« On ne pourrait pas enlever l'encens ? » finit par implorer timidement Cassie alors que Hiro éternuait pour la troisième fois en un quart d'heure. « C'est pas que ça sente mauvais, mais... »
Le vieux croûton qui servait de beau-père à Ki (avait servi) lui adressa un regard qui lui donna envie de disparaître dans un trou de souris.
« Si vous voulez que Tadashi replonge dans le coma, ne vous gênez surtout pas. »
A titre personnel, Cassie nourrissait de sérieux doutes concernant l'efficacité de la fumée d'herbes aromatiques en matière de médecine, mais allez donc raisonner un superstitieux. Surtout que la jeune femme avait déjà des rapports pour ainsi dire inexistants avec le clergé – ses parents avaient été des Protestants zélés, mais elle-même n'éprouvait qu'indifférence pour les choses du culte – alors de quel droit irait-elle critiquer un prêtre sur son recours à sa foi ? Au moins n'avait-il pas essayé de sacrifier un poulet dans la chambre – minute, c'était pas le vaudou, ça ?
Tout de même, il fallait penser aux enfants. Non seulement ce pauvre Hiro était ouvertement incommodé par l'odeur, Tadashi non plus ne paraissait pas très bien, mollement avachi contre l'oreiller de son lit dont la blancheur ne valorisait pas du tout son teint grisâtre. Quoique, peut-être était-ce simplement le choc dû à…
Non. Elle ne voulait pas en parler. Elle ne voulait même pas y penser. Si elle le niait de toutes ses forces, alors ça ne pouvait pas être réel, n'est-ce pas ? Sauf que ça rôdait constamment à la lisière de ses pensées, prêt à lui fondre dessus à la première occasion.
Et apparemment, celle-ci venait juste d'arriver, sous la forme d'un bureaucrate en costume-cravate, les cheveux plaqués en arrière et la mine anxieuse.
« M. et Mme Hamada, Miss Long. Je suis John Morgan, du Bureau des Services Sociaux, et j'aimerais vous parler un instant. »
Bien sûr, les Services Sociaux. Tomeo Hamada plissa brièvement le front – ce qui lui conféra une ressemblance saisissante avec Daiki – visiblement ignorant du terme, avant de se tourner vers son épouse qui lui adressa un sourire pâlot, depuis sa place au chevet de Tadashi.
« Je vais surveiller les enfants » déclara-t-elle, et ce fut tout.
Le type les mena dans une autre salle d'attente – elle commençait à les détester, ces salles, ça et les hôpitaux en général – et attendit qu'ils se soient assis pour se lancer.
« Comme vous vous en doutez, la… situation » fit délicatement le bureaucrate, respectueux du deuil de ses interlocuteurs, « a privé deux enfants de leur maison. En d'autres termes, Tadashi et Hiro doivent être relogés. Et c'est là que les choses se compliquent. »
L'homme croisa les mains sur ses genoux.
« A ce que j'ai cru comprendre, vous, Miss Long, êtes la parente maternelle la plus à même de réclamer la garde. Vous vivez à San Fransokyo, si bien qu'il n'y aurait nul besoin de déraciner vos neveux, et vous êtes jeune, vous avez encore l'énergie suffisante pour vous occuper de deux enfants, au contraire de vos oncle et tantes encore vivants. »
« Je sens venir un mais » laissa tomber Cassie, les yeux étrécis.
John Morgan eut une petite grimace qui lui conféra des allures de constipé.
« Et bien, vous êtes jeune. Vous sortez tout juste de votre apprentissage boulangerie-pâtisserie, vous voulez vous mettre à votre compte, c'est très bien, mais cela prend du temps, autant que deux enfants. Vous risquez d'avoir du mal à gérer les deux. »
Aïe. Il venait précisément d'appuyer là où ça faisait mal : Cassie adorait la filière qu'elle avait choisi, mais elle savait que celle-ci était très exigeante en matière de temps et d'énergie. Déjà qu'elle ne parvenait pas à caser un petit copain dans ses horaires…
Mais un petit copain, c'est juste une option, susurra une petite voix dans le creux de son oreille, tu peux bien faire un effort pour les bébés de Ki, pas vrai, Cassie-framboise ?
Le bureaucrate s'était à présent tourné vers Tomeo Hamada.
« Vous, monsieur, jouissez d'une situation nettement plus stable ainsi que de l'aide de votre femme. Ceci étant, vous avez… soixante-cinq ans ? »
« Soixante-dix » rectifia le vieux Japonais dont les cheveux s'entêtaient à rester d'une noirceur irréprochable.
« Vraiment ? En général, on fatigue vite à cette période de la vie, malgré toute la bonne volonté du monde. Et n'oublions pas que vous vivez au Japon – vos petit-fils sont nés en territoire américain, ont vécu toute leur vie en territoire américain. Un déracinement tel que celui-ci, ce n'est tout de même pas rien... »
En d'autres termes, c'est la peste ou le choléra dans cette histoire ? songea Cassie, sentant la moutarde lui monter au nez. Non, ce n'était pas la faute de John Morgan, mais la raison de sa présence, le pourquoi il leur fallait discuter de ça, donnaient juste des envies de meurtre à la jeune femme.
« … Et si on les séparait ? »
Le bureaucrate cligna des yeux.
« Séparer vos petit-enfants, M. Hamada ? Ce serait compliqué… Nos Services préfèrent garder les fratries intactes, d'autant que ça provoque moins de stress chez les enfants. »
« Mais ce serait possible » insista Tomeo. « Ce sera un peu difficile au début mais Tadashi s'habituera vite chez moi et Maemi... »
« Pourquoi pas Hiro ? » intervint Cassie. « A son âge, on a besoin de plus d'attention et moi je suis toute seule, non ? »
Cette suggestion provoqua un raidissement notable dans la charpente du vieux Japonais, suivi d'un frisson.
« N-non, il… C'est son fils à elle » finit-il par déclarer. « Je – je ne peux pas. Pas sous mon toit. »
« … M. Hamada » fit John Morgan d'une voix douce, « je comprends que vous vivez une tragédie. Mais vous ne pouvez pas demander à votre petit-fils de remplacer votre fils, même s'il lui ressemble beaucoup. Ce ne serait pas juste pour Tadashi, et pour vous non plus. »
Tomeo sursauta, parut vouloir dire quelque chose mais se ravisa pour se détourner de ses deux interlocuteurs. Cassie sentit un mélange amer de pitié et d'incrédulité lui brûler l'œsophage à la manière du vomi.
Vu la situation, c'était difficile d'avoir une opinion tranchée sur pareille conduite.
La tête de Tadashi pulsait désagréablement – les herbes de Papy avaient beau empêcher les ressentis de mort et d'énergie vitale de le submerger, ça ne les faisait pas disparaître. Le garçon pouvait les sentir rôder juste derrière la porte, prêtes à le noyer de nouveau.
Ça n'avait jamais été aussi horrible d'être spirituellement sensible. Mamie lui avait expliqué que c'était souvent un problème dans les familles de prêtres et d'exorcistes, puisqu'ils se colletaient fréquemment avec le surnaturel. La propre mère de Mamie avait été rendue si malade par sa perception ultra-développée qu'elle en était morte avant d'avoir quarante ans.
Mamie jurait qu'au sanctuaire Hamada, ce serait plus facile – dix-huit générations de prêtres dont Papy en avaient fait une zone très neutre magiquement parlant. Et Papy connaissait un tas de trucs qui permettrait à Tadashi de vivre avec son problème sans que celui-ci n'empire. Basiquement, le choix le plus logique était de partir habiter chez ses grand-parents.
Sauf que.
« Tadashi-kun, c'est vraiment la meilleure solution pour toi » insista Mamie qui lui tenait la main.
Le garçon avala sa salive, son regard fixé sur le bambin endormi au pied de son lit – le sommeil, c'était le seul moment où Hiro était un tant soit peu tranquille. Là, il bavait sans souci sur les draps, ses cheveux rebiquant dans tous les sens comme si un pétard avait explosé dedans.
« … Les prêtres ne sont pas formés à aimer les yôkai » dit Mamie qui avait suivi son regard. « On ne pourrait pas s'occuper de lui comme il le mérite. »
« J'ai promis » souffla le garçon dont la gorge se serrait.
« Tadashi-kun... »
« J'ai promis » insista-il, alors que ses yeux se remettaient à le piquer. « Elle – elle m'a demandé. Il faut que je sois là. »
Tata-chan, il faut que tu sois un gentil garçon. Veille sur ton petit frère, d'accord ? Pour moi.
« Si c'est ta décision, très bien » intervint la voix grave de Papy alors que le souvenir menaçait d'avaler Tadashi qui leva les yeux vers l'ancêtre. « Ça va compliquer la situation, mais on va faire avec. »
« Ah… ? »
« Ta sensibilité psychique ne va pas disparaître dès que tu mettras un pied hors de cette chambre » rappela Papy. « Je prévoyais déjà de te donner un talisman pour faire tampon le temps de t'amener au sanctuaire, mais il faudra qu'il tienne plus que quelques heures. Si tu comptes rester ici sans protection, tu retomberas dans le coma, et je doute que tu veuilles ça. »
Tadashi frissonna et renifla, ce que Papy dut prendre pour un encouragement à poursuivre.
« Ne va pas t'imaginer que ça durera toute ta vie. Au bout d'un temps, le talisman finira par saturer et ne filtrera plus rien. À ce moment, tu devras soit en porter un nouveau, soit avoir suffisamment discipliné ta psyché pour ne pas céder aux influences extérieures, l'un ou l'autre dépend de ce que tu maîtriseras en premier de la fabrication d'amulettes ou de la fortitude mentale. Un Hamada se doit de pratiquer les deux avec aisance. »
Depuis quand Papy était-il aussi intimidant ? Tadashi avait encore plus envie de se cacher que lorsqu'il se trouvait face à face avec Carabosse, la directrice adjointe de son école – ce qui heureusement n'arrivait pas souvent.
« Je… j'essaierais ? »
Le regard brun de Papy avait gagné la température de la glace au chocolat en plus de sa couleur.
« Tu fais, ou tu ne fais pas. Mais essayer ? Ça n'existe pas. »
A la réflexion, ce n'était pas très poli de se mettre à pouffer, mais Tadashi n'avait vraiment pas pu se retenir devant l'image mentale de Papy le teint vert avec des oreilles pointues.
