8 avril 2018
« Mamou, ça va pas ? » interrogea Tadashi, fronçant ses sourcils – étonnamment épais pour son petit visage, legs malheureux de sa grand-mère paternelle.
Kikyô lui adressa son sourire le plus réconfortant alors qu'elle tentait de s'éventer discrètement – cette grossesse lui donnait l'impression d'être en feu, conséquence du mélange explosif de ses hormones en ébullition et de son rinka, sa flamme spectrale dont l'enfant à naître hériterait vraisemblablement.
« C'est rien, chaton. Juste ton petit frère qui s'agite. »
Tadashi la regarda longuement avant de faire une petite grimace et de retourner à ses legos, refusant visiblement de la croire. Tel était l'inconvénient de vivre avec un empathe, il s'obstinait à ne pas laisser passer vos petits mensonges, même quand ceux-ci visaient à le consoler.
Quoique, le petit garçon n'était pas un empathe à proprement parler, seulement un lecteur d'aura. La différence paraissait maigre, mais elle n'en était pas moins révélatrice des talents de l'enfant, ou plutôt de leur absence. Lire une aura n'exigeait qu'une très faible pouvoir magique, alors que l'empathie relevait de la magie spirituelle, autrement plus compliquée car touchant au domaine de l'essence humaine.
Ceci dit, Kikyô n'était guère surprise par cette piètre aptitude magique. Le folklore japonais faisait état d'innombrables mariages entre humains et yôkai, et ces unions produisaient fréquemment des enfants tout à fait humains. En vérité, un hybride doté de pouvoirs magiques comme l'avait été Abe no Seimei – le Merlin japonais, lui aussi rejeton d'un kitsune – constituait davantage l'exception que la règle.
L'ennui avec les exceptions, c'était justement le fait qu'elles existent, et Kikyô pouvait sentir que ce nouvel enfant ne se contenterait pas d'une miette de talent magique comme son frère aîné. Non, elle avait pu sentir son propre pouvoir s'agiter et s'affaiblir au fur et à mesure que progressait la grossesse pour se transvaser dans l'organisme à naître. Oh, elle le regagnerait, pas de doute là-dessus, mais cela n'en constituait pas moins un sérieux avertissement. Ce cadet allait davantage tenir d'elle que de Daiki.
Et elle était terrifiée par cette perspective. Terrifiée par ce qui attendait potentiellement ce bébé, même si elle savait que c'était irrationnel.
Monstre !
Mais j'ai rien fait !
Même trente ans après les avoir laissés derrière elle, les Dursley continuaient à la hanter. Ne pourrait-elle donc jamais échapper à leur ombre ?
Une nouvelle pique de douleur dans ses entrailles contraignit ses lèvres à se retrousser en une grimace. Décidément, depuis hier matin, ça n'arrêtait pas, elle avait oublié combien les contractions faisaient mal…
Une minute. Des contractions ?
Le cœur de Kikyô cessa momentanément de battre. Presque simultanément, une humidité dangereuse imbiba sans pitié sa culotte, sa jupe et la partie du divan sur laquelle elle était assise.
Oh. Bon. Rester calme, ma grande.
« Chaton ? Tu pourrais aller chercher mon portable, s'il te plaît ? » demanda-t-elle, le calme de sa voix en parfaite opposition à sa panique intérieure. « Il est posé sur la table de chevet dans ma chambre. »
Tadashi leva la tête pour lui adresser une expression quelque peu perdue mais s'exécuta sans perdre de temps, revenant chargé du précieux téléphone en moins de trente secondes, ce qui lui valut un sourire à peine crispé de la part de sa mère.
« Tu es un amour, Tata-chan. Maintenant, tu te rappelles le sac dans l'entrée ? Le bleu avec la poignée à paillettes ? »
« Le sac pour l'hôpital ? » voulut confirmer le petit tandis qu'elle composait le numéro des urgences.
« Tout à fait » déclara-t-elle en plaquant le portable contre son oreille. « Allô, j'ai bien atteint les Urgences ? J'aurais besoin d'une ambulance, je suis enceinte et je viens de perdre les eaux... »
Cassie Long aimait à se croire une personne capable de réactions pondérées et mesurées, même dans les circonstances les plus extrêmes – une certitude qui avait été prouvée fausse maintes et maintes fois, mais jamais autant que le jour de la naissance de son premier neveu.
Et maintenant, elle invalidait de plus belle cette hypothèse, tout de suite après avoir reçu le coup de fil de sa sœur l'informant que oui, c'était bien le grand moment, et qu'elle deviendrait bientôt la tatie de deux adorables petits morpions. Non, elle n'avait pas honte du tout. Pourquoi cela aurait-il été le cas ?
Par contraste, son beau-frère semblait prêt à rendre l'âme. Il aurait pourtant pas dû, franchement, s'il avait pu mettre au monde son premier-né, il n'avait aucune raison de s'émietter ainsi alors qu'il connaissait la procédure et ne se trouvait même pas dans la salle où se déroulait l'accouchement ! Mais non, pas question de se montrer logique. Ah, la belle-famille, toujours à vous casser les pieds peu importe la manière, pourvu que vous vous arrachiez les cheveux à la fin.
Et le pauvre petit Tadashi qui manifestait un manque d'enthousiasme flagrant devant l'arrivée imminente de son cadet. Enfin, ça elle comprenait mieux, elle avait lu plusieurs manuels sur la façon d'élever les enfants afin de se préparer à devenir une Super Tata – oui, lettres majuscules, c'était important – et généralement, les enfants uniques n'aimaient pas trop voir débarquer un intrus. Surtout quand ils avaient eu un long moment pour s'habituer à avoir leurs parents rien qu'à eux.
Mais Cassie ne s'inquiétait nullement là-dessus – Tadashi était un gamin adorable, il ne pouvait être rien d'autre qu'un grand frère du tonnerre. Après tout, c'était le fils de Ki, et Ki était la grande sœur la plus géniale qu'on puisse imaginer, juré craché.
Tadashi allait assurer, elle le sentait.
Tadashi sentait qu'il détestait déjà son cadet, énormément.
Non seulement Maman avait enflé comme un ballon à cause de lui, non seulement elle se fatiguait tout le temps, il avait fallu qu'elle parte à l'hôpital et maintenant les docteurs allaient devoir lui ouvrir le ventre et la recoudre parce que le bébé ne pouvait pas venir par la poste alors que c'était plus pratique. C'était pas une bonne raison de lui en vouloir, ça ?
Alors quand l'infirmière était venue leur annoncer toute souriante que ça y était, le petit frère était là et vous voulez bien me suivre, madame attend, il s'était contenté de lui faire la tête, et il avait continué à faire la tête alors que tante Cassie lui prenait la main pour qu'il la suive jusqu'à la chambre où Maman avait été envoyée.
Maman était assise dans le lit, et son impression de feu et de fumée était toute bizarre, plus faible que d'habitude, et dans ses bras elle tenait une petite boule de couvertures jaune poussin à l'intérieur de laquelle se cachait une autre impression de feu et de fumée qui était presque exactement comme la sienne, mais en même temps il y avait quelque chose qui n'était pas du tout elle, et Tadashi loucha un peu à cause de ça.
« Oh, Ki, il est magnifique ! Absolument parfait ! »
Tante Cassie lui avait lâché la main, et maintenant elle gesticulait tellement elle était contente. Papa avait un sourire très bête alors qu'il regardait la couverture jaune. Maman avait baissé les yeux vers lui.
« Tata-chan, tu ne veux pas venir voir de plus près ? »
Il aurait bien dit non, mais il ne pensait pas que Maman aurait accepté, alors il fit oui de la tête, et Papa le saisit sous les bras pour le mettre sur le lit, tout contre Maman, bien placé pour voir l'intérieur de la boule jaune.
Dedans, il y avait un petit visage rond et rouge qui avait un peu l'air d'une patate cabossée. Une patate avec des yeux fermés et une touffe de cheveux sur le dessus du crâne.
« Il est moche » décréta Tadashi candidement.
« Ben oui, c'est un bébé » reconnut Maman, « ils sont toujours un peu moches au début. Et puis ils grandissent et ils deviennent beaux, comme toi. »
Le garçonnet plissa le front – il ne pouvait pas imaginer cette patate rouge devenir belle, vraiment pas. Juste devenir une patate rouge plus grande, beurk.
« Aloors, je peux prendre la photo ? Hein ? Hein ? »
Tante Cassie se dandinait, un appareil photo à la main. Papa roula des yeux mais se rapprocha du lit, posant une main sur l'épaule de Maman qui se redressa.
« Chaton, tu veux m'aider à tenir ton petit frère ? »
Au bout du compte, Tadashi ne tint pas vraiment le bébé, il se contenta de poser les mains sur la couverture jaune pour la photo. C'était tout chaud comme la flamme d'une bougie.
