« Sommes-nous tous prêts ? » interrogea gravement Dumbledore.

Lily et James échangèrent un regard. Si cela n'avait tenu qu'à eux, ils seraient partis en Amérique par leurs propres moyens, tant pis s'il leur fallait débourser une quantité d'or indécente afin d'obtenir un Portoloin ou une place sur un bateau. Seulement voilà, après avoir découvert le nom sur la tapisserie, ils avaient décidé d'informer le vieil homme de la raison pour laquelle leur fille s'était promenée sans prévenir de sa visite dans les couloirs de l'école dont il était responsable, utilisant des services administratifs réservés au personnel enseignant sans avoir la permission du Directeur – les Potter avaient beau ne pas éprouver un attachement démesuré à Dumbledore, ils reconnaissaient néanmoins que la conduite de Daisy avait été de la dernière impolitesse et méritait au moins une explication.

Et lorsque le vieil homme avait appris que l'enfant égarée par sa faute avait un fils, et que c'était ce fils que recherchait Daisy, il avait immédiatement offert au couple Potter la possibilité d'emprunter son phénix afin de se rendre à San Fransokyo sans mal – un phénix pouvait se rendre où il voulait, peu importait la distance, pas exactement de la téléportation mais plutôt une façon de réarranger le monde pour que les choses se passent comme l'oiseau le voulait, et s'il voulait se trouver en Californie plutôt qu'en Écosse, et bien cela arriverait.

Un pouvoir assez terrifiant, en vérité, et Lily se réjouissait que Fumseck fusse un oiseau au tempérament bénin, et non le type qui réécrivait la réalité quand quelqu'un faisait quelque chose ne lui plaisant pas. Dire au monde que votre voisin qui mettait la musique à fond la nuit devrait se trouver au fond de la mer au lieu de l'appartement du dessous – c'était précisément le genre de pouvoir que tout le monde convoitait et que personne ne devrait avoir.

Toute pratique que fusse la quasi-téléportation de Fumseck, les Potter avaient failli refuser. C'était après tout Dumbledore qui les avait convaincus de le laisser placer Viola en lieu sûr, c'était Dumbledore qui n'avait pas surveillé les Dursley d'assez près pour les empêcher de maltraiter Viola, et c'était Dumbledore qui n'avait pas réussi à retrouver Viola après s'être rendu compte de sa disparition avec plusieurs années de retard. Le Directeur de Poudlard n'avait jamais pris la bonne décision en ce qui concernait Viola, pourquoi les Potter accepteraient-ils encore son aide quand celle-ci avait de fortes chances de rater sa cible ou de tout gâcher ?

Mais d'un autre côté, il y avait la sombre satisfaction de voir le vieil homme faire acte de repentance, il y avait le désir aussi cruel qu'inarticulé de le présenter à Viola comme l'homme l'ayant privée d'une enfance choyée auprès de parents aimants et de voir leur fille traiter Dumbledore en conséquence.

James et Lily n'avoueraient jamais l'existence de ces sombres envies, pas même l'un à l'autre. Ils avaient été mieux élevés que cela.

Mais ne pas admettre l'existence de ces pensées ne les empêchait pas d'exister, derrière le silence.

« Nous sommes prêts » déclara James.

Et sur ces mots, trois mains d'un certain âge – l'une tellement plus marquée par la vieillesse que les deux autres – s'emparèrent délicatement et fermement des longues plumes dorées servant de queue au phénix.

Le monde s'embrasa de cramoisi et d'ambre et de vermillon et de safran et de toutes les nuances incandescentes de jaune et de rouge cachées dans la morsure des flammes, le temps d'une respiration si chaude que vos poumons auraient dû se consumer et pourtant la brûlure était si profonde que les cellules dévorées par le bûcher émergeaient aussi excitées que des électrons de pure énergie –

Lily cligna des yeux, s'efforçant de chasser l'éblouissement et de ne pas crachoter sous l'effet du choc. Elle y parvint plus ou moins – à ses côtés, James se débrouillait un rien piteusement, émettant un faible sifflement de bouilloire échaudée. Évidemment, Dumbledore ne semblait pas gêné du tout – à force, il devait avoir pris l'habitude.

« Si je ne m'abuse, voilà notre destination. »

Lucky Cat Café. Une boutique à l'air bien innocente, le genre de salon de thé un brin excentrique fréquenté par une poignée de curieux intrigué par les décorations et une foule d'habitués tutoyant le patron et n'ayant aucun besoin de commander à voix haute puisque leurs goûts étaient déjà connus sur le bout des doigts.

Un orchestre de tambours cognait furieusement dans la gorge de Lily, dans l'extrémité de ses doigts et dans sa gorge. Des battements sourds en forme de nom, chargé de regret et d'amour au point d'en atteindre le onzième palier sur l'échelle de Richter, un tremblement à pulvériser les os de la matriarche Potter.

Viola. Viola. Viola.

Leur fille abandonnée, leur fille perdue, leur fille retrouvée. Leur fille qui avait pendant près de quarante ans été aussi lointaine que la lune inaccessible, leur fille désormais si proche que James et Lily pourraient la prendre dans leurs bras.

La porte du café n'eut besoin que d'un tapotement de baguette pour s'ouvrir. Peut-être aurait-ce été plus poli de frapper ou d'appuyer sur la sonnette – mais Lily n'arrivait plus tellement à se concentrer par-dessus le rugissement dans ses veines.

La boutique était vide, mais des sons étouffés provenaient de l'étage supérieur. Des voix indistinctes et – des pleurs ? Qui était en train de pleurer ? L'image soudaine d'une Viola aux traits encore flous, effondrée après avoir appris l'identité de ses parents de la bouche de Daisy, s'insinua dans l'esprit de Lily et la femme rousse avala sa salive.

Le trio monta à l'étage, Fumseck perché sur l'épaule de Dumbledore à la manière d'un perroquet pirate gros comme une dinde et d'un rouge nettement plus ardent, jusqu'à déboucher dans le salon duquel provenaient les bruits.

La majorité des gens présents dans la pièce ne disait rien à Lily, mais elle reconnut facilement le dos de sa fille – Daisy à demi ployée, occupée à… à étreindre ? Oui, elle tenait quelqu'un dans ses bras, quelqu'un de nettement plus petit, assez petit pour un garçon prépubère de onze ans et le cœur de Lily lui faisait si mal qu'elle devait être au bord de la crise cardiaque.

« Je peux savoir qui vous êtes ?! »

La femme aux cheveux courts s'était levée d'un bond, l'air furieuse devant ces intrus envahissant son espace privé, et une grimace tirailla les lèvres de Lily. Cependant, avant qu'elle puisse tomber à plat ventre pour présenter ses excuses, Dumbledore décida d'intervenir :

« Croyez bien que nous sommes sincèrement navrés pour le dérangement que nous vous infligeons... »

« Quel dérangement ce doit être » commenta aimablement le vieux monsieur moustachu doté d'un nœud papillon noir à pois blancs, injectant un zeste de reproche incrédule dans son timbre, « pour qu'Albus Dumbledore choisisse de quitter le Royaume-Uni en dépit de s'être retiré de ses fonctions à la Confédération Internationale. »

Daisy se dressa tel un ressort, et l'enfant dans son étreinte glapit doucement.

« Dumbledore ? Il est là ? »

Lily connaissait la voix de sa fille, peu importe l'émotion – une mère était familière avec la gamme entière détenue par sa progéniture, c'était son devoir. Et la voix de Daisy à cet instant précis…

Chagrin, oui, mais la rage dominait. Une furie si virulente qu'elle vaporisait instantanément les corps à la manière d'un crématorium poussé à fond.

La femme brune se leva de son siège, ses membres tremblant.

« Vous êtes venu contempler votre gâchis, j'imagine ? Vous nous avez pris Viola – maintenant, vous venez entendre qu'elle est morte ? Ça vous fait plaisir, Albus ? »

Le monde hoqueta, un hoquet hideux, de ceux précédant une fausse-route.

« Quoi » souffla James à la place de Lily, parce que Lily n'avait plus de voix, n'arrivait pas à reprendre sa respiration, parce que ça faisait trente-huit ans, oui, depuis l'horrible annonce de la disparition de Viola, et pourtant, au fond d'elle-même…

Au fond, elle croyait encore à un principe universel si simple, que les parents meurent avant les enfants. Et en vertu de cette loi, même si elle ne revoyait jamais Viola, sa fille aînée était forcément en vie quelque part, n'est-ce pas ?

Sauf que le principe avait des exceptions, apparemment.