade, Daiki était tout prêt à se liquéfier et à laisser la flaque comportant ses atomes couler dans le caniveau pour atterrir dans les égouts et finir à la mer.
« Je suis réellement désolé. »
Il y eut un instant de silence, puis son interlocutrice poussa un soupir qui résonna bruyamment dans le combiné, à la manière d'un sac en papier qui se froisse.
« ...Je n'ai pas passé une bonne semaine, M. Hamada, et cette matinée n'a rien fait pour me remonter le moral. Quand serez-vous disponible pour me rendre mes affaires ? Ma journée se termine à quinze heures... »
« Je finis à dix-sept » précisa Daiki, hésitant avant d'ajouter : « Que diriez-vous de descendre à dix-huit heures au Théâtre des Saveurs sur Grant Avenue ? Leurs oreilles de porc sont à mourir, et c'est moi qui régale. Heum, comme dédommagement. Si vous voulez. »
Il sentait le rouge lui remonter le long de la nuque, se faufiler dans ses oreilles et lui recouvrir les pommettes. Bon sang, qu'est-ce qu'il était en train de raconter ? Le silence à l'autre bout du fil lui fit craindre le pire l'espace d'un instant.
« J'imagine que l'expérience est toujours bonne à prendre, quelle que ça puisse être » finit par décréter son interlocutrice. « Va pour dix-huit heures, M. Hamada. Vous ne devriez pas avoir de mal à me reconnaître, je serais la rouquine qui n'a jamais vu un peigne de toute sa vie. »
« D'accord » dit-il, sans doute un peu trop précipitamment pour être poli. « D'accord, mademoiselle. »
Intérieurement, il priait tous les kami qu'il connaissait – et avec un père veillant sur un sanctuaire shinto, il avait appris un paquet de noms – pour que cette journée ne finisse pas aussi désastreusement que comme elle avait commencé.
Il était vrai qu'en matière de commencements, on pouvait certainement trouver mieux. En fait, ça n'avait même pas l'air d'un prélude à quoi que ce soit, et Daiki Hamada n'imaginait certainement pas qu'il raconterait un jour à ses fils de neuf et deux ans que c'était comment il avait rencontré leur mère.
