12 août 2025
S'il y avait bien une chose que Cass avait apprise en devenant tenancière de café, c'était l'importance de l'organisation. Ça vous évitait des vilaines surprises comme le Mélange des Commandes (incident qui lui donnait encore des envies de meurtre lorsqu'elle se retrouvait avec une courge butternut sous les yeux).
Apparemment, l'école de magie (nom de Dieu, elle ne s'y faisait toujours pas, les sorcières existaient dans la vraie vie) souscrivait à la même opinion. Preuve en était faite, lorsqu'elle leur avait rappelé que techniquement, Hiro habitait sur un autre continent, ils lui avaient aussitôt fourni une brochure détaillant plusieurs solutions.
La première – suivre le cursus à domicile – aurait été sa préférée, sauf que le petit aurait illico sauté au plafond de se voir privé de l'expérience complète. Et ça, c'était avant de visiter les lieux. Avant qu'elle ne voit le garçon succomber de tout cœur à l'atmosphère de Mahoutokoro. Après ça, les chances de garder son neveu en Amérique étaient tombées aux environs du zéro absolu.
La seconde option aurait été de prendre un Portoloin, cet espèce d'engin tournoyant qui avait complètement retourné le pauvre estomac de Cass lors de la visite. Rien que pour ça, elle n'était pas séduite d'emblée, mais quand elle avait appris que l'usage récurrent et prolongé de la méthode – aux alentours de trois mois pour un adulte mais fréquemment beaucoup moins chez les enfants – tendait à provoquer des vertiges et nausées au point qu'on pouvait en devenir à moitié demeuré, elle avait refusé tout net et carrément demandé pourquoi c'était une option, ce à quoi elle s'était vue répondre que c'était supposé être temporaire, le temps que la famille parvienne à une autre solution.
Ce qui laissait donc le troisième choix : la famille d'accueil.
Le Professeur Oikawa avait fermement déclaré que ce n'était que pour la semaine, et que chaque foyer était méticuleusement choisi afin que l'enfant placé se sente parfaitement à l'aise mais qu'elle pouvait refuser la place proposée si elle jugeait que c'était mieux pour Hiro. C'était elle la tutrice principale, et en tant que telle elle conserverait toujours le dernier mot.
Mine de rien, c'était rassurant d'avoir cela, après toutes ces révélations sur un monde qui allait engloutir le plus jeune de ses neveux et ne le rendrait probablement pas. Cass était loin d'être bête, quand quelqu'un investissait autant dans un projet, il avait du mal à s'en séparer. Si cette école était prête à se plier en quatre pour Hiro, ce ne serait sûrement pas pour le laisser travailler en Amérique une fois ses diplômes décrochés.
Mais au moins, elle n'avait pas à y penser tout de suite. Elle avait le temps de se préparer.
Pendant deux siècles suivant sa construction, la Maison Kaede avait servi d'auberge pour tout voyageur désireux de passer par la ville côtière de Kamakura. Ces temps-ci, l'auberge ne servait que de résidence privée pour un cousin du principal propriétaire et sa famille.
Cela, c'était la version officielle. Pour sa part, Cass ne pouvait s'empêcher de juger que la décision dudit résident d'ouvrir ses portes à des enfants qui nécessitaient un toit moyennant pension ne s'éloignait pas trop de la fonction originelle du bâtiment.
Elle était venue accompagnée du Professeur Oikawa afin de se voir présenter la famille et rendre son verdict. C'était facile de voir que la yuki-onna souhaitait la voir accepter, à en juger par son commentaire comme quoi ces gens avaient déjà pris en charge une élève, et que tout semblait se passer à merveille en dépit des difficultés de l'enfant.
Le voyage s'était effectué via Portoloin – beuh – avec le jardin de la cour centrale comme point d'atterrissage. En guise d'invitation avait été ouverte la porte du salon, et les y attendaient un couple dans la trentaine ainsi que deux petites filles. L'homme avait des cheveux noirs et un visage plutôt rond, la femme et la plus petite des filles des cheveux châtains et le teint mat.
La seconde des filles devait avoir l'âge de Hiro, de larges yeux bleu outremer sans pupilles et de courts cheveux céruléens d'où émergeaient deux oreilles de chat, bleues également. Elle adressa à Cass un sourire quelque peu absent avant de tendre la main au professeur Oikawa, laquelle la prit, inspira profondément et –
Et –
Cass battit des paupières. Que venait-il de se passer ?
« C'est bon ? » demanda l'homme dans un Anglais étonnamment bon, quoique furieusement accentué. « Long-san, vous me comprenez ? Je suis Okamoto Kôta... »
« Ah ? Heu, enchantée » répondit l'Américaine. « C'est juste moi ou... »
La femme aux cheveux châtains – sans doute la femme de M. Okamoto, Yuka – sourit à son tour.
« Oh, c'était Ao-chan. Notre pupille, celle dans la même année que votre Hiro-kun. Oikawa-sensei a mis en œuvre une application du talent particulier de son espèce, alors on peut se parler sans interprète. »
Cass remarqua subitement que la bouche de Yuka Okamoto ne bougeait pas de la manière appropriée pour former des sons anglais. Non, elle parlait japonais, mais entre le moment où les mots quittaient ses lèvres et celui où ils parvenaient aux oreilles de Cass, il y avait comme une interférence…
« Ao-chan est un type de youkai appelé satori, Long-san » intervint le timbre posé du Professeur Oikawa. « Ils vivent en communautés restreintes, communiquant par l'esprit seul, ce qui leur rend les grandes villes intenables. »
« Ao-chan est un cas particulier » précisa Yuka Okamoto lorsque cette information poussa Cass à dévisager la fillette d'un air perdu. « A sa naissance, elle n'a pas réussi à se connecter mentalement à sa communauté, ce qui a considérablement handicapé son pouvoir. Le Bureau des Onmyoji espère qu'avec le temps, elle pourra regagner le terrain perdu, mais dans le cas contraire… et bien, l'école est toujours une porte d'entrée dans la société humaine. »
« Oh » fit bêtement Cass. « C'est... »
Tout d'un coup, la chair de poule lui couvrit la nuque. La petite youkai – la satori – la fixait, ses yeux étrécis et la bouche pincée.
« Ao-chan » intona M. Okamoto, l'air contrarié.
La fillette se tourna vers lui, et au grand étonnement de Cass, commença à remuer les mains. Son tuteur lui répondit de la même manière, et elle finit par baisser sa tête bleu ciel tandis que la pression disparaissait aussi vite qu'elle était venue.
« La pure communication mentale permet de saisir l'état d'esprit de son entourage » glissa le Professeur Oikawa d'un ton neutre, « mais le problème des satori est qu'ils ne comprennent pas le langage en termes de mots. Ao-chan peut comprendre que vous la prenez en pitié, mais le contexte lui échappe encore, si bien que ses réactions ne sont pas souvent adaptées. »
« Quand vous dites qu'elle ne comprend pas les mots... »
« Ce n'est pas une métaphore, Long-san. Les oreilles d'Ao-chan lui servent en réalité à percevoir la psyché d'autrui, si bien que les sons lui sont inaccessibles. De même, son espèce n'a jamais développé de cordes vocales puisqu'elle n'en a aucun usage. En d'autres termes, elle est complètement sourde et muette. »
Oh. D'accord, elle s'attendait à ce que le monde magique soit différent. Mais ça… bon, peut-être qu'elle était moins préparée qu'elle ne l'aurait voulu. Enfin, inutile de pleurer sur le lait renversé.
« Comment puis-je m'excuser de l'avoir gênée ? »
La yuki-onna tourna vers elle un regard jaune approbateur.
« Positionnez vos mains comme cela, voulez-vous ? Oui, voilà. C'est le signe pour désolé en langue des signes japonaise, Ao-chan l'apprend car elle a moins de mal avec l'idée de nommer les concepts. Et pensez aussi que vous ne lui voulez aucun mal, elle le percevra. »
Cass ignorait si elle avait réussi à s'excuser convenablement aux yeux de la fillette, mais l'enfant lui adressa une petite moue pas vraiment désapprobatrice pour ses efforts, alors c'était déjà ça.
Tout paraissait idéal. Les Okamoto faisaient l'effet d'être on ne peut plus affables, les filles – non seulement la jeune youkai mais aussi la bambine d'à peine deux ans, introduite comme Nyu – étaient détendues et assurées, la maison répondait à toutes les normes d'hygiène et de confort. Néanmoins, Cass n'était pas convaincue. Pas entièrement.
Il lui manquait encore un plus pour donner son accord, mais quoi ?
Et puis, son regard tomba sur une petite photo, posée sur une modeste commode au fond du salon. Y figurait une version juvénile de Kôta Okamoto, accompagné d'une petite fille aux yeux rouges, un sourire hésitant sur son visage pâle, deux petites cornes verdâtres émergeant de ses courts cheveux rose bonbon.
« Je ne voudrais pas présumer, mais c'est courant chez les… non-humains d'avoir une apparence atypique ? » interrogea Cass.
Yuka Okamoto se raidit légèrement, et il fallut un moment avant que son mari ne se décide à répondre.
« C'est très répandu, oui. La plupart du temps, ce n'est pas bien accepté. Pour Kaede, ce… c'était pire que la plupart. »
« Il ne faut pas oublier les circonstances » commenta Yuka, la voix entièrement plate.
« Tu veux dire, le fait qu'elle n'a rencontré que trois personnes au cours de son enfance, et que ces gens l'avaient délibérément isolée de toutes les formes d'interactions ? »
« Quoi ? » sursauta Cass. « Qui fait ça ? »
M. Okamoto se passa une main sur la figure.
« Le genre psychologue qui voit des études de cas au lieu de personnes. Elle… quand elle a réalisé qu'elle avait des talents, elle en a profité pour se sauver. Mais… elle était complètement perdue en ville, elle ne comprenait rien aux gens, elle ne parvenait pas à se contrôler, et ça terrifiait tout le monde alentour. J'ai essayé... »
« Okamoto-san, vous étiez un garçon de onze ans » reprit doucement le Professeur Oikawa. « Non seulement vous n'aviez pas les moyens de réparer ce désastre, vous n'auriez pas dû avoir à vous en charger. »
L'homme ne semblait pas convaincu par l'argument. Cass avala sa salive.
« Co… comment ça s'est terminé ? »
« La fille a fini par se tuer malgré nos meilleurs efforts » dévoila la yuki-onna. « Pour être plus précis, elle a tué les experts en psychologie sociale l'ayant élevée, plutôt salement, avant de succomber lorsque son pouvoir a trop prélevé de ses forces. Ce… En dépit de tout, il y a encore des cas où nous ne pouvons pas aider. »
« Au moins, on aura tenté le coup, hein ? » ricana M. Okamoto, mais c'était évident que lui-même ne le pensait pas vraiment.
Cass ferma les yeux le temps de quelques secondes, puis les rouvrit.
« Je crois que je dois vous donner quelques précisions sur le caractère et les habitudes de mon neveu. Mieux vaut savoir à quoi s'attendre, hein ? »
« Ce serait très apprécié, Long-san » s'empressa d'embrayer Yuka, visiblement reconnaissante pour la perche.
Elle avait pris sa décision. Après un coup pareil, le couple serait vigilant, c'était sûr. Et elle voulait tous les avantages pour Hiro.
Elle lui devait bien ça.
