5 juillet 2025

« Ton frère va partir dans un collège magique » articula Fred, dont l'expression donnait à croire que son cerveau était en danger d'implosion imminente.

Tadashi tritura la manche de sa veste en jean. Il faudrait la rallonger, son poignet dépassait nettement.

« Ouais. Il est excité comme une puce, je te dis pas. Tante Cass est juste contente que la rentrée soit en avril prochain, ça lui donne le temps d'intégrer l'idée que maman lui a caché des trucs importants sur elle. »

Fred prit une moue pensive.

« Juste un truc. Si la magie vient de ta mère, pourquoi tu n'as pas reçu d'inscription ? T'es pourtant loin d'être un pékin ordinaire, Docteur Strange » remarqua-t-il.

« Pas tant que ça » nuança le garçon brun. « J'ai bien hérité un tour ou deux, mais… je tiens plus de mon père, et lui c'était cent pour cent humain. Si je travaille dessus, je pourrais développer un talent mystique, mais ce sera jamais suffisant pour passer devant le Bureau des Onmyôji. »

« En d'autres termes, t'es un mage des haies plutôt que Merlin l'enchanteur » résuma son interlocuteur blond. « C'est déjà pas mal ! Surtout quand tu te compares à moi, je peux même pas savoir si un parapluie est hanté. »

« T'as toujours pas lâché cette histoire, hein ? »

« Mec. Un parapluie hanté. Je veux dire, quel intérêt ? Un parapluie, c'est pas franchement une icône de terreur, à moins que tu peignes dessus Heath Ledger avec le maquillage du Joker – ça, ce serait flippant à souhait. »

L'adolescent caucasien parlait avec une telle véhémence que Tadashi sentit une bouffée de rire lui chatouiller l'arrière de la gorge.

On aurait pu croire qu'après l'incident Freddy Fazbear, Fred Lee aurait fini dégoûté du paranormal pour le restant de ses jours. Au lieu de quoi, le garçon s'était mis à collectionner les rumeurs et articles relatant les faits divers les plus étranges s'étant produits à San Fransokyo, lesquels étaient ensuite soumis à Tadashi au prétexte que c'était lui l'expert.

La plupart du temps, il s'agissait de fausses alertes – quelqu'un avait bu un coup de trop ou menti pour ajouter un brin de piquant à une existence monotone – mais à l'occasion, il arrivait que oui, l'appartement avait littéralement du caractère. Moins souvent que ne l'aurait voulu la statistique – San Fransokyo comptait bien plusieurs millions de résidents, en toute logique la population non-humaine se montait au minimum dans les centaines – mais tout de même.

Parfois, Tadashi se demandait si ces chiffres étonnamment bas n'étaient pas une confirmation de ce que lui affirmaient ses grand-parents, comme quoi le surnaturel et l'humain ne cohabitaient pas, point barre, et que toute exception à la norme était une marque de déviance.

Mine de rien, il espérait pouvoir leur prouver le contraire, mais jusque là, ses recherches n'avaient pas été concluantes : après tout, les catastrophes faisaient nettement plus parler d'elles que les évènements heureux, si bien que le jeune métis et son assistant impromptu s'étaient retrouvés à devoir résoudre huit problèmes d'incompatibilité culturelle. Malgré cela, Tadashi refusait de lâcher le morceau.

Il avait besoin d'y croire. Ça avait marché avec ses parents, n'est-ce pas ? Il n'y avait pas de raison que ça ne puisse pas se reproduire entre lui et son frère.


Depuis qu'il a opté pour le passe-temps de Ghostbuster, Fred a perdu deux dents, a été déguisé en pom-pom girl contre son gré et découvert que la couleur octarine existe bien, mais que Terry Pratchett a omis de préciser qu'elle dégage une odeur curieusement viandée. En résumé, il est tombé tête la première dans un univers de bizarre, et il adore ça.

Le cas du jour, c'est une histoire de feu follet dans une ruelle mal-famée – il a jeté un coup d'œil aux journaux, l'endroit a été le théâtre d'une bagarre de gangs qui ont déménagé depuis, mais la sale réputation est restée. C'était tout de même trois dealers et cinq flics qui ont perdu la vie sur ces pavés crasseux, mine de rien ça intimide.

Huit morts violentes, ça pourrait être une bonne raison pour la formation des feux follets – Fred a consulté Folklore et légendes européennes, l'encyclopédie était formelle sur le fait que les ignis fatui étaient liés aux âmes en peine. Enfin, ça, c'est la perspective occidentale. Tadashi, qui lui se réfère à la tradition japonaise, a confessé que les hitodama sont une option, mais qu'il pourrait s'agir de kitsunebi, la matérialisation physique du pouvoir d'un renard magique.

Fred a remarqué un truc, lorsque le sujet des kitsune vient sur le tapis, son ami – parce qu'il a un ami, maintenant – se fait un peu bizarre. Un peu tendu. Surtout, il a le regard triste, et à cause de ça, le garçon blond n'a pas osé l'interroger.

C'est probablement la variété hitodama, de toute façon. Tous les indices pointent dans cette direction.


Sur le plan matériel, la ruelle pouvait se résumer à des ombres et une odeur insistante de pisse aigre, comme beaucoup d'autres dans le monde. Tadashi savait que toute illusion de ressemblance volerait en éclats une fois examinés les ressentis et autres impressions qui imprégnaient les lieux.

« Paré à plonger, capitaine ? » interrogea Fred, le regard étincelant sous son éternel bonnet.

Le rejeton de prêtre ferma les paupières et inspira profondément. Puis il desserra d'un cran la porte barrant le chemin de son esprit au monde extérieur.

Pour une raison quelconque, c'était toujours plus facile de s'ouvrir à l'autre côté quand il se trouvait en présence de la mort, vieille ou récente. Et habituellement, la mort était la première chose à s'imposer à ses perceptions. Cette fois encore, ça ne rata pas.

sang caillé sur les murs graffités et panique c'est pas possible ça peut pas finir comme ça et la détonation assourdissante du revolver merde il a tiré le con plus possible de s'en sortir calmement et relent aigre de colère ils vont pas s'en tirer pour ça les ordures ils vont payer tout ce qu'ils ont

Et puis –

bon refuge ici plein à manger pour les proies plein de recoins où dormir les humains ne s'attardent pas mais pas de lune visible dans le ciel pas de congénères pas de magie non attends qui va là qui es-tu ?

Tadashi battit des paupières, ramené à la réalité des choses par le bref contact soyeux et froid contre sa psyché. Dans la pénombre de la ruelle venaient de s'allumer deux yeux jaunes luisant.

« Finalement, elle a du mérite, ta théorie du kitsune » lâcha Fred, son excitation pas du tout cachée par le timbre de sa voix.

« C'est pas un kitsune » rectifia son camarade avant de s'accroupir et de tendre la main.

Le chat qui émergea des ombres afin de renifler les longs doigts pâles ainsi offerts arborait une épaisse fourrure tricolore, d'un blanc tacheté de noir et caramel. Sa queue fourchait tout près de la base, et les deux extrémités remontaient en l'air, formant deux points d'interrogation velus.

« Un chat mutant » s'extasia Fred. « Tu crois qu'il peut cracher des tentacules par la bouche pour manger les gens ? »

« C'est un nekomata » expliqua le métis japonais tandis que la créature donnait de petits coups de menton à sa paume. « Ils sont supposés pouvoir se transformer en humains ou les posséder, c'est pas très clair dans le folklore. Et ils sont fortement associés à la nécromancie. Le lieu d'une fusillade, c'est parfait pour toi, hein mon gros ? »

En guise de réponse, le chat commença à se frotter contre les jambes du garçon brun, ronronnant avec autant de force qu'une chaudière tournant à plein régime. Encouragé par cette conduite affectueuse, Fred fit mine de vouloir caresser la créature qui s'empressa de lui cracher après, la fourrure de son cou bouffant pour former une crinière.

« Alors ça, c'est pas gentil » renifla le garçon blond, la moue boudeuse. « Vieux, ce chat a une case en moins, c'est pas normal de résister à mon charme irrésistible. »

« Parce qu'un chat nécromancien à deux queues, ça relève du normal ? Je crois que tu devrais revoir ta définition du monde » commenta son camarade, le coin de ses lèvres se retroussant traîtreusement.

Fred se vit dispensé de répondre par le bond en avant que fit le chat, bousculant Tadashi qui tomba sur les fesses et tournant le coin de la rue à toute vapeur. Une détonation se fit entendre, suivie d'un feulement guttural. Après une seconde de flottement, les garçons se précipitèrent.

Une large panthère tricolore, ses queues fouettant l'air, son pelage parcouru d'électricité statique, venait de renverser un homme par terre, et ses vocalisations sonnaient plutôt affamées.

« NON ! STOP ! »

Mais c'est quoi ce plan, musa Fred incrédule, je sais qu'avec du culot on arrive à tout mais dire à une bêbête plus grosse que toi à quoi jouer, ça pousse un brin mémère dans les orties, non ?

Sauf que la panthère s'était retournée, ses yeux jaunes dardés sur Tadashi qui avançait lentement.

« Stop » répéta l'adolescent. « Pas toucher ça. Compris ? »

La panthère se ramassa sur elle-même, bondit et l'instant d'après, les bras du métis étaient lestés de trois kilos de fourrure ronronnante. Bon, créature neutralisée, génial. Ils avaient fait très vite, alors le pauvre gusse qui passait devait toujours être à peu près intact.

Fred alla se pencher sur le gars pour vérifier.

Et se figea.

« Papa ?! »