12 septembre 2028
Il y avait tout un tas de choses qui portaient sur les nerfs de Gogo Tanaka, à son immense furie – qu'elle exprimait en faisant la gueule et en se teignant les cheveux, à l'occasion en séchant les cours et en roulant trop vite à vélo et sur son skateboard, pour le plus grand déplaisir de ses parents.
La première de ces choses, c'était le fait que ses géniteurs avaient décidé de nommer leur chair et leur sang Ethel. Ethel ! Depuis quand c'était un nom, ça ? Ils prétextaient que c'était en l'honneur de la plus jeune fille de Théodore Roosevelt, Ethel Roosevelt Derby qui avait été une infirmière de la Croix Rouge et avait été très influente dans le mouvement des droits civiques, mais ça restait complètement pourri ! Quand une gonzesse s'appelait Ethel, c'était forcément une vieille avec de la moustache et des vêtements couverts de dentelles hideuses et qui braillait parce qu'elle était trop sourde pour entendre le son de sa propre voix !
Elle préférait de loin Gogo, comme la phrase fétiche de l'Inspecteur Gadget quand il voulait utiliser sa voiture ou ses lunettes infrarouges ou ses membres télescopiques. Quand elle avait eu moins de dix ans, elle adorait sauter sur sa patinette en criant gogo, gadget auto et démarrer à fond la caisse. Son père répétait souvent qu'il fallait lui visser un casque de vélo sur la tête à cet âge quand elle sortait vu la kyrielle de dégringolades provoquée par son habitude, mais c'était plus affectueux qu'irrité et le surnom avait été vite trouvé, vite adopté, et promptement incrusté dans son identité à un tel point qu'elle n'imaginait plus le laisser derrière.
C'était un surnom qui exprimait parfaitement sa tendance à faire les choses à cent à l'heure. Elle avait l'impression de vivre en ralenti comparé au reste du monde, et c'était la seconde des choses qui la faisaient rager – mange moins vite ou tu vas te retrouver avec un mal d'estomac atroce, ma fille, passe donc un peu plus de temps sur ce problème de maths ou les professeurs t'accuseront d'avoir bâclé ou triché, marche plus doucement ou tu vas nous perdre et on pensera qu'on t'ennuie, ralentis, ma fille, ralentis, ralentis.
Parfois, elle voulait gueuler un grand coup. Juste pour dire aux autres de bouger leur propre croupion, c'était pourtant pas si compliqué, pourquoi vous n'essaieriez pas de voir le monde à sa vitesse à elle, plutôt que de chercher sans arrêt à lui couper les ailes ? Ce n'était pas comme si elle le faisait exprès, pas comme si elle avait choisi délibérément d'avoir le cerveau et l'organisme tournant constamment le pied au plancher, pas plus qu'elle n'avait choisi de naître d'une mère coréenne et d'un père japonais.
Son métissage, c'était le troisième sujet qui la rendait furieuse. Enfin, pas tellement le métissage en soi, plutôt ce que les autres en pensaient. Ce que la famille de son père en pensait – si Yosuke Tanaka avait choisi d'émigrer en Amérique du Nord dans une ville notoirement multiculturelle avec la charmante coréenne dont il était fou amoureux, ce n'était pas un hasard, loin de là. Et si Park Min-ji faisait mine de ne rien entendre dès qu'on lui posait des questions sur sa famille, ce n'était pas non plus un hasard. Plusieurs décennies s'étaient écoulées depuis l'annexion de la Corée par le Japon au début du vingtième siècle, et les gamins de la génération de Gogo payaient encore les pots cassés – remarque, n'importe qui serait furieux de voir les gars ayant tenté de ruiner complètement votre culture refuser d'admettre qu'ils avaient peut-être commis une boulette majeure.
Pour sa part, Gogo était née à San Fransokyo, elle portait un prénom américain et avait la citoyenneté américaine et n'avait jamais mis un pied en Corée du Sud, et pouvait compter sur les doigts d'une seule main le nombre de fois où son père l'avait emmenée visiter ses grand-parents et ses cousins au Japon. Et pourtant – et c'était la quatrième chose qui la rendait furieuse – elle ne pouvait pas s'empêcher de se sentir curieuse. Vous parlez d'une blague, s'intéresser à deux pays qui la regardaient de travers pour ne pas avoir des parents convenables, en même temps trop et pas assez japonaise ou coréenne.
Oui, il y avait un tas de choses qui mettait Gogo dans une rogne magistrale, et pour son grand malheur, ce n'était pas des éléments du quotidien qu'elle pouvait facilement éviter. Au contraire, il ne s'écoulait pas un jour sans que l'un ou l'autre se rappelle à son bon souvenir.
Et sa mère qui se demandait pourquoi son petit ange tirait la tronche en permanence. Mais quand la vie s'entêtait à vous marcher sur les orteils, comment pourriez-vous conserver le sourire, surtout après la quarantième fois ? Bon, il existait certainement des gens dotés d'une compassion surdimensionnée, mais comme le proclamait l'adage, le Bouddha en personne perdait patience après s'être pris trois baffes. Gogo aurait riposté illico après la première, elle se connaissait trop bien.
Heureusement que les moteurs et les rouages et autre engrenages ne venaient pas l'enquiquiner, sinon elle ne savait pas ce qu'elle aurait fait de sa vie.
Ses parents ne pouvaient pas s'empêcher de la regarder bizarrement pour sa décision d'étudier la mécanique, mais franchement, c'était leur faute – c'était eux qui avaient jugé que la crèche coûtait trop cher et se situait trop loin de leur appartement et lieux de travail, et que la laisser sous la surveillance du garagiste au coin de la rue constituait le moindre mal, au moins le type ne buvait pas et ne la laisserait pas se faire aplatir par une bagnole.
Ça et il avait toute la collection des films Fast and the Furious plus les jeux de la franchise sur Playstation. Forcément, Gogo était tombée amoureuse – des voitures qui fonçaient à toute berzingue, comment ne pas aimer ?
De l'autre côté, elle ne pouvait pas penser au titre See You Again sans que les larmes lui montent aux yeux. Regarder le septième film et entendre cette chanson sans avoir idée du contexte, c'était déjà dur, mais quand vous saviez et que vous écoutiez le monologue final de Vin Diesel qui n'était pas juste écrit pour son personnage disant adieu à son meilleur ami mais pour l'acteur qui ne partagerait plus jamais un film avec sa co-star, que vous regardiez les deux voitures emprunter des routes différentes – ouais, Gogo n'était pas du genre à pleurer, mais elle ne pouvait pas finir ce film sans faire de son mieux pour se changer en fontaine.
C'était la seule excuse pour laquelle elle acceptait de chialer. Le reste du temps, elle préférait se mettre en colère – les larmes étaient peut-être cathartiques et tout, mais la colère vous poussait en avant à grands coups de pied aux fesses, vous persuadait de réagir au lieu de vous coucher et d'encaisser le mauvais sort. La colère fouettait le sang à la manière de deux tasses de café ultra noir bues cul sec, sans reprendre son souffle.
C'était presque aussi efficace pour se sentir en vie que de rouler à cent à l'heure. Gogo ne pouvait pas attendre de ramasser enfin assez d'argent pour passer son permis, avoir une moto à elle et faire des pointes de vitesse – loin des rues où on trouvait des piétons, bien entendu, elle n'était pas irresponsable au point d'oublier le risque de renverser quelqu'un.
Acheter sa propre moto, c'était son plus beau rêve. Oui, avant même de sortir major de promo de Galileo, même si ses parents persistaient à inverser l'ordre des deux, parce qu'ils pouvaient plus facilement digérer une fille diplômée avec tout le tralala peu importe la spécialisation qu'une fille qui ne demandait qu'à imiter les frappadingues participant aux vingts-quatre heures du Man et au grand prix de Monaco.
Gogo n'en était pas à ce niveau-là. Pas encore.
