« Mon opinion ne comptera sans doute pour pas grand-chose comparée à celle des entraîneurs, mais je t'ai trouvée vraiment pas mal. »

En matière de garçons, Sam confesserait n'avoir aucune expérience pratique, et ce depuis qu'un horrible goujat l'avait rejetée sans aucune délicatesse à la fin de son CM2. Oh, elle avait bien eu un béguin pour un copain de classe en 5e, ainsi que les habituelles rêveries concernant diverses stars de cinéma ou de télé (sérieusement, Chris Hemsworth, miam) mais c'était resté au stade de la pensée, jamais concrétisé.

Alors, c'était un peu normal que son estomac fasse un vol plané alors qu'un beau garçon venait lui adresser spontanément la parole, non ? Parce qu'il était beau. Pas exactement un canon comme sur les posters de film ou dans les défilés, mais ses épaules avaient l'air bien solides et les sourcils épais plus le nez lui donnaient une touche de caractère.

Couché ma grande. On ne bave pas.

Elle sourit de son mieux, s'efforçant de paraître assurée au lieu de succomber à un gloussement nerveux.

« Comme quoi, ça sert d'avoir pratiqué la danse pendant plusieurs années. Et puis, ça vous fait de ces jambes ! »

Le garçon ne rigola pas, il ne jeta même pas de coup d'œil en dessous de la taille de Sam à l'intention des appendices susmentionnés recouverts de leurs leggings gris et noir. Aurait-elle trouvé – miracle des miracles en cette ère – un gentleman ?

« Oui, j'ai vu ça tout à l'heure. Et laisse-moi te dire, rien qu'à voir ce que tu en faisais, je souffrais des genoux et des hanches. »

Cette fois-ci, Sam gloussa mais c'était plus amusé qu'autre chose.

« Ah c'est sûr que c'est pas pour les petites natures de danser ! Mieux vaut encore pratiquer le football ou le rugby, c'est tellement plus délicat » décréta la jeune fille blonde qui ne plaisantait qu'à moitié – les gens avaient du mal à s'en douter parce que tout le monde trouvait le ballet plus décoratif, mais ça demeurait brutalement physique.

Et voilà le sourire sur le visage de son interlocuteur, pas tout à fait là mais définitivement prêt à surgir, un frémissement amusé à la commissure des lèvres qui vous donnait l'irrésistible envie de l'imiter.

« Ce n'est pas moi qui vais affirmer le contraire » proclama-t-il. « Mais pourrais-je connaître le nom de ma si vaillante interlocutrice ? »

« Appelle-moi Sam, ou si vraiment tu veux être poli, Sam Lopez. Et en échange, j'aimerais savoir qui tu es aussi. »

Cette fois, le sourire fut franc et sans ambiguïté, plein de dents parfaitement entretenues.

« Tadashi Hamada » annonça le garçon, et des papillons se mirent à danser le tango en plein sous le plexus solaire de Sam, à croire que sa cage thoracique venait de se changer en salle de bal pour l'usage exclusif des lépidoptères.

Un murmure remua dans le fonds de sa pensée.

Tu ne mérites pas ça.


Le possible tueur en série ou détraqué sexuel n'avait pas touché la jolie Latino blonde du bout du doigt, pendant toute la période où Donnie les avait observés.

D'aucuns diraient que peut-être, le gars n'avait aucune intention malvenue envers la fille, sauf si on considérait qu'embrasser une fille sans être mariée avec, c'était dégoûtant, mais ce type d'opinion n'était plus guère exprimée que par des gens assez vieux pour se rappeler la Seconde Guerre Mondiale, et il n'y en avait plus tellement légion maintenant qu'on était presque quatre-vingts-dix ans après les faits.

D'aucuns diraient que Donnie était complètement paranoïaque, anxiogène au point de se faire des films slasher catastrophe dès qu'il voyait quelque chose qui ne lui plaisait pas, et que c'était juste minable de sa part. Il savait ça, il le savait atrocement bien.

Et pourtant, ça lui restait dans la tête. Il ne pouvait pas arrêter d'y penser.

Son père l'engueulerait comme du poisson pourri si jamais Donnie lui racontait ça. Sa mère lui ferait la grimace et pousserait des soupirs à fendre l'âme. Sa grand-mère…

Pour ce qui était de Mamie, Donnie n'était pas très certain. Mamie – comme les dames lorsqu'elles atteignent un âge particulier – avait des opinions concernant la conduite à adopter en présence des gens, surtout du sexe opposé, et elle qualifierait probablement son intérêt comme du voyeurisme déplacé.

Mais Mamie allait aussi à l'église chaque dimanche parce qu'elle croyait mordicus aux anges et au Diable, et quand Donnie avait cru qu'un fantôme se cachait dans la cave, elle n'avait pas hésité à le croire. Mamie Payton croyait que l'être humain n'était pas juste une créature de rationalité, alors quand vos tripes vous hurlaient que quelque chose clochait, vous feriez mieux d'écouter. Très attentivement.

Tous les gosses aimaient leurs grand-mères, surtout quand celle-ci vous a tenu lieu de nounou la plus grande partie de votre enfance vu que vos parents devaient tous les deux bosser et qu'elle habitait à même pas cinq minutes à pied. Pour le meilleur et pour le pire, ça laissait des traces.

Pour Donnie, c'était la croyance en l'irrationnel. Et bon, il n'était pas une fille donc pour ce qui était de l'intuition, il se débrouillait probablement plus mal, mais ça restait de l'intuition.

Alors il avait observé, et il avait écouté pendant que le métis et la blonde échangeaient leurs noms et leurs numéros de téléphone. Juste pour être sûr, il n'allait pas se relâcher.

De toute façon, il avait foiré les essais, alors ce n'était pas comme s'il avait mieux à faire.


« Tante Cass, je crois que j'ai fait une boulette. »

La pâtissière bigla l'aîné de ses neveux par-dessus le plateau de cupcakes vanille-framboise qu'elle venait de sortir du four.

« Le genre boulette de viande miam miam, ou le genre boulette recrachée par Mochi ? » interrogea-t-elle avec suspicion. « Parce que l'une d'elle passe très bien, et l'autre n'est qu'un tas de saletés difficile à nettoyer. »

Tadashi arborait la mine traquée du gamin qui aurait préféré se trouver n'importe où pourvu que ce ne soit pas ici.

« Le genre où j'aurais comme qui dirait fait du plat à une fille ? » laissa-t-il tomber. « Et apparemment, ça lui a plu, et elle m'a envoyé deux textos… je lui réponds comment ? »

Heureusement que Cass venait de poser le plateau sur le comptoir ou sinon les cupcakes se seraient répandus sur le carrelage.

« Tadashi Hamada ! Tu viens de me dire que tu as une petite amie ?! »

D'habitude, l'excitation ne pousserait pas le timbre de Cass dans de pareils aigus, mais vu les circonstances, elle pouvait bien s'autoriser un petit écart.

« Quoi ? Non ! C'est juste une gentille fille… alors j'ai été gentil… un vrai gentleman, tu aurais été fière de moi » se hâta d'affirmer l'adolescent.

« Oh, je le suis » roucoula la tante comblée.

Depuis quand était-il aussi grand ? Hier à peine, il paniquait de se trouver un bouton rouge sur le front et lui démontait le fer à repasser, et aujourd'hui il charmait ces demoiselles comme si de rien n'était ! Si Cass n'y prenait pas garde, demain viendrait l'invitation au mariage – non, au baptême du premier petit-neveu.

Bon, peut-être s'emballait-elle un peu trop. Mais son neveu commençait à remarquer les filles, et c'était un passage important dans la vie ! Ça méritait un peu d'emballement !

Ça méritait aussi tous ses encouragements et son soutien. Dieu savait que les relations étaient compliquées – Ki avait eu sa part d'aventures plus ou moins désastreuses avant de rencontrer enfin Daiki, et tout parfait qu'il eût été, leur mariage avait connu sa part de tensions. Inexpérimenté comme l'était Tadashi, bien sûr qu'il commettrait des faux pas.

Mais c'était important qu'il vive ça : la première fois que le cœur bat trop vite, la première erreur, le premier chagrin. Comment pourrait-il réaliser à quel point l'amour était précieux, autrement ?