12 juin 2028

« Alors, c'est quoi tes projets pour cet été ? »

Lorsqu'elle avait commencé le lycée l'année dernière, Simone ne s'attendait certainement pas à se faire exorciser du spectre de son frère, à se faire de nouveau appeler par son prénom et à avoir trois amis du sexe opposé. Enfin, elle pensait qu'ils étaient tous amis ? Elle ne savait pas si c'était correct de considérer Tadashi un ami après avoir essayé de sortir avec lui (même si la rupture avait été on ne peut plus cordiale), Wasabi – pardon, Donnie, mais c'était le genre de surnom qui vous collait à la peau – était tellement nerveux qu'elle avait peur d'aborder le sujet en sa présence pour ne pas lui infliger un anévrisme, et Fred… et bien, Fred.

Ce n'était pas que Fred soit imbuvable, certainement pas, c'était qu'il ressemblait davantage à une tornade enthousiaste qu'à un être humain en bonne et due forme. Comment voulez-vous être amis avec un phénomène naturel ?

Apparemment, personne n'avait jamais expliqué cela au blond, ou ça lui était rentré par une oreille pour ressortir par l'autre. Simone accordait aux deux possibilités une chance équivalente d'être valide.

Elle prit sa moue la plus boudeuse.

« Je sais pas si tu as entendu parler du Chemin Neuf ? La communauté catholique ? »

Fred fronça les sourcils sous son éternel bonnet.

« Désolé, ma grande, mais dans l'entreprise familiale, on n'est pas tellement branchés au niveau religion. Les procès de Salem, tu ne souffriras point que vive la sorcière et tout le tralala, ça n'encourage pas trop. »

Ouais, bon argument. Simone n'en poursuivit pas moins.

« Parce que chaque année, ils organisent une grande réunion en France, dans l'abbaye de Hautecombe. C'est au mois d'août, il doit bien y avoir cinq mille personnes de seize à vingt-cinq ans, et c'est pas juste des discussions sur la vie de Jésus, ils te proposent aussi d'aller faire trempette dans le lac ou d'apprendre à tirer à l'arc... »

« Comme une colonie de vacances, mais version jeune adulte et catholique ? » résuma son interlocuteur.

« Basiquement, ouais. »

Fred eut un petit sourire.

« Ben ça paraît sympa. Ils disent quoi, tes parents ? »

« Maman est entièrement d'accord, elle trouve que ça me fera du bien de sortir un peu du pays et de parler à d'autre gens, et vu que c'est un rassemblement catho elle est rassurée parce qu'au moins, ce sera à peu près correct. Papa, il veut juste que je ramène une tonne de photos, surtout les soirs où on fera la fête. Je crois qu'il se sent un peu vieux et qu'il veut se rappeler sa jeunesse. »

« Vieux, c'est une question de point de vue » déclara le jeune homme. « Mon père, il répète toujours qu'il ne se sent pas vieux, et pourtant il doit bien avoir quatre-vingts ans. »

« Quatre-vingts ans et un fils au lycée, ça le stresse pas ? » ne put s'empêcher de demander Simone – oui, les descriptions de M. Lee données par son fils le dépeignaient en parfaite santé et très, très dynamique, mais ça restait un âge drôlement avancé pour fonder une famille, alors qu'on s'attendrait plutôt à des petit-enfants.

Ce ne serait certainement pas drôle pour Fred de perdre son père tout juste après être entré dans la vie active. Elle ne pensait pas que même son optimisme têtu pouvait encaisser un coup pareil.

Le garçon haussa les épaules.

« Dans le monde magique, la longévité moyenne est d'un siècle et demi, alors il a encore du temps devant lui. Il jure qu'il pensera à arrêter d'enquiquiner le monde une fois que je serais mort. »

« C'est pas gentil, comme blague » s'insurgea la jeune fille.

« Non, mais c'est drôle » riposta son interlocuteur. « Et vu l'accroissement de la durée de vie, si ça se trouve, c'est moi qui vais mourir après lui, même si c'est juste d'un an ou deux. »

Simone gémit théâtralement et s'avachit en arrière, son siège de bibliothèque craquant de protestation sous le geste.

« Pourquoi ça se fait » lâcha-t-elle avec son allure la plus martyr, « qu'on en finisse toujours par discuter de la mort, nous quatre ? »

« Hé, on a un nécromancien dans la bande et tu étais hantée, c'est un peu inévitable de se lier via des expériences communes » lança Fred. « Et quand tu y penses, tu ne peux pas trouver une expérience plus commune que la mort au sein de l'humanité, tout le monde finit par y avoir droit ! Ça et les taxes. »

« Les taxes, quand tu vis au fin fond de l'Amazonie ou de l'Himalaya, ça m'étonnerais que t'en payes beaucoup » bougonna Simone, les yeux clos derrière ses lunettes à monture rose.

« Hum, pas faux » musa Fred, plissant les lèvres. « Pauvre Terry Pratchett, il a pas dû prendre en compte le facteur isolement quand il a écrit ça... »

Un ange passa. C'était fou, comme les plumes pouvaient absorber le bruit, Simone se serait presque crue seule dans le bâtiment – qui pourtant n'était pas petit, trois étages quand même et assez large pour loger un modeste terrain de foot entre ses murs. Bien sûr, ça ne pouvait pas durer, le blond caché sous son bonnet semblait souffrir d'une allergie aux plumes, mais vu le passif de ses ancêtres avec la religion, peut-être était-ce simplement qu'il détestait les anges et cherchait à les faire fuir dès qu'ils menaçaient de s'incruster un peu trop longtemps.

« Et si tu invitais Wasabi à venir avec toi ? »

Simone rouvrit les yeux. Fred la considérait avec l'expression satisfaite du génie exposant son théorème tout juste développé, que personne en dehors de lui ne parvenait à comprendre.

« Et pourquoi je ferais ça, exactement ? »

« Il fait une crise de foi, en ce moment, et c'est une colonie de vacances catho. Ça coule de source ! » décréta le jeune homme.

« Tu pousses, Fred. Tu pousses tellement que ça fait tomber mémère dans les orties, et ça, c'est pas bien du tout. »

« Honey Lemon, je te connais » protesta le jeune homme, « sous toute cette acidité prétendue, tu es douce comme du miel ! »

La jeune fille roula des yeux, pas dupe de la tentative grossière visant à l'amadouer. Et puis, elle savait très bien que Fred n'avait eu l'idée de ce surnom qu'après s'être embrouillé les pinceaux et l'avoir appelée Citron au lieu de Simone, ce qu'il avait trouvé si drôle qu'il n'avait pas voulu lâcher la blague.

Remarque, il aurait pu trouver pire, et plus embarrassant, regardez donc ce pauvre Donnie condamné à rester un Wasabi aux yeux du blond.

« Les places à Hautecombe sont limitées, et les inscriptions sont closes depuis la fin mai » asséna-t-elle en guise de coup de grâce.

Fred se dégonfla.

« Mon beau plan ! Adieu à toi, tu étais pourtant si parfait, mais que veux-tu faire contre la malice des hommes ? Les bureaucrates trouvent toujours moyen de tout compliquer ! »

« Tu sais que si tu suis dans les traces de ton père et que tu dégottes un boulot dans le gouvernement, tu nageras dans la paperasse matin, midi et soir » pointa espièglement Simone, qui se doutait que la magie n'avait pas permis l'élimination de ce problème spécifique.

« Laisse-moi mes illusions » ronchonna son interlocuteur. « Surtout celle où je bois une potion pour me changer en monstre et courir après les contrevenants, pour les empêcher de mener une vie dissolue ! »

Ah, c'était sûr qu'une fois mort de rire, il était impossible à un criminel de récidiver.