11 mars 2021
« Tadashi-kun, si tu ne te sens pas prêt, tu peux le dire. »
Le jeune garçon ravala le cri qui lui montait aux lèvres. Il ne pouvait pas s'énerver contre Mamie, ça n'aurait pas été juste. Elle était seulement inquiète, et franchement, ça se comprenait : l'hôpital avait à peine décidé de le libérer de sa cellule de prison – pardon, sa chambre – après avoir bien rappelé à la vieille dame japonaise qu'elle devait le leur ramener illico s'il faisait mine d'imiter encore un légume.
Et bien sûr que Mamie angoissait au sujet de la famille, ça faisait seulement une semaine depuis que l'accident…
Non ! N'y pense pas ! Sinon, tu va te mettre encore à pleurer, et elle va pleurer aussi…
Tadashi obligea sa bouche à former un sourire.
« Je gère » déclara-t-il avec une assurance qu'il était loin de ressentir, et il fit un pas, puis deux hors de la chambre d'hôpital.
Il ne savait pas exactement à quoi il s'attendait – peut-être un feu d'artifice, ou un cri retentissant, un de ces trucs spectaculaires qu'on voit toujours dans les dessins animés d'avant l'école. Mais non, il ne se passa rien : pas d'irruption lumineuse colorée, pas de changement de fond sonore, le bout de papier couvert de kanjis que Papy lui avait dit de porter autour du cou avec une lanière n'essaya même pas de chauffer ou de luire.
Mine de rien, le garçon se sentit vaguement ridicule. Et un peu grugé, aussi. À quoi bon une amulette anti-fantôme si l'ectoplasme ne voulait pas se manifester ?
Non, il ne pouvait pas se plaindre. Les voix – les sensations – n'étaient pas revenues. Pas de flashbacks d'une mort qu'il n'avait pas subie, pas de douleurs fantômes provenant de blessures qu'il n'avait pas reçues. Une tension énorme cessa de faire du tricot avec l'intérieur de son ventre.
« Est-ce que tout fonctionne comme il faut, Tadashi-kun ? » interrogea Mamie, qui le scrutait attentivement, guettant le premier signe de malaise.
Cette fois, le sourire qu'il lui adressa n'était pas tellement contraint.
« Je gère » répéta le garçon.
Au bout du compte, le choix de funérailles s'était porté sur la crémation. Un enterrement n'était plus tellement le style, avec toutes ces histoires de manque de place sur Terre et aussi la très forte influence asiatique – laquelle pratiquait l'incinération de ses morts – présente à San Fransokyo. Peut-être était-ce mieux ainsi. Ki jetée dans un trou froid et sombre… Non, Cassie ne voulait pas y penser.
Plus personne ne m'appellera Cassie-framboise maintenant.
La cérémonie était restée strictement administrative, le minimum nécessaire. Les Hamada ne semblaient pas vouloir s'éterniser là-dessus, probablement parce que la perspective leur faisait vraiment trop mal. Autant en finir tout de suite plutôt que de traîner le supplice dans le temps. La jeune femme ne parvenait pas à leur en vouloir, elle était juste lâchement reconnaissante au beau-père de Ki de s'être occupée des formalités.
Elle aurait probablement dû l'aider, mais elle n'arrivait pas à rassembler la volonté ou l'énergie pour cela. N'arrivait pas à se convaincre que si, c'était bien les funérailles de Ki.
Tu m'avais promis que tu me survivrais. C'était une de ces plaisanteries de famille, sa grande sœur se vantant toujours qu'elle vivrait assez longtemps pour enterrer les petit-enfants de Cassie elle-même, et la fillette n'avait vu aucune raison de ne pas la croire. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Kikyô avait toujours été si présente dans sa vie, y occupait une telle place qu'elle ne pouvait pas la quitter comme ça. N'aurait pas dû.
Mais elle l'a fait.
Et maintenant, tout ce qui restait de Ki et de son mari était une poignée de cendres grises et quelques fragments d'os n'ayant pas voulu se consumer, emprisonnés à l'intérieur d'une urne en laque noire. Comment pouvait-on résumer un être humain au contenu d'une boîte ? C'était si ridicule que Cassie avait failli éclater au rire à la vue de l'urne. Elle s'était retenue de justesse, ce n'était pas une conduite justifiable entre les murs d'un salon mortuaire. Surtout pas en présence des garçons et des beaux-parents.
Elle avait évité de regarder dans leur direction pendant le déroulement de la cérémonie. En cet instant, c'était fou ce que Tadashi pouvait ressembler à son grand-père – la même façade granitique à deux doigts de tomber en miettes, qui s'efforçait désespérément de tenir parce qu'il fallait soutenir quelqu'un d'autre. La pauvre madame Hamada s'était ouvertement effondrée dans les bras de son mari – elle était du genre gâteau, Daiki avait mentionné quatre ou cinq fois avoir été la prunelle de ses yeux, son petit prince adoré. Et maintenant, son fils chéri était mort.
C'est déjà assez horrible de perdre une sœur, si c'était ma fille à la place, je crois que je me serais pendue. Est-ce qu'elle va le faire – non, son mari ne la laissera pas, il est du genre vigilant.
Pour sa part, Hiro ouvrait de grands yeux ambrés pleins d'incompréhension. Rien de très surprenant, comment expliquez-vous à un petit de pratiquement trois ans que non, Papa et Maman ne vont pas rentrer à la maison ce soir-là, ni le soir d'après, ni encore celui d'après, mais jamais ? Est-ce que Hiro savait seulement que parfois, quand les gens ont l'air de s'endormir, ils ne se réveillent pas ?
Comment je suis supposé m'occuper de lui, bon sang ? Ça devrait être Ki – ça aurait dû rester elle.
Les Services Sociaux avaient fini par trancher la question de la garde en faveur de Cassie – avec une période de grâce de six mois, le temps qu'elle asseye définitivement sa sécurité financière avec son projet de café qui partait bien. Le temps de verser assez de larmes pour tenter de tourner la page – parce que quand tu touches le fond, tu ne peux plus aller que vers le haut.
Ne me laisse pas me planter, Ki. Ne me laisse pas faire faux bond à tes garçons. S'il te plaît.
8 avril 2021
Hiro voulait rentrer à la maison.
Depuis que la voiture s'était cassée, il n'avait pas revu sa chambre, même si l'homme en noir lui avait apporté son singe en peluche et son Rubik's Cube préférés, et lui et Tadashi avaient dû aller dans la maison beige qui puait la peinture et où il y avait trop d'enfants qui n'arrêtaient pas de crier.
Hiro voulait rentrer à la maison.
Là-bas, c'était calme. Là-bas, Tadashi ne pleurait pas dans son oreiller. Là-bas, il y avait Papa et Maman.
Hiro voulait Papa et Maman. Les dames de la maison beige ne sentaient pas la réglisse et les amandes et elles ne voulaient jamais faire de câlins, et l'homme en noir ne racontait pas d'histoires de yoûkai en faisant la grosse voix et il n'expliquait jamais rien de manière marrante.
Hiro voulait rentrer à la maison, là où il y avait Papa et Maman qui faisaient tout ça, et où Tadashi ne pleurait pas. Alors il avait demandé ça – aujourd'hui, c'était son anniversaire, il était sensé recevoir tout ce qu'il voulait.
Les dames avaient dit non. Même quand il avait demandé poliment. Même quand il avait fait un caprice. Même quand il s'était mis à pleurer au point de vomir.
Quand il faisait ça, Maman venait toujours le mettre au lit avec du lait chaud, et Papa venait toujours visiter, alors ça aurait dû marcher.
Papa et Maman n'étaient pas venus. Hiro avait été couché par une des dames, et Tadashi était venu se coucher avec lui et il était resté toute la nuit. C'était bien aussi, mais c'était pas aussi bien.
Hiro voulait rentrer à la maison.
