3 mars 2021

Kikyô n'avait jamais voué une grande affection au transport en voiture, principalement car l'odeur du cuir lui flanquait la nausée, elle ne pouvait pas se concentrer sur la route sans piquer du nez (si bien qu'elle n'avait jamais passé son permis de conduire) et la ceinture de sécurité trouvait toujours moyen de la comprimer désagréablement peu importe la position dans laquelle elle l'accrochait.

Après une journée entière coincée dans un petit habitacle, elle sentait sa révulsion atteindre le sommet du Mont Everest. Et encore, c'était sans prendre en compte le fait que la famille revenait tout juste de visiter l'oncle Hervé – lequel avait exigé de rameuter tout le monde sous prétexte de son opération de la vésicule biliaire, comme si on mourait de ça, tiens – qui ne s'était pas privé de faire connaître ses opinions sur les mariages mixtes, les six arrêts qu'il avait fallu faire car Hiro persistait à vomir, et l'humeur exécrable de Tadashi qui avait manqué la sortie scolaire au Musée des Arts Techniques qu'il attendait depuis le début du trimestre.

Ajoutez ces facteurs-là et Kikyô était mûre pour jeter tout son service à thé à la tête du premier malchanceux venu. Même rempli à ras bord de liquide bouillant.

« Tadashi, arrête d'embêter ton frère » ordonna-t-elle pour la énième fois, le ton plus brusque qu'elle ne l'aurait voulu.

Dans le rétroviseur, le garçon de dix ans tout juste lui adressa un regard mauvais.

« Je fais rien du tout » riposta-il, mensonge éhonté s'il en fut jamais.

« Tadashi » gronda-elle, ses réserves de patience usées jusqu'à la dernière goutte par huit heures de trajet.

« Tout le monde se calme » intervint Daiki, les mains sur le volant. « Je sais qu'on a tous très envie de s'écharper, mais on est presque arrivés. »

Sa femme tourna vers lui un sourcil clairement dubitatif.

« Comme nous étions presque arrivés il y a une heure ? »

« Plus qu'à ce moment-là » rassura-t-il.

Un piaulement strident s'éleva de la banquette arrière, et Kikyô tourna la tête si vite que ce fut un miracle si un torticolis ne se déclencha pas.

« TADASHI ! » aboya-t-elle. « Qu'est-ce que je t'avais dit ? »

« Ben quoi ! » s'énerva le gamin avec un culot monstre, alors qu'il avait la peluche Pokémon de son cadet dans la main.

Daiki décida qu'une démonstration d'autorité masculine s'imposait et tourna à son tour la tête, quittant des yeux la route pour se concentrer sur son premier-né.

« Tadashi, on ne vole pas les affaires des autres, même si c'est ton frère. Tu rends, c'est compris ? »

« Je vole pas, j'emprunte ! C'est lui qui partage pas ! »

« Tu rends, j'ai dit ! »

Pour sa part, Kikyô s'efforçait de reprendre le contrôle de ses nerfs, s'obligeant à regarder droit devant elle, l'intersection où ils ne tarderaient pas à s'engager…

Tiens, c'était quoi, ça –

« DAIKI ! » hurla-t-elle alors qu'elle comprenait, « FREINE ! »

Daiki sursauta –

Elle jeta les bras en l'air pour projeter un bouclier –

Trop tard.


« Alors, c'est moche comment ? » demanda l'agent Potts.

Ruan lui adressa une grimace, la lueur rouge orangée du gyrophare fonçant encore plus son teint mat.

« Un type qui raccompagnait sa petite amie chez elle, trop occupé à lui conter fleurette pour faire attention à la route. Résultat, il a le crâne fendu en deux, la petite amie et l'autre conducteur sont morts sur le coup, et madame dans l'autre voiture ne devrait pas durer longtemps » résuma-t-il d'un ton lugubre.

Potts fronça les sourcils et glissa un coup d'œil vers l'amas de tôle cerné par les ambulanciers : dans la partie bleue, il pouvait distinguer une tête rousse qui remuait.

« Putain, pourquoi on a pas désincrusté tout le monde ? »

La grimace de Ruan s'accentua.

« Les urgentistes disent que dès qu'on aura dégagé madame, elle va se vider. Carrément, le choc l'a coupée en deux, et c'est seulement parce que les débris font compression qu'elle est toujours vivante. Remarque, elle devrait être dans les pommes. Mais elle arrête pas de demander qu'on lui amène ses gosses. »

Une sueur froide coula illico le long de l'échine de Potts.

« Oh non – me dis pas qu'il y avait des gamins dans la bagnole ! »

« Désolé, mais si » confirma son collègue tristement. « Dix et trois ans, à vue de nez. Rien que des bleus et une grosse frayeur, ça tient du miracle, si tu veux mon avis. »

Bon, ben, c'était déjà ça, n'est-ce pas ? Deux gamins qu'il ne faudrait pas enterrer…

… Et qui devraient enterrer leurs parents. Décidément, pas moyen de gagner dans ce genre de situations.

Potts ferma les yeux et souffla par la bouche, bruyamment.

« Les gamins, ils sont dans l'ambulance ? »

« Ouaip. »

« La femme, ils sont sûrs qu'elle va mourir dès qu'on l'aura sortie ? »

« Ouaip. Peut-être même avant, ça dépend. »

« Et elle réclame ses mômes ? »

« Ouaip. »

L'agent rouvrit les yeux.

« Une seule chose à faire, alors. »


Tadashi ne sentait plus la lumière de Papa.

Lui et Hiro avaient été extirpés de la voiture par des ambulanciers en gilets orange fluo deux heures après la collision. Maintenant Hiro pleurait, les policiers étaient arrivés, et Tadashi ne sentait plus la lumière de Papa.

Les ambulanciers l'avaient entortillé dans une couverture râpeuse, mais il se sentait glacé, alors même qu'il se concentrait désespérément sur la flammèche vacillante de Maman – pourquoi était-elle si faible ?

« Petit ? » Une veste bleue marine de policier, mais les mots se brouillaient avant de tomber dans les oreilles de Tadashi, et il avait du mal à les déchiffrer. « Eh, petit, ta maman veut vous voir, toi et ton petit frère. Tu crois que tu peux faire ça ? »

Il avait dû hocher la tête ou faire un bruit de confirmation, parce que Tadashi se retrouva soulevé dans les bras de la veste bleue et ramené près de la voiture – toute froissée comme les draps du lit le matin, est-ce que le garagiste devrait la repasser, fut la pensée ridicule qui lui traversa la tête.

Maman releva la tête alors que les vestes bleues – une pour porter Tadashi et l'autre pour Hiro – approchaient, un sourire assommé lui retroussant les lèvres.

« Mamou ! » s'écria Hiro de tous ses poumons.

« Mon trésor » souffla-t-elle. « Excuse-moi, je suis… un peu cassée. »

« Ah. Tu va aller chez le docteur ? » demanda candidement le petit, clignant de ses yeux ambrés sous sa frange hirsute.

« Tu peux dire ça. En attendant... »

Elle avait retiré son bracelet – celui avec la grosse perle qu'elle portait même dans le bain – pour le tendre à son cadet, lui faisant signe d'approcher.

« Tu peux me garder mon bracelet, chéri ? C'est très important. »

« Promis » s'empressa de jurer Hiro en refermant les doigts sur la chaîne.

« Je te fais confiance. Ah… Tadashi ? »

Le garçon ne put retenir un hoquet.

« Je suis désolé ! »

Maman continuait à sourire, malgré son teint pâle et sa flammèche vacillante, et ça lui donnait envie de pleurer.

« Tata-chan, il faut que tu sois un gentil garçon. Veille sur ton petit frère, d'accord ? Pour moi. »

A ces mots, une bulle de remords enfla violemment dans la gorge de Tadashi, si brusquement qu'il crut qu'il allait s'étouffer.

« P-promis » parvint-il à dire, l'humidité commençant à brûler ses paupières, et Maman rayonna.

« Mon chaton… Mes deux bébés, quoi qu'il arrive… Je vous aime, toujours. Toujours. »

« Messieurs, si vous voulez bien reculer » demanda un pompier – casque rouge et veste assortie, c'était bien ça – et les vestes bleues reculèrent vers l'ambulance.

Hiro se mit à crier et protester, mais Tadashi n'écoutait pas, trop concentré sur la flammèche hésitante de Maman –

Qui s'embrasa brièvement, comme un soleil miniature –

Et puis s'éteignit.