14 août 2027
Tante Cass n'avait pas été contente d'apprendre que l'aîné de ses neveux avait l'intention d'effectuer un petit séjour chez ses grand-parents en plein milieu du mois d'août. Genre, vraiment pas contente du tout, et elle ne s'était pas privé de le faire savoir aussi profusément que possible.
D'un autre côté, Tadashi n'était pas certain de pouvoir ériger une barrière acceptable contre les esprits défunts qui ne manqueraient pas de converger sur lui pour Obon. Il fallait probablement s'y attendre : pour entendre le surnaturel et le laisser lui déborder dessus spirituellement et psychiquement, l'adolescent était un pro, et faire exactement le contraire ne lui viendrait donc sans doute jamais facilement, même après avoir suivi un entraînement poussé.
Des barrières, le sanctuaire Hamada en avait plus qu'assez, et l'endroit venait même avec un professeur particulier disposé à vous apprendre comment tenir tout spectre malvenu à l'écart. Et puis, c'était seulement pour trois jours, ce n'était pas si Tadashi allait renoncer du jour au lendemain à sa citoyenneté américaine pour déménager à Tokyo – ce qu'il n'avait aucune envie de faire, parce que Tante Cass le réduirait en chair à pâtée qui finirait dans la gamelle de Mochi.
En dehors de la méditation et des exorcismes divers et variés à apprendre par cœur jusqu'à pouvoir les réciter dans son sommeil, c'était basiquement un séjour typique chez les grand-parents. Témoin la conversation actuellement en train de se dérouler autour d'une tasse de thé.
« Un lycée technologique ? » répéta Maemi comme si son petit-fils venait de lui annoncer qu'il comptait se changer en morse pour aller vivre sur la Lune.
À côté d'elle, Tomeo plissait les yeux, ce que Tadashi l'avait vu faire à l'occasion lorsque le vieil homme oubliait ses lunettes et ne s'en rendait compte qu'alors qu'il essayait de lire le journal. Le jeune homme opta pour arborer son sourire le plus serein.
« Pour faire de la robotique » précisa-t-il.
D'accord, peut-être bien que les Power Rangers et autres Transformers l'avaient nettement influencé au cours de son enfance mentalement vulnérable, Fred, mais nul ne pouvait nier que c'était un champ de recherches qui prenait de plus en plus d'ampleur avec les avancées technologiques actuelles. Et il avait toujours été fasciné par le fonctionnement des appareils type ordinateur, lave-linge ou GPS, ça ne pouvait que l'aider dans ce chemin de carrière.
En face de lui, ses grand-parents ne semblaient toujours pas convaincus.
« Est-ce que c'est comme les voitures qui roulent toutes seules, Tadashi-kun ? » voulut savoir Maemi, assez hésitante. « Parce que même si le vendeur jure que ça marche à la perfection, il y en a toujours une pour tomber en panne sur l'autoroute ou renverser un piéton... »
« Grand-mère, les accidents arrivent aussi avec des gens derrière le volant » répondit Tadashi, qui voulait conserver sa bonne humeur. « Et quand une erreur se produit, c'est toujours possible de la corriger et de faire mieux à l'avenir. »
Maemi se borna à froncer les sourcils devant ces arguments bien réfléchis.
« Et ta tante, que dit-elle de tes projets ? » interrogea Tomeo d'un ton suspicieux.
« Que du moment que j'arrêtais de démonter son fer à repasser et que je l'améliorais à la place, elle me donnait sa bénédiction » lança l'adolescent.
Intérieurement, il ne pouvait s'empêcher de bouder un peu. Il avait eu onze ans, lors de l'incident du fer à repasser, et il avait sincèrement cru qu'il pourrait remettre tous les éléments à la bonne place. Tante Cass pouvait bien cesser de le lui rappeler, non ? Ça avait été un accident, rien de plus.
« Et c'est ce que tu comptes faire, alors ? Ingénieur en électroménager ? »
Et ça y était. Tadashi inspira.
« Je pensais plutôt à la robotique médicale » fit-il d'un ton décidément neutre. « Sauver des vies au lieu de penser à la mort en permanence, c'est assez louable comme objectif, vous ne trouvez pas ? »
La parenthèse silencieuse s'imposa d'elle-même. Subitement accablé par la fatigue, Tadashi baissa la tête, fixant sa tasse de thé plus occupée à refroidir qu'à se faire boire.
Ça faisait six ans que la mort avait fait irruption dans son existence, et avait refusé de lever le camp. Six ans pendant lesquels il avait dû apprendre à vivre avec une étiquette de nécromancien et médium à son corps défendant. Six ans à réaliser graduellement combien la vie était d'une telle fragilité qu'elle pouvait s'éteindre sans prévenir, n'importe quand, pour la plus bête des raisons.
Et quand vous aviez pris conscience de cette fragilité, cette vulnérabilité… vous vouliez juste ériger des boucliers. Trouver un moyen d'aider – de protéger. N'importe quoi pour permettre à la vie de se poursuivre au lieu de disparaître dans les ténèbres.
Était-ce le raisonnement qu'avait suivi Daiki Hamada, avant de devenir docteur ? Que penserait-il de son premier-né, s'il était toujours là ? Serait-il encourageant… ou déçu, de voir quel choix Tadashi avait opté de commettre ?
Un tintement de porcelaine arracha le jeune homme à ses pensées. Maemi venait de faire glisser l'assiette de petits gâteaux dans sa direction.
« Tu as une petite mine, Tadashi-kun » déclara-t-elle, « il te faut plus de sucre dans le sang. Et est-ce que tu dors assez, juste au-dessus du café de ta tante, avec tous ces clients et la circulation... »
« Le café n'est pas ouvert après vingt-deux heures et il est situé sur une rue piétonne, Grand-mère » lui rappela Tadashi.
« Mange un biscuit, en attendant » insista la vieille dame. « Pour une fois que j'essaie une nouvelle recette, et les hommes de ma vie ne veulent même pas goûter, c'est un monde. »
Tomeo se fit vaguement penaud devant cette pique non-dissimulée, et Tadashi se fit la réflexion que si Tante Cass n'était pas si déterminée à s'opposer en tout point à sa belle-famille, elle se serait entendue pas mal du tout avec Maemi.
Remarque, c'était sans doute pas plus mal que ce ne soit pas le cas, ou les représentants mâles de la famille Hamada n'auraient plus eu un moment de répit.
Sam Lopez avait toujours été une fille bizarre, du plus loin qu'elle s'en souvienne. Mais bon, quand vous êtes hantée par votre jumeau mort-né à cause de vous, c'est probablement inévitable.
Au début, elle avait juste cru que c'était un ami imaginaire – c'est bien ce que font les enfants uniques en mal de compagnie, pas vrai, s'inventer des frères et sœurs ? Sauf que lorsqu'elle parlait à ses parents de son frère Sam, ils ne pouvaient pas s'empêcher de sursauter et de blêmir.
C'était uniquement après son neuvième anniversaire qu'ils avaient rassemblé le courage nécessaire pour lui annoncer qu'elle n'aurait jamais dû être fille unique, s'il n'y avait eu un cordon ombilical malencontreusement enroulé autour d'un cou trop fragile, et voilà, au lieu d'un bébé rose et un bébé bleu, il n'y avait eu qu'un bébé rose à ramener à la maison et une petite urne bleue à emmener au cimetière.
C'était après cette explication qu'elle avait commencé à demander qu'on l'appelle Sam. Et qu'elle avait commencé à entendre le murmure.
Tu devrais me laisser prendre ta place.
Elle avait toujours été une fille nettement active, mais son énergie avait pris une allure un brin frénétique après la grande discussion, avait eu besoin de s'épancher dans plus d'activités. Elle avait besoin de vivre pour deux, après tout.
Le surmenage, surtout prolongé sur plusieurs années, ça impactait logiquement la santé, non ? Ça expliquait pourquoi elle avait des absences. Pourquoi elle faisait du somnambulisme. Pourquoi elle faisait des choses sans se les rappeler après coup.
Peut-être qu'elle devrait se reposer, mais comment pourrait-elle ? Elle avait trop à faire. Alors elle continuait sur sa lancée.
Et toujours continuait le murmure, juste à la surface de ses pensées.
Tu devrais me laisser prendre ta place.
