Park Min-ji avait été un chouïa surprise de voir sa fille revenir avec un beau service à thé – ce qui se comprenait, vu que Gogo n'avait jamais hésité à exprimer vertement son dégoût pour ce qu'elle considérait du jus de feuilles chaud qui avait davantage un goût de savonnette que de fruits ou de ce que vous voudrez. La jeune fille ne pouvait donc pas trop lui en vouloir, et ne pouvait pas non plus la blâmer pour nourrir des doutes évidents quand Gogo avait raconté que le service en question lui avait été offert par une vieille dame qui ne s'en servait plus et cherchait à s'en débarrasser.

Une version édulcorée quoique véridique des faits – apprendre que la vieille dame en question se trouvait être un fantôme, c'était le type d'information qui était quand même bien lourd à digérer, assez pour vous coller des crampes d'estomac pour le restant de votre vie. Elles avaient beau avoir leurs différents, la fille ne souhaitait pas ça à sa mère.

Tant pis si Park Min-ji insistait pour que le service à thé soit utilisé – de préférence au petit-déjeuner, le gros bol était apparemment fantastique pour boire la chicorée et comment maman pouvait avaler ce truc, il fallait réellement être obsédé par ces régimes soi-disant nature et bon pour la santé – et forçait donc Gogo à se rappeler dans quelles circonstances précises elle avait obtenu les jolis articles de vaisselle bleu-vert.

Un fantôme. Elle avait rencontré un fantôme, un vrai de vrai – elle aurait bien dit en chair et en os, sauf que… ben… un problème évident avec cette phrase appliquée dans le cas présent, hein ? Putain, elle entendait cet abruti blond – Fred – rigoler comme une banane dans sa tête, c'était exactement le type de blague foireuse qu'il adorait.

Fred. Et avec lui, Simone et Tadashi et Donnie, la troupe au grand complet qui allait au même lycée qu'elle et s'amusait à jouer les exorcistes pendant le week-end.

Nom de Dieu, depuis quand elle vivait dans un épisode de Buffy contre les vampires ? Gogo n'était pas assez blonde pour être la Tueuse, et elle n'était pas assez geek pour jouer le rôle de la sorcière, et le loup-garou était un mec alors c'était non d'emblée !

D'accord, elle pétait peut-être un câble et s'efforçait de se voiler la face. À sa décharge, elle avait rencontré un fantôme, et sa tentative de se soûler immédiatement après n'avait en rien atténué le souvenir de l'évènement, mais peut-être que si elle parvenait à mettre la main sur de la vodka, ou du whisky, ou un autre truc assez costaud pour lui faire racornir les poils de nez rien qu'en reniflant les vapeurs ?

Ça la perturbait, et quand elle avait voulu flipper en face de SOS Fantômes – merde, c'était un nom contagieux, Fred était peut-être un débile à l'humour discutable mais il s'y connaissait en slogans et étiquettes faciles à retenir – ceux-ci avaient essayé de la consoler en partageant leurs propres introductions au surnaturel, qui étaient toutes nettement pires que celle de Gogo.

Sérieusement, éveiller des pouvoirs de médium à l'hôpital après l'accident de voiture qui a tué vos parents, se faire courser par un tueur en série dans un resto désaffecté, votre jumeau mort-né vous grignotant l'âme par jalousie et se retrouver le témoin imprévu d'un exorcisme violent pratiqué sur ledit jumeau prêt à tuer pour rester sur Terre ? À côté de ça, se faire offrir un service à thé était rien moins que de la petite bière et ça minait Gogo. Mais sérieusement, quoi.

Elle était Gogo Tanaka, la fille qui bavait devant les vingt-quatre heures du Man et rêvait d'y participer un jour en dépit des nombreux accidents et des morts – et la voilà qui partait en miettes devant une vieille dame morte on ne peut plus inoffensive, pendant que plusieurs pékins de son âge ne cillaient pas d'un poil face à des spectres nettement plus hargneux. Bon, en vrai, ils étaient marqués aussi – la façon dont Simone choisissait prudemment ses mots pour évoquer son frère mort-né, les tics nerveux constants de Donnie dont elle n'était pas entièrement sûre que ce soit entièrement causé par son anxiété chronique, Tadashi fixant le vide alors qu'il expliquait qu'il ne pouvait pas arrêter de remarquer les traces laissées par la mort dans le monde des vivants – mais ils avaient d'excellentes raisons pour aller moins que bien, des excuses parfaitement acceptables.

Gogo n'en avait aucune, et c'était elle qui réagissait avec le moins d'aplomb. Elle avait le sentiment atrocement désagréable que c'était un aperçu de sa nature profonde, et c'était un aperçu qui lui déplaisait immensément.

Elle avait été affectueusement traitée de dure à cuire depuis qu'elle était petite et en mesure de parler de manière assez cohérente pour exprimer qu'elle voulait des salopettes et des vélos et des rollers plutôt que des robes pastel et des Barbies. Elle avait accepté cette étiquette, elle la portait avec un brin de fierté, même – qui ne voudrait pas être fort, après tout, et qui ne voudrait que cette force soit reconnue au grand jour ?

Sauf que peut-être, Gogo Tanaka n'était pas si forte qu'elle aimait à le croire. C'était une pilule amère, aussi amère que le café noir préparé façon russe dans les goulags – plus d'une demi-tasse et votre cœur s'arrêtait.

C'était un problème qu'elle n'aimait pas, et si Gogo avait appris quelque chose à force de fréquenter les garages pour causer moteurs, c'était qu'un problème devait être réparé si vous ne vouliez pas que ça revienne vous hanter plus tard et fasse exploser votre guimbarde avec plus d'énergie que les feux d'artifice du 4 juillet.

Alors, elle devait arrêter de vouloir se planquer sous le lit chaque fois qu'elle repensait à Mme Jung et au fait que celle-ci avait été morte mais décidée à enquiquiner les vivants jusqu'à ce qu'elle soit satisfaite. Pour cela, elle allait sans doute devoir continuer à fréquenter SOS Fantôme.

C'était couru d'avance, ils étaient les gars qui avaient l'expérience des spectres dans cette ville. Bon, Fred avait fait allusion à une organisation secrète façon Men in Black, mais là Gogo se méfiait, elle n'avait aucune envie qu'un costard cravate bien intentionné lui tripote la cervelle ou lui colle une balle entre les deux yeux juste parce qu'elle en savait un petit peu trop, vous pouviez faire confiance au gouvernement pour tout foutre en l'air au nom de l'État et de la Sécurité Nationale.

Quand à chercher un médium dans l'annuaire, pas question de se faire empapaouter par le premier charlatan venu. Et il y en avait légion, des escrocs – Gogo refusait de dépenser en leur faveur les sous qu'elle épargnait depuis des années pour s'offrir le permis puis une moto, surtout maintenant que la somme était presque suffisante pour cela.

Alors, ça ne laissait que la joyeuse bande de bras cassés en option. Voilà qui ne manquerait pas de faire bondir maman de plaisir, elle qui répétait d'un air navré que sa fille restait trop dans son coin, t'es bien gentille mais c'est pas en me faisant une mine pitoyable que tu réussiras à me convaincre que les gens de ma classe ont envie d'avoir une conversation vaguement intelligente avec ma pomme.

Bon, aucun de ces quatre-là n'était dans la classe de Gogo, alors techniquement la jeune fille n'était pas en faux. Mais elle ne dirait pas à sa mère que trois garçons figuraient dans le tas, ou Park Min-ji en ferait un flan pas possible.

Sérieusement, on était au 21e siècle, le monde savait qu'il était possible pour deux ados d'être potes sans que ça tombe dans la fleur bleue. Pourquoi les parents semblaient-ils tous avoir raté le mémo sur le sujet ?