27 mai 2023
C'est une tradition immémoriale pour les gamins de traîner aux abords de chantiers et bâtiments désaffectés en s'imaginant être des brigands, chasseurs de trésor et autres aventuriers à la recherche de frissons, en l'occurrence provoqués en transgressant le tabou parental prohibant de s'approcher de sites dangereux.
Pour sa part, Fred Lee appartenait à la catégorie de ces mioches sincèrement persuadés que quelque chose de pas naturel se tapissait au fond des ruines excitant leur imagination, et sincèrement désireux d'aller débusquer la créature dans sa tanière pour l'apprivoiser. Ça serait pas géant de devenir ami avec un monstre, des fois ?
Au moins serait-ce un ami pour Fred. Le garçon avait beau totaliser douze ans – bientôt treize – au compteur de son existence sur la planète, il ne pouvait pas vraiment se vanter d'avoir une vie sociale florissante. En fait, il ne se souvenait pas avoir été invité à une quelconque sortie à la piscine ou un anniversaire.
Il soupçonnait vaguement ses parents d'y être pour quelque chose. Les parents sont supposés encourager leurs enfants à se faire des connaissances, au moins à les présenter à leur propre cercle de connaissances en matière de pied dans la porte – sauf que M. et Mme Lee n'avaient pas fait ça. Depuis que leur fils unique avait atteint sept ans, il avait l'impression d'être devenu une grosse gêne pour eux. C'était palpable dans leur comportement, il y avait une espèce de crispation qui n'avait pas été là quand Fred avait été plus petit. Peut-être était-ce pour cela qu'ils travaillaient autant – pour ne pas avoir à supporter la présence de Fred.
En tout cas, c'était grâce au travail de Maman – qui s'occupait de rénovation et réhabilitation urbaine, comme elle disait avec un accent ridicule qui faisait toujours marrer Papa – que Fred avait entendu parler de Freddy Fazbear's Pizzeria. D'après le dossier, il s'agissait d'un restaurant animé par des mascottes robotiques ayant connu un certain succès dans les années 80 – autrement dit la préhistoire – jusqu'à ce qu'une série d'incidents plutôt moches entraîne son déclin parachevé par la fermeture des lieux en 1993.
Tout fermé qu'il était, le bâtiment n'en était pas moins resté là, solidement cadenassé et verrouillé à double tour contre les curieux et chapardeurs, gagnant au fur et à mesure du temps une réputation sinistre. On racontait en effet que les spectres des enfants disparus entre les murs de la pizzeria et jamais retrouvés apparaissaient derrière les fenêtres, qu'un gardien de nuit devenu zombie capturait les intrus pour les obliger à tenir le rôle des mascottes jusqu'à les faire mourir, que les mascottes elles-même erraient dans les couloirs à la recherche d'enfants à divertir, bref tout un tas d'histoires plus excitantes les unes que les autres.
Des histoires qui n'avaient pas suffi à convaincre Mme Lee que la pizzeria méritait de rester debout ou d'être reconvertie, si bien qu'elle avait donné le feu vert à sa démolition pour la rentrée prochaine. Comme ce serait tout de même dommage de laisser perdre l'occasion d'enquêter sur ce nid de mystères, Fred avait décidé d'y consacrer ses talents naissants de Ghostbuster.
Voilà comment il se retrouvait donc à crocheter discrètement un cadenas après les heures de cours, un gros sac à dos contenant toute sa panoplie d'explorateur sur les épaules. Côté surveillance, pas de souci vu qu'il avait dit au majordome qu'il serait à l'heure pour dîner et que ses parents n'étaient pas là pour la semaine. Il était trop fort.
Quand le cadenas se décida à céder, le garçon rajusta son bonnet sur ses mèches blondes et sortit sa lampe torche avant de pousser la porte de service. Un remugle de papier peint décomposé et de vieille poussière lui assaillit aussitôt les narines, le faisant éternuer violemment. Ils avaient jamais montré ça dans Indiana Jones !
Une fois remis de sa crise, Fred s'avança hardiment dans le couloir aux murs décolorés, le faisceau de sa lampe s'arrêtant brièvement sur des affiches où les mots et les dessins s'étaient effacés. Ça avait dû être gai du temps où la pizzeria était encore ouverte, mais à présent ça faisait juste crasseux. Il passa devant une porte marquée REMISE, une autre étiquetée CUISINE et une troisième étiquetée SALLE DES FÊTES avant d'arriver enfin à la SALLE PRINCIPALE.
C'était plutôt grand – à vue de nez, assez large pour une quarantaine de personnes. Une large estrade faisait face à l'entrée principale, soutenant encore trois animatroniques : un grand ours brun coiffé d'un haut de forme, un poussin avec un bavoir et un lapin bleu. Fred sentit un frisson lui courir le long du dos et décida de ne pas trop s'en approcher.
Chaises et tables étaient couvertes de plastique bon marché qui commençait à se désagréger après vingt ans exposé à l'air libre, et le dallage était enseveli sous une telle saleté qu'on ne distinguait même plus la forme des carreaux originels. Fred commençait à s'inquiéter de devoir prendre deux bains ce soir, après exposition à toutes ces cochonneries. Et puis il y eut un bruit.
Dans les films et les romans, un bruit qui se fait entendre pendant une aventure signifie que a, une bête affamée s'apprête à vous sauter dessus, b, un piège vient de se déclencher, c, vous allez avoir de la compagnie. Dans les trois cas, mieux vaut s'assurer le plus vite possible de la profondeur de la mélasse où vous êtes sur le point de plonger. Et pour ça, la lumière s'avère souvent précieuse.
Le faisceau de la lampe ne révéla pas de zombie en uniforme de gardien de nuit, ni un animatronique ayant quitté son estrade. Juste un garçon, et il ne pouvait pas s'agir du spectre revanchard de l'un des enfants assassinés voilà trente ans parce qu'il semblait un chouïa trop solide pour ça.
Un garçon, donc. Comme beaucoup de résidents de San Fransokyo, il avait le type asiatique – Fred se hasarderait même à le parier japonais ou coréen, c'était plus courant que chinois ou mongol ici – mais un nez des plus européens. Des yeux bruns sous des sourcils fournis papillotaient dans la lumière crue de la torche. Son gros sweat-shirt jaune était orné d'un dessin orange, un chef indien coiffé de plumes brandissant deux tomahawks d'un air féroce, et il tenait à la main un bout de papier tout en longueur, probablement un truc qu'il lisait et qui l'avait empêché de voir qu'il allait se cogner à une chaise, produisant le bruit de tout à l'heure.
« Tu t'es fait mal ? » demanda Fred, se rappelant les bonnes manières. « J'crois pas que j'ai des pansements dans mon sac, mais j'ai des gâteaux secs. »
L'autre garçon parut surpris l'espace d'un instant, mais arbora presque tout de suite un grand sourire – et le cœur de Fred fit un sursaut à cette vue – et effectua une petite courbette.
« Non merci, mais c'est très gentil. Tu t'appelles comment ? »
« Gné » commença par lâcher le blond, toujours étourdi par ce sourire. « Ah ! Euh, Fred. Juste Fred. »
« Bon. Moi, c'est Tadashi. Tu as une raison particulière d'être ici ? Si c'est pour la pizza, je crois que c'est un peu tard pour ça. »
Fred se redressa illico, bombant son torse guère musclé sous son t-shirt Hulk – qui se changeait en monstre quand ça lui chantait et était donc le plus cool des Vengeurs.
« Je cherche des fantômes » déclara-t-il avec toute la gravité que réclamait pareille proclamation.
Tadashi hocha lentement la tête, comprenant visiblement le sérieux de la perspective, et une rougeur indiscrète s'empressa d'incendier la nuque de Fred.
« Quel genre de fantôme ? »
« Ceux des enfants disparus » opta de dire Fred, parce qu'un zombie ne rentrait pas du tout dans la bonne catégorie de revenant, et les robots étaient carrément science-fiction plutôt que surnaturel.
Tadashi émit un bruit pensif au fond de la gorge.
« Comme la fille brune ? »
« On parlait juste d'enfants… Est-ce que c'est celle qui revient le plus souvent ? » interrogea Fred, au désarroi de découvrir qu'il manquait d'informations.
« Une fille brune avec les cheveux coupés au carré » insista Tadashi, « environ dix ans, t-shirt gris... »
« Un jean bleu et un pantin noir dans les bras ? » termina Fred, les yeux ronds.
« Tu l'as vue, alors ? »
« Je la vois » rectifia Fred d'une voix tremblante. « Juste derrière toi. »
Tadashi voulut se retourner. Elle ne lui en laissa pas le temps avant de fondre sur lui.
