Miroku.

Ce n'est pas mon nom.

Bien sûr que tu es Miroku. Tu es mon ami, n'est-ce pas ?

Qui a dit ça ? Je te connais et je ne te connais pas, c'était maintenant et c'était il y a six cents ans, je ne suis plus vivant et je ne suis pas encore né.

Je suis –

J'ai dit –

Oui, c'est vrai, mais ça ne t'oblige en rien.

Non, mais c'est ce que je veux.

J'étais exaspéré-attendri et j'étais déconcerté-craintif, tu étais espiègle et tu étais solennel, c'était une alliance et c'était une agression.

C'était –

Nous –

Je te confie mon nom, alors prends-en soin, Miroku.

Je n'y manquerais pour rien au monde, Inuyasha.

Inuyasha.

Le nom rôdait sous la surface de l'esprit de Tadashi, paresseusement, un prédateur aquatique au repos. Attendant d'être appelé, pour l'heure satisfait de se tapir tout au fond de la psyché du garçon.

Lentement, Tadashi émergea de l'inconscience. Il gisait sur le dos, emprisonné entre deux épaisseurs cotonneuses, le crâne en plomb et la nausée tournoyant avec insistance au niveau de son plexus solaire. Il tenta de respirer par la bouche et ne réussit qu'à s'étrangler.

« Tadashi-kun. »

Deux mains noueuses le faisaient s'asseoir, lui massant le dos alors qu'il reprenait son souffle et que sa vision s'ajustait. Il était dans la chambre d'ami du sanctuaire. Il était en pyjama, installé sur un futon. Grand-père était accroupi à côté de lui.

Grand-père.

« Il était temps que tu te réveilles » commenta le vieil homme. « Tu es resté inconscient plus de douze heures. »

Tadashi fit mentalement le calcul. Il s'était écroulé vers approximativement cinq heures du soir… il devait reprendre l'avion pour San Fransokyo à six heures et demie… et merde, c'était une semaine de cours…

« Tante Cass va te tuer » parvint-il à lâcher, la voix rauque. « Et je vais l'aider. »

« Sans doute » concéda son aïeul avant de le hisser précautionneusement sur ses pieds. « En attendant, tu as besoin de la salle de bains. »

S'ensuivirent plusieurs tâches aussi indispensables que pas glorieuses, consistant à tituber jusqu'à la pièce d'eau, utiliser les toilettes, se passer de l'eau sur la figure pour tenter de se réveiller – ratage complet – surprendre sa mine de déterré dans le miroir, et se traîner à nouveau sous les couettes, une tasse de thé dans la main.

Sans surprise, Tadashi loucha sur le liquide d'un air méfiant.

« C'est seulement du jus de feuilles chaud » promit Tomeo. « Rien d'autre. »

L'adolescent lui décocha un regard noir, mais hasarda une gorgée. Pas trace d'un quelconque goût suspect.

« Tu te débrouilles bien » fit le septuagénaire. « Quand j'étais à ta place, j'ai fait quatre jours de coma. Ceci étant, j'avais deux ans de moins. »

« … Ça remonte à longtemps, alors ? »

Tomeo poussa un long soupir, et parut tout d'un coup très ratatiné.

« Six cents ans, environ » avoua-t-il. « Tout a commencé avec le fondateur de notre lignée, Miroku. Un bon prêtre, très doué mais qui avait tendance à se mêler de ce qui ne le regardait pas. Comme le Japon de l'ère Sengoku était nettement moins… civilisé que l'époque actuelle, ça l'a mené à rencontrer et combattre tout un assortiment de créatures. C'est comme ça qu'il a rencontré le Démon Chien. »

Tadashi savait de qui il était question, mais ne releva pas. Dans son état, il ne voulait pas tellement toucher à ce nom.

« Les détails ont été oubliés, mais Miroku a convaincu le Démon Chien de lui prêter son assistance, ou bien celui-ci a décidé qu'il voulait un humain apprivoisé, toujours est-il qu'ils se sont installés dans la zone et en ont fait un territoire à peu près sûr où vivre. Le sanctuaire a été bâti par des villageois reconnaissants, des gens qui comprenaient que Miroku était doué pour convaincre un youkai très puissant de ne pas juste les ignorer, mais de les protéger ainsi que leur maisons et leurs familles. »

« Ça… ne paraît pas si terrible » hasarda l'adolescent.

Le vieil homme ricana brièvement.

« Au début, ça ne l'est jamais. Et puis, Miroku a pris de l'âge. Avec sa mort, plus rien n'empêcherait le Démon Chien de s'en aller, et alors, malheur aux résidents humains de la zone. Si bien que Miroku a décidé de passer un contrat et de lier le youkai à ses descendants. »

Le garçon ne fronça pas le sourcils – encore trop mal à la tête – mais l'envie ne lui en manquait pas. Cette version des faits sonnait faux.

Oui, c'est vrai, mais ça ne t'oblige en rien.

Non, mais c'est ce que je veux.

« … C'est juste un youkai, alors » préféra-t-il dire.

« Au début, oui. Mais ça, Tadashi, c'était avant un contrat avec un prêtre et six siècles pendant lesquels il a été vénéré comme un dieu de protection et de vitalité, et s'il y a bien un élément capable de transformer n'importe quoi, c'est le facteur humain. Beaucoup de youkai désirent gagner en pouvoir, et pour ça, les plus vicieux iront dévorer des gens, tandis que les moins destructeurs leur proposeront des contrats aux conséquences plus ou moins ravageuses à long-terme. »

« Tu… noircis pas un peu le tableau, là ? » marmonna Tadashi alors que la migraine commençait à lui picorer entre les deux yeux.

Il ne s'attendait pas à la colère subite de son aïeul.

« Moi, je noircis le tableau ? Après ce que ce contrat a coûté à notre famille ? Après mes frères ? Après ta tante... »

Il dut s'étrangler, Tadashi n'était pas sûr car les ténèbres revenaient lui boucher les sens, et à peine fut-il conscient de se retrouver à nouveau couché, son front bouillant recouvert d'une main trop décharnée.


« Tadashi-kun, il est presque deux heures de l'après-midi. Tu ne vas pas bouder mon pauvre bentô pour ton futon, rassure-moi ? »

Grand-mère était une sainte. L'adolescent n'avait pas eu conscience de la faim de loup qui lui campait dans les tripes avant d'entendre parler de nourriture. Pour une fois, la vieille dame n'avait fait aucune remarque sur ses manières de table, et pourtant il n'y avait mis aucun effort.

« Et bien, peut-être que tu as hérité de ma sensibilité familiale, mais cet appétit, c'est tout Hamada » se borna-t-elle à commenter. « L'influence du kami, probablement. »

A la mention d'influence, Tadashi sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Suite à l'insistance du Professeur Oikawa pour lui faire passer un examen médical, il avait demandé des précisions sur le type de répercussions que pouvait avoir l'intervention d'un youkai sur l'organisme humain.

Et à un moment, il avait été question de…

« Hé… Un inugami dans la famille, c'est pas supposé être… dangereux ? »

Maemi cligna des yeux, larges et sombres comme la nuit.

« … J'ai failli ne pas épouser ton grand-père à cause de cela » lança-t-elle tout à trac. « Il court toujours de vilaines rumeurs sur les lignées inugami, et mes parents se méfiaient à juste titre. Seulement, qui d'autre aurait voulu une femme susceptible d'être tuée par son propre don héréditaire, si ce n'est un autre paria ? Nous nous sommes donc unis. »

Tout à coup, quelque chose imbibait l'atmosphère. Sale. Glacé. Inébranlable.

« … Quand notre fille est née, elle était comme tous les autres. Bruyante. Souriante. Parfaite. C'est quand elle a grandi… Elle refusait de marcher plutôt que de ramper à quatre pattes. Elle refusait de parler et grognait quand on insistait. Tomeo… Après avoir perdu deux frères aînés et un plus jeune à cause d'un excès de l'influence du kami dans leur sang, il insistait qu'elle était juste handicapée. Qu'elle pouvait rester avec nous, tant qu'on s'en occupait, tant qu'on l'ai-aimait... »

« Je savais pas que j'avais une tante » fit Tadashi pour laisser à Maemi le temps de se remettre de son hoquet mouillé.

Grand-mère avait les yeux trop brillants.

« Tadashi-kun, tu te rappelles la cicatrice rouge que ton père avait sur l'avant-bras ? Celle en demi-cercle ? »

« … Oui ? »

« J'avais juste tourné le dos un moment. Et puis j'ai entendu ton père de deux mois qui criait… Et quand je suis revenue, mon bébé avait le bras en sang, ma fille avait la bouche pleine de sang, et mon mari la tenait pour l'empêcher de finir le travail. »

Silence. Lourd. Compact.

« … Tomeo… il m'a dit d'emmener Daiki à l'hôpital, qu'il s'occuperait de tout, et… et je savais ce qui se passerait, ce qu'il allait faire, mais je la sentais aussi, je sentais la forme de ses pensées, et… de la viande. Elle ne voyait pas un bébé, pas son petit frère. Juste de la viande. »

La vieille dame était si fragile dans les bras de Tadashi, il avait peur de la faire voler en éclats s'il maintenait un contact trop appuyé. Sauf qu'il ne pouvait pas bouger. Pas fuir, même s'il voulait échapper à cette histoire que traînait ses grand-parents. Échapper à l'horreur qu'il devinait au bout du récit.

Tout le monde savait ce qui arrive à un chien trop dangereux.

« Je... »

Mais les mots ne voulaient pas venir.

Maemi gémit faiblement dans son étreinte.

« Kagome. Ma toute petite fille. »

Tadashi continua de la tenir, muettement.

Il n'y avait rien à dire. Rien qui puisse être dit.