Tadashi avait fait de son mieux pour expliquer qu'il ne savait pas vraiment comment laisser un esprit prendre le contrôle de sa bouche sans que ce soit un accident – il était encore rudement novice concernant ces choses-là, et mine de rien, ça l'effrayait un peu.
Grand-père lui avait expliqué que c'était une faiblesse naturelle, qu'à l'origine leur famille venait d'un moine qui servait de passerelle entre les esprits et les vivants, et ses descendants avaient cultivé exprès cette capacité puisqu'elle leur avait valu prestige et rang. Mais comme avec tout, un excès ne faisait jamais de bien – comme la famille de Grand-mère qui était hypersensible aux phénomène psychiques, au point d'avoir à vivre en reclus sous peine d'être stressés jusqu'à la mort, littéralement.
Une fois pliée l'affaire du restaurant, Tadashi mettrait les bouchées doubles concernant ses exercices de méditation. Aider un fantôme, il voulait bien, mais pas que le fantôme le manipule comme un de ces pantins qu'elle adorait tant, surtout ceux en bois tout longs et minces avec des articulations qui leur permettaient de se pencher dans tous les sens – arrête de déborder dans mes pensées !
Il crut percevoir un bref pincement de contrition tout à l'arrière de son esprit, mais c'était difficile d'être certain.
« Je vais participer à un acte de vandalisme au nom du plus grand bien » commentait Fred à côté de lui, le regard rempli d'étoiles sous son bonnet trop large. « J'adore ma vie. »
« Tu sais qu'on pourrait brûler vifs en mettant le feu aux restes de la pizzeria ? » lui rappela le garçon asiatique à mi-voix.
« On est les héros de l'histoire » riposta son vis-à-vis blond, « donc on bénéficie de l'armure des protagonistes. »
« Tiens, ça aurait servi à Ned Stark, ça. »
« C'est pas pareil, Georges Martin voulait être sadique et déprimer ses lecteurs... »
« Les garçons, tout va bien ? »
« Oui, M. Mills » s'empressèrent de répondre les deux préadolescents en prenant l'air candide – s'il est possible de l'être quand on porte un bidon rempli d'essence.
Tadashi ayant un certain intérêt pour la fiction paranormale (on ne savait jamais, peut-être qu'il apprendrait un tuyau ou deux), il n'avait pas été tellement choqué à la perspective de brûler quelque chose afin de faire disparaître une fois pour toutes la créature rôdant à l'intérieur des ruines de Freddy Fazbear. Non, la grosse crise de conscience venait d'avoir à brûler le restaurant lui-même.
Peut-être qu'un cadavre serait passé, si William Afton avait été enterré. Sauf que sa disparition avait empêché cela, et c'était la faute de M. Mills. Parce qu'au bout d'un moment, l'ancien manager avait fini par comprendre que seul un employé de la pizzeria aurait pu tuer les enfants, et quand il avait demandé des explications à l'ingénieur, celui-ci n'avait pas été navré du tout.
Ça et les vagues impressions qu'il recevait de Charlotte concernant sa mort signifiaient que Tadashi n'éprouvait guère de gêne envers le fait que M. Mills s'était débarrassé du corps d'Afton dans un vieux placard de l'ancien restaurant. Mais ça l'enquiquinait vu que le manque de rites funéraires avait permis à la malveillance de l'ex-ingénieur d'imbiber tout le site au cours de la trentaine d'années qu'il y avait passé. Maintenant, il n'y avait plus de solution que de tout démolir pour éliminer définitivement la gangrène avant qu'elle ne s'étale encore plus.
M. Mills avait été étonnamment en paix avec la perspective de faire flamber cette partie de son passé. Sans doute que pour ce qui était de tourner la page, c'était très bien de tuer le meurtrier de votre fille mais pas entièrement satisfaisant.
« Et bien, allons-y. »
Mine de rien, mettre le feu à un bâtiment s'avérait plus compliqué que prévu. Surtout quand le bâtiment est en béton et qu'il ne reste guère de matériau combustible à l'intérieur. Oh, et c'était étonnamment délicat de ne pas se renverser de l'essence dessus sans faire exprès – ce que Fred préférerait de loin éviter pour ne pas finir en Torche Humaine, tout le monde savait que la Chose était bien mieux.
Et n'oublions pas le mort-vivant (est-ce qu'on pouvait parler de zombie ? Ou bien un revenant ? Il fallait vraiment qu'il s'intéresse plus à la fiction paranormale) qui rôdait dans les couloirs, prêt à leur sauter dessus.
« Dis voir, toi qui es l'apprenti médium » demanda-t-il en répandant un filet d'essence sur le carrelage, « est-ce que tu me recommanderais Supernatural ? Ou bien ça donne pas du tout les bons conseils pour ce qui est de faire décamper un gremlin ? »
« C'est quoi, Supernatural ? » interrogea distraitement son congénère qui semblait écouter quelque chose que lui seul pouvait entendre – la fille morte, peut-être ?
« Pétard, tu connais même pas les classiques ? C'est une série télé qui remonte à 2005, tu vois un peu le monument historique, avec ces deux frères qui s'en vont chasser le wendigo et la dame blanche dans leur voiture qui déchire trop, c'est carrément le troisième protagoniste à ce que j'ai entendu raconter... »
« Chut ! » siffla brusquement Tadashi, si impérieusement que le dos de Fred s'en raidit comme un col de chemise du dimanche. « … Oh non. »
Cette fois, quand l'autre garçon s'empara de sa main pour le traîner vers la sortie, Fred s'y attendait.
Tadashi ne tenait pas particulièrement à rencontrer William Afton, et pas juste à cause du portrait qu'en dressaient les Mills père et fille : sa présence transpirait bien trop le sang et la fureur amère pour le médium en herbe, et c'était avec au moins une pièce de distance.
Sauf que cette fois, le meurtrier défunt se dressait entre eux et la porte. Tadashi ne pouvait pas faire un pas de plus, cette sensation collante et visqueuse de haine sur sa peau mêlée à la terreur de Charlotte le prenaient trop à la gorge pour qu'il puisse se concentrer sur autre chose que sa respiration, un souffle après l'autre.
« Ah ! Heu, restez où vous êtes. Sinon, je vais… crier très fort ? »
En matière de menace, Fred n'était pas convaincant du tout, mais les étincelles pétillantes de son âme étaient douces et chaudes, alors question réconfort c'était mieux.
Sauf que le monstre approchait, et Charlotte paniquait de plus en plus comme ce jour de pluie où M. Afton l'avait attirée dans la remise sous prétexte de lui montrer un nouveau jeu sauf que jouer n'était pas supposé faire mal et il n'avait pas voulu arrêter même quand elle avait supplié et il avait recommencé avec tous ces autres enfants et maintenant il avait deux nouvelles proies à tourmenter…
« William ! Je crois que nous n'en avions pas tout à fait terminé, la dernière fois. »
Dadou. Dadou était là, mais contre le monstre, il ne faisait pas le poids, il était tout seul. Charlotte ne pouvait pas le laisser – elle ne voulait pas d'ailleurs.
Ce fut étrangement froid, cette sensation laissée derrière par le départ de Charlotte, et Tadashi en arrêta de respirer l'espace d'une moitié de minute. Quand il se reprit, Fred l'avait carrément porté jusque dans la rue.
Et deux secondes après, le bâtiment explosait.
Question début de carrière explosif, ça se posait là. D'accord, objectif accompli, plus de restau hanté ni de zombie meurtrier mais d'un autre côté, il s'était presque déboîté une épaule pour traîner Tadashi en lieu sûr et M. Mills était mort, dans le plus pur style Obi-Wan, qui était rudement moins cool que sur le petit écran.
« Je crois qu'il en avait envie » commenta presque inaudiblement le garçon asiatique. « M. Mills, je veux dire. C'était pas comme s'il avait une raison de vivre encore, et Charlotte avait peur d'y aller toute seule. »
« T'en as vu souvent, des histoires comme ça ? » voulut savoir Fred, qui éprouva illico l'envie de se baffer.
Tadashi rentra la tête dans les épaules.
« Non, mais je crois que ce sera pas ma dernière fois. Si je reprends l'affaire de famille, je veux dire. Et j'ai pas exactement les moyens de refuser – c'est pas du chantage, c'est juste que je peux pas rester à l'écart. »
Oh ho. À la façon qu'il avait d'en parler, ça sentait la tâche ingrate qui dure toute une vie.
« Tu veux mon aide ? » proposa Fred, s'attirant le regard surpris de son interlocuteur.
« T'es pas obligé » lui rappela Tadashi.
Le regard bleu soutint le regard marron.
« J'en ai envie. »
