30 octobre 2027

Le Lucky Cat Café ressemblait vaguement à une maison de poupée, aux yeux de Donnie, le genre de petite maison où vous vous attendiez à ce que l'hôtesse porte une robe couverte de froufrous et autres dentelles, et vous serve de la limonade maison avec des petits gâteaux. Sauf que quand vous rentriez à l'intérieur, la décoration était résolument japonaise – petites lanternes en papier, maneki-neko de toutes les couleurs et formes imaginables, peintures de cerisiers en fleur et bien d'autres encore.

Ce n'était pas rare de tomber sur un endroit qui fusionnait l'européen et l'asiatique pour qui habitait à San Fransokyo, ville qui faisait de son mieux pour incarner le melting-pot américain, mais Donnie en loucha quand même.

« Bonjour, bonjour ! C'est pour quoi ? »

La dame devait avoir une dizaine d'années de moins que ses propres parents, et il ne put s'empêcher de la trouver plutôt jeune pour tenir son propre café. Il sortit son sourire le plus poli.

« Ah, heu… votre neveu vous a bien dit qu'il avait réservé une table pour quatre… ? »

Les sourcils de la tenancière se haussèrent sous sa frange ébouriffée.

« Mais oui ! Alors voyons, puisque Sam et Fred, je les connais déjà, ça fait de toi… Donnie, c'est bien ça ? »

« Oui, madame » confirma le jeune homme qui se détendait.

« Appelle-moi Cass, tu connais mon neveu et je suis trop au courant de l'actualité pour me sentir si vieille que je mérite d'être une madame » déclara-t-elle en agitant la main comme pour chasser une mouche. « Va au fond du restaurant, près de la fenêtre de gauche. Tu veux boire quelque chose en particulier ? »

Mémé ayant élevé son petit-fils dans le respect de l'hospitalité américaine, Donnie passa commande d'un thé vert matcha avant de se diriger vers son supplice.

Le métis – Tadashi, il s'était présenté comme ça – avait enfilé un pull à col roulé rouge qui ne lui allait pas si bien au teint, mais dissimulait parfaitement les marques de strangulation, le blond – Fred, ça prit un petit moment à Donnie pour se rappeler ce nom-là, noyé qu'il avait été dans le bavardage du gars – arborait son bonnet en dépit de ne pas être dehors, et la fille exorcisée était emmitouflée dans un manteau pelucheux jaune citron ce qui assorti à sa petite mine laissait entendre qu'elle se remettait d'un rhume atroce.

« Yo, le héros de l'heure ! » lança gaiement le blond en agitant follement les bras, obligeant son voisin de table à se baisser pour éviter de prendre un coup. « Viens, viens ! Il y a de la place à côté de Sam ! »

« Simone » rectifia la fille en retroussant les commissures de ses lèvres couvertes de rose saumon. « C'est Simone Lopez. Et si je pouvais connaître le nom de mon deuxième sauveur, ce serait rudement chouette. »

L'un des avantages d'être Noir, c'était que les gens autour de vous ne se rendaient compte de rien quand vous rougissiez assez violemment pour qu'un œuf au plat puisse vous cuire sur les joues.

« Donnie Payton. Et j'ai sauvé personne » marmonna-t-il presque honteusement.

« C'est à moi d'en juger » riposta Simone en tapotant la banquette à côté d'elle. « Et je pense que sans ton intervention, deux des personnes autour de cette table ne seraient certainement pas là. »

Ravalant désespérément sa salive, il s'assit. De l'autre côté de la table, Fred semblait tout à coup avoir remarqué les bouteilles de condiments sur la table, et Tadashi arborait l'air serein d'un notaire sur le point de vous embrouiller dans les termes techniques avant de vous remettre l'héritage du beau-père.

« Alors, tu dois avoir des questions. »


C'était quand même dommage que Sam – Simone, elle s'appelait Simone – ne soit pas romantiquement compatible avec Tadashi, parce que si pratiquer un exorcisme sur une fille qu'il connaissait à peine pour sauver la vie de ladite fille n'était pas la marque d'un preux chevalier à l'armure flamboyante et donc petit ami du tonnerre, il n'y avait plus de justice en ce bas monde.

Enfin, elle se consolerait avec son amitié, et le jour où il trouverait la femme de sa vie, elle s'empresserait d'assurer à la veinarde qu'elle venait de tirer le numéro gagnant à la loterie des maris potentiels. Tadashi avait bien mérité ça.

Oh ! Et son deuxième sauveur ! Il fallait qu'elle trouve quelque chose de gentil à faire pour Donnie ! Le pauvre, il avait l'air tellement effrayé alors que Fred lui confirmait que oui, les mauvais esprits existaient, et que les gens normaux n'étaient pas autorisés à savoir ça sinon les magiciens viendraient leur effacer la mémoire.

Pour le coup, Sam – Simone – s'était sentie obligée de protester.

« Mais si je ne veux pas perdre mes souvenirs, moi ? Et d'abord, le partage d'informations aiderait drôlement à réduire le nombre d'incidents comme le mien, alors pourquoi essayer de tout cacher ? »

« Oh, c'est la faute de Salem et de l'Inquisition » répondit nonchalamment Fred qui avait fini de triturer le pot de moutarde karashi. « Honnêtement, quand tu vois toutes les crasses que se font les gens à cause de la religion et de la couleur de peau, tu voudrais crier sur tous les toits que non, tu n'es pas comme les autres ? »

Donnie grimaça franchement devant cette raison brutale, et il avait bien raison. Mais tout de même.

« Alors… je ne peux rien dire du tout ? À personne ? »

« Avec nous, je suppose que tu peux » nuança Tadashi, « mais si tu parles de discuter avec tes parents et tes copines… mieux vaut éviter. »

Simone plissa le front. À la suite de son exorcisme, ses parents l'avaient gardée à la maison pour le restant de la semaine et elle avait dû faire des pieds et des mains pour être autorisée à sortir ce week-end, n'obtenant gain de cause qu'après avoir juré que Tadashi veillerait sur elle et signalerait tout problème subit. Et si elle essayait de leur expliquer que son problème d'ami imaginaire était en réalité un cas de possession qui était passé à deux doigts de leur coûter leur fille… ouais, elle ne le voyait pas bien finir.

C'était… étonnamment douloureux d'avoir à affronter la vie sans son frère – sans Sam. Il avait toujours été là, depuis le début, et même si son hostilité avait fini par prendre des proportions meurtrières, elle avait passé tant de bons souvenirs avec lui.

Mais il est parti, lui souffla une petite voix ressemblant à celle de Tadashi, ton frère était parti longtemps avant que tu sois née, c'est seulement qu'il ne voulait pas l'accepter. Ça fait toujours mal d'accepter que la fête est finie, mais ça ne changera pas la réalité des choses. Tu es toujours vivante, et tu va devoir porter ce départ en toi.

Tadashi avait parlé avec le ton fatigué de l'expérience, et Simone n'avait pas osé élever la voix. De toute façon, elle se doutait un peu du drame – il vivait chez sa tante et pas une fois depuis qu'elle l'avait rencontré, il n'avait fait allusion à ses parents.

Son frère était parti, et elle était toujours là. Mais après tout, c'était le cas depuis très, très longtemps. Depuis la vie entière de Simone, en réalité.

« Heu, Fred ? Fais a-AAAh ! »

Mine de rien, tripoter un tube de wasabi sans vérifier que le bouchon était bien fermé, ça vous avait des résultats explosifs. Par bonheur, elle n'était pas dans la ligne de tire – hélas pour son voisin, lui l'était.

« Nom de Dieu ! Donnie, ça va ? »

Le grand jeune homme Noir ne répondit pas, baissant des yeux exorbités sur l'énorme tache verte décorant à présent sa chemise blanche. Puis la banquette grinça alors qu'il tombait à la renverse, s'étalant sans grâce sur le sol du café.

Bon, comme quoi ses parents n'auraient pas dû s'inquiéter, c'était son voisin qui s'était évanoui à sa place.