19 septembre 2025
« Je n'en reviens toujours pas que cette femme ait accepté de le laisser partir » s'émerveilla Maemi. « Elle avait pourtant été aussi claire qu'injurieuse dans sa lettre. Vraiment, un tel degré de créativité dans la grossièreté, je ne regrette pas d'avoir mis ça sous verre. »
« Je suppose qu'il nous faudra remercier le Bureau » grimaça Tomeo. « Ils ont dû lui faire comprendre que c'était de la plus haute importance de former Tadashi, et vite. C'est que je ne rajeunis pas... »
La vieille dame se fit grave.
« Très cher, es-tu réellement certain que c'est le bon moment ? Il n'a que quatorze ans... »
« J'ai été initié à douze » rappela son époux, qui faisait un siècle à cet instant. « Et tu le sais aussi bien que moi, il n'y aura jamais de bon moment. Autant en finir rapidement, non ? »
Elle ne répondit pas, mais lentement, leva les mains pour les presser contre ses yeux. Il avala sa salive.
« Tadashi prendra l'avion ce soir, il arrivera tôt demain matin. Ça nous donne tout le week-end pour le préparer. »
Elle ne répondit toujours pas. Cette fois, il n'essaya pas de relancer la conversation. Il n'y avait rien d'autre à dire. Rien qui puisse être dit.
23 septembre 2025
A titre personnel, Tadashi préférait considérer l'équinoxe d'automne comme une période astrologique. Si seulement son sixième sens et son grand-père l'avaient entendu de la même oreille.
Sur le sujet de l'équinoxe automnal, son talent croissant de nécromancien ainsi que son aïeul insistaient pour consacrer la journée aux morts. Plus précisément, il s'agissait de renouer les liens familiaux en visitant les cimetières et en allant prier. La Toussaint en septembre plutôt qu'en novembre, quoi.
Tante Cass n'avait pas été franchement enthousiaste à l'idée de le laisser continuer à fréquenter Grand-père, mais ce n'était pas comme si elle avait les moyens de refuser : même en continuant les exercices de réflexion et la méditation, Tadashi se sentait de plus en plus débordé par son propre talent. C'était comme si les barrières protégeant son esprit étaient en tissu, et que le monde alentour pesait dessus de plus en plus lourd, menaçant de les déchirer et de le transformer en légume.
Il fallait qu'il poursuive son instruction, et non seulement Grand-père savait quelles méthodes lui conviendraient le mieux, il était d'accord pour les lui enseigner. Tante Cass avait bien tenté de sonder pour un autre professeur du côté de M. Lee et d'Oikawa-sensei, mais elle s'était heurté à un mur : apparemment, le MACUSA n'était pas un grand amateur de tout ce qui touchait aux morts et aux esprits, tandis que le Bureau refusait tout net de se mêler des affaires de la prêtrise, fut-elle Shinto, Bouddhiste ou encore Chrétienne.
L'adolescent avait donc obtenu un congé de trois jours afin de servir d'assistant à son aïeul pour l'équinoxe. Ce n'était pas supposé être très compliqué – juste accueillir les visiteurs et observer, pas la mer à boire.
Néanmoins…
« Est-ce que c'est obligé ? » demanda-t-il alors que Grand-mère finissait d'attacher son obi par-dessus le kimono bleu pâle qu'il avait été obligé d'enfiler.
« Tu vas assister ton grand-père dans son office, à quoi pensais-tu que tu ressemblerais ? » riposta la vieille dame d'un ton léger, rajustant son col. « Voilà, tu es parfait. Très cher ? Il est à toi. »
« Enfin » commenta le septuagénaire alors qu'il faisait son entrée dans la pièce en grande tenue d'officiant kannushi, longue robe par-dessus un pantalon bouffant assorti du chapeau bizarre, bâton plat en main et l'œil critique. « Bon, pour aujourd'hui, tu seras chargé de veiller à la purification du sanctuaire. Normalement, de l'encens est supposé brûler dehors, pour que les visiteurs puissent se purifier après s'être lavés. Mais comme nous n'avons pas le budget pour nous permettre de mettre de l'encens toute la journée et tous les journées, je me contente d'accueillir les gens à la porte. Pour l'occasion, il s'agira de toi. »
En d'autres termes, il s'agirait de passer la journée dehors à s'enrhumer et à se faire pincer les joues par les dames qui le trouveraient adorable de vouloir aider – pas si différent de quand il assistait Tante Cass derrière le comptoir en y repensant. Remarque, Tante Cass détestait les odeurs trop fortes, alors la sauge en train de se consumer qu'il allait utiliser lui aurait probablement collé une crise d'éternuements.
C'était tout simple, mais il avait dû se planter quelque part car la première visiteuse du sanctuaire se mit à glousser une fois qu'il lui eut dit bonjour.
« C'est charmant de voir que Hamada-san s'est trouvé un apprenti aussi poli » finit par dire la dame, tout sourire, et ouf, c'était elle qui le trouvait mignon et pas une gaffe ignoble de sa part.
« J'essaie de faire honneur à mon grand-père » parvint à bafouiller l'adolescent, la nuque en feu.
« Oh ? » fit-elle, un petit sourire aux lèvres. « Et bien, la dix-neuvième génération s'annonce prometteuse. »
Alors que Tadashi effectuait un cercle autour d'elle à distance respectueuse, la sauge en main, il se fit la réflexion que la fin de la journée ne viendrait jamais assez tôt.
« Je veux mourir » lâcha le garçon, assis sur les marches du sanctuaire, la tête dans les genoux.
« Ce serait dommage » décréta Tomeo qui avait retiré sa coiffe. « Je n'ai pas d'autre successeurs, et ma congrégation semble déjà t'apprécier énormément. »
Tadashi poussa un grognement désespéré, ce à quoi son aïeul riposta en reniflant sur un ton nettement amusé et en lui passant une tasse de thé furieusement odorant. L'adolescent but quand même, non sans une grimace lorsque l'amertume s'étala sur sa langue avant de couler dans sa gorge.
« Alors » soupira le vieil homme en récupérant la tasse, louchant à l'intérieur pour vérifier qu'elle était bien vide, « puisque le service est fini, je suppose que c'est le moment des leçons. »
« Encore un exercice de méditation ? J'en ai déjà appris trois nouveaux hier et avant-hier. »
« Non, pas ça. Une leçon plus pratique. Dis-moi, quel dieu est-il révéré dans ce temple, depuis tout ce temps ? »
Tadashi cligna des yeux. Ça, il ne s'y attendait pas.
« Je… je ne sais pas » avoua-t-il.
« Bien sûr que tu ne sais pas » ricana Tomeo non sans tristesse. « Je… j'ai été très négligent avec ton père. Je pensais que nous aurions plus de temps. »
Il y eut un long silence, l'absent laissant sa marque entre les deux générations.
« Pour en revenir au dieu » reprit le septuagénaire, « vu le mariage conclu par ton père et l'endroit où ton frère va faire ses études, je ne pense pas avoir besoin de t'ouvrir l'esprit à la réalité du monde. »
« ...Oh » fit Tadashi.
Le courant d'air pouvait certainement expliquer le frisson qui lui courait maintenant le long du dos, mais pas en entier. Il était à vif, incapable de se concentrer sur ses barrières intérieures, et son sixième sens se déployait, cherchant des traces de mort, cherchant et trouvant –
– les odeurs qui se déploient en relief et couleur pendant que la campagne défile en dessous de lui alors qu'il court et court plus vite que le vent plus vite que la vie ça passe si vite ça coule si vite entre ses doigts déjà un nouveau garçon hé toi qui es-tu ?
Tadashi cligna des yeux. Sur l'allée menant au sanctuaire se tenait quelque chose – non, quelqu'un, mais plus que ça, aussi.
L'être ressemblait à peu près à un humain mâle, en kimono rouge vif par-dessus un hakama de même teinte. Cela avait aussi une longue chevelure blanche mal peignée, de laquelle émergeaient deux triangles blancs, et un regard doré dont l'intensité se concentrait sur les deux humains en face de cela.
« Alors te voilà » fit Tomeo, le ton plat.
L'être s'avança nonchalamment, ses pieds nus faisant crisser le gravier du sentier.
« A t'entendre, on croirait que tu es fâché, Miroku » lança-t-il. « Je te rappelle que c'est toi qui viens de m'appeler ici. »
« Oui, c'est vrai. Finissons-en avec les présentations, veux-tu ? Hamada Tadashi, fils de la lignée Hamada, rencontre le kami de notre sanctuaire. »
J'avais compris, voulait crier l'adolescent. Il vivait à San Fransokyo, creuset de plusieurs millions d'âmes, il pouvait déceler la nature des vivants dès que ceux-ci se rapprochaient trop, il pouvait faire la distinction entre les humains et au moins quinze types de créatures magiques, mais ça, lui, c'était trop, ça pesait si lourd sur sa psyché, ça l'empêchait de penser…
« Il a pas l'air bien gaillard. Me dis pas que tu l'as soûlé ? »
« Juste un petit sédatif. Tu préférerais qu'il panique, essaie de résister et devienne fou au passage ? »
« Ah, vrai. Bon, on procède, je suppose. »
Des mains sous ses aisselles, l'obligeant doucement à se lever, le mettant sur ses pieds, face à l'être qui s'empara de sa main et planta les longues griffes sur ses doigts au creux de son poignet.
Tadashi siffla de douleur autant que d'incompréhension alors qu'une langue râpeuse léchait sa plaie, mais Tomeo le tenait fermement, l'empêchait de se dérober.
« Pardon » fut le souffle dans son oreille. « Pour ce que ça vaut, je suis désolé. »
Le garçon avait à peine entendu ces mots, qu'à son tour l'être s'ouvrait le poignet avant de plaquer la blessure contre ses lèvres, lui tirant sur le menton pour l'obliger à ouvrir la bouche et maintenant le sang lui coulait dans la bouche et il eut un haut-le-corps et voulait vomir mais pouvait pas bouger pouvait pas se sauver devait avaler devait accepter l'affreux goût métallique qui lui glissait dans la gorge…
Le bras se retira, permettant à Tadashi de tousser et s'étrangler tandis que les larmes lui montaient aux yeux, et il avait la bouche qui brûlait, sa tête pulsait douloureusement, et deux longues mains brûlantes se posèrent sur ses joues, l'obligeant à regarder dans deux prunelles dorées.
« De sang à sang, nous sommes liés » intona le propriétaire des yeux, sa cadence rituelle et bien pratiquée. « Ta maison sera mon refuge, tes ennemis seront mes proies, tes demandes mes priorités. Ma fidélité est tienne à commander, si tant est que tu m'appelles. Toi qui connais le Chien-Démon Sacré, fais bon usage du nom d'Inuyasha. »
Tadashi poussa un faible cri alors que le nom s'abattait sur son esprit, pulvérisant ses défenses, s'insinuant dans les tréfonds de son mental pour pouvoir en ressortir une fois invoqué. Les longs doigts griffus lui caressèrent les pommettes.
« Et c'est fait. Honnêtement, combien de fois je vais devoir te rappeler mon nom, Miroku ? »
Des étincelles mauves dansaient dans le champ de vision du garçon alors que ses jambes s'affaiblissaient.
« M'a… m'appelleeee… Tadashi » parvint-il à marmonner.
« Grand niais » et était-ce de l'affection dans cette voix rauque, « bien sûr que tu es toujours Miroku. Tu es toujours mon ami. »
Tadashi ne voyait plus rien, n'entendait plus rien, ne percevait plus que l'épaisse ténèbre compacte de l'inconscience.
Tu es toujours mon ami.
