Très franchement, Simone savait que ce qu'elle faisait, c'était un peu pousser mémère dans les orties, mais ce n'était pas comme si elle connaissait une autre fille coréenne assez bien pour demander de participer à un exorcisme – non, attendez, était-il encore possible d'appeler cela un exorcisme si le fantôme voulait partir de cette vallée de larmes constituant le monde des vivants, il avait juste besoin d'un petit coup de main ?
Pour en revenir au vif du sujet, la blonde Latino ne se voyait pas aborder une parfaite inconnue dans les couloirs du lycée ou dans les rues afin de l'inviter à des funérailles célébrées avec plus d'une décennie de retard. En d'autres termes, Gogo Tanaka devrait faire l'affaire, bien qu'elle fusse à moitié japonaise et qu'elle n'ait jamais adressé plus de trois phrases à Simone quand les deux filles voyaient leurs chemins se croiser selon les horaires et les matières.
Trouver Gogo… et bien, ça n'avait pas été facile. Parce que Gogo n'était certainement pas le vrai nom de la demoiselle en question, ça se sentait à trois kilomètres mais Simone n'avait jamais demandé davantage de précisions – ce qu'elle regrettait bien vu la situation actuelle – vu que primo, elle-même n'était pas hypocrite au point de disputer les gens utilisant constamment des surnoms, et secundo, la brune arborant une frange teinte lui aurait métaphoriquement ou peut-être pas tant que ça arraché la tête, sans être télépathe il était douloureusement facile de deviner à quel point un sujet donné pouvait fâcher votre interlocuteur.
Hors de question de demander à l'administration de Galileo dans quelle classe elle pouvait donc débusquer Gogo Tanaka, pas sans un prénom socialement acceptable ni un motif qui ne verrait pas la blonde traînée dans un asile de fous ou prise à part par les Men in Black pour se voir démolir les neurones conscients de l'existence de la magie – la neurochirurgie était atrocement compliquée, elle refusait de se soumettre à une opération de ce type sous peine de souffrir d'Alzheimer avant ses soixante-cinq ans bien sonnés !
À la place, elle avait interrogé tous les types qu'elle se rappelait être plus ou moins inscrits dans l'équipe d'athlétisme – Gogo avait mentionné nonchalamment qu'elle adorait courir, elle avait toutes ses chances d'avoir rejoint l'activité scolaire qui lui permettrait de sprinter autant qu'elle voulait – et enfin, elle avait trouvé la métisse avachie sur un banc, les yeux fermés alors que ses jambes frémissaient encore sous le coup de la tension et de la fatigue combinées.
« Dis donc, t'as bonne mine » commenta la blonde, s'abstenant diplomatiquement de relever que l'autre fille avait surtout le faciès écarlate et ruisselant de sueur.
« Quinze tours de stade » déclara Gogo sans écarter les paupières, la voix étonnamment forte vu son état général.
Simone embrassa du regard la partie du campus sur laquelle les diverses équipes pratiquaient. C'était loin d'être le stade olympique, mais ce n'était pas non plus un misérable petit bac à sable qui pouvait être contourné d'une seule enjambée.
« Et… tout ça en courant ? Parce que là, j'aurais juste un peu peur que ton cœur explose » avoua la jeune femme Latino qui sentait sa tête tourner et ses pieds hurler d'horreur rien qu'à la perspective de copier l'exploit ou la folie, elle ne savait pas quel terme correspondait le mieux.
Gogo émit un reniflement moqueur.
« Du fractionné. Marche rapide, petites foulées, sprint, et tu recommences depuis le début. »
Tout de suite, le programme semblait nettement plus raisonnable. Simone permit à un petit bruit indéfinissable de naître dans sa gorge et de se glisser hors de sa trachée. Puis Gogo se décida enfin à ouvrir les yeux.
« Alors, tu veux quoi pour venir me pourchasser ici ? »
Pas stupide, si quelqu'un avec qui vous échangiez à peine deux mots en temps normal frappait sans crier gare à votre porte, c'était que ladite personne mijotait un truc potentiellement explosif pour votre lamentable pomme. La partie entrait désormais dans la phase délicate, celle où il ne fallait absolument pas se planter sous peine de voir la maquette de trois mille cinq cents allumettes réduite à un pitoyable petit tas bon à jeter dans la cheminée.
Simone décocha son sourire le plus désarmant. Vu l'absence de réaction de Gogo, l'offensive avait raté sa cible – soit car la brune était immunisée au charme, soit car elle était trop fatiguée pour se laisser envoûter – mais elle décida de ne pas autoriser le découragement à l'envahir ou elle raterait le reste de sa mission avant même d'avoir effectuée celle-ci.
« J'ai un copain qui m'a donné un petit coup de main, quand ma santé n'était pas bonne. »
« Quand tu voulais imiter un zombie, tu veux dire » rectifia Gogo, un sourcil haussé – méfiance, ou bien se remémorait-elle la dégaine de la blonde alors que son frère la minait de plus en plus ? Simone espérait que c'était la seconde option.
« Et maintenant » poursuivit la jeune femme Latino, « parce qu'il est très gentil et ne sait pas dire non, il est un petit peu embêté. Figure-toi que cette vieille dame doit bientôt s'en aller de chez elle, mais elle insiste qu'elle doit donner je ne sais plus quoi avant son départ. Elle aurait préféré sa fille, mais celle-ci n'en voulait pas... »
« Quel rapport avec moi ? » coupa Gogo, la moue vaguement grognon, possiblement irritée par l'explication qui menaçait de se faire longue.
« C'est une vieille dame coréenne, et elle refuse de donner son paquet à une fille qui n'est pas coréenne » lâcha Simone en croisant les doigts derrière son dos – techniquement, rien de ce qu'elle avait dit n'était faux, mais ça omettait le détail non-négligeable du statut spectral de Mme Jung…
Gogo plissait le front.
« Et ton bon Samaritain, il peut pas trouver une autre cruche à embobiner ? »
Là, ce fut à Simone de froncer les sourcils.
« Je te garantis que ce n'est pas du tout une arnaque. »
« Ainsi parle la victime de l'arnaqueur juste avant que le salaud se tire avec ses économies » riposta la brune, et son interlocutrice éprouva un désagréable picotement au niveau des narines, à croire qu'elle venait de plonger le nez dans un pot de moutarde.
« Si tu ne me fais pas confiance, admets-le immédiatement et je te laisse tranquille » laissa tomber la blonde – Tadashi serait probablement déçu, mais Gogo n'était pas l'unique jeune fille d'origine coréenne qui vivait à San Fransokyo, au pire ils utiliseraient l'annuaire pour chercher des candidates jusqu'à en trouver une qui accepte de jouer le jeu.
La brune la dévisagea intensément par-dessous sa frange teinte, détrempée de sueur et plaquée à son front, puis poussa un soupir gros comme un hélicoptère.
« Tu l'auras voulu, je viens. Juste histoire d'être sûre, mais je te préviens que si ton bon Samaritain veut me refourguer de la drogue ou une autre saleté, je lui démolis la binette avant d'appeler la police, c'est clair ? »
Simone était loin d'être ravie par cette menace, mais la mission était accomplie et elle supposait que c'était l'essentiel. Et puis, une fois l'exorcisme avec consentement du défunt effectué, Gogo pouvait toujours présenter ses plus plates excuses à Tadashi.
« De l'eau de roche » affirma-t-elle. « Heu, tu pourrais me passer ton numéro de portable ? Que je te donne les coordonnées du rendez-vous… et aussi, après plusieurs mois à faire causette, on pourrait un peu passer à la vitesse supérieure ? »
« T'es mignonne mais je cherche personne avec qui sortir en ce moment » annonça Gogo tandis qu'elle plongeait la main dans les profondeurs de son sac pour y repêcher son téléphone.
« Moi non plus » avoua Simone. « Et je suis désespérément hétéro, ne t'inquiète pas pour ta vertu avec moi dans les parages. »
« Mon preux chevalier à lunettes » ricana la brune sans y mettre de vitriol.
Très franchement, Simone ne se voyait pas dans le rôle du chevalier même en plissant les yeux. Plutôt Tadashi, voire Donnie si celui-ci affrontait enfin ses angoisses.
Très symbolique, ça, les peurs sous la forme du dragon.
