Cass appréciait d'avoir des gens dans sa boutique. Après tout, l'arrivée de clients signifiait de l'argent qui rentrait dans la caisse enregistreuse, des conversations enjouées sur tout et sur rien, la satisfaction de se rendre utile et de faire plaisir à autrui. Cependant, elle avait quelques conditions, qui étaient que les gens devaient rester polis, rien que de très normal, et ne mettre personne d'autre mal à l'aise.

Or, rentrer dans son appartement sans prévenir pour infliger à de parfaits inconnus une scène de ménage ne remplissait aucune de ses conditions. Elle avait été à deux doigts de sortir la batte de baseball pour la casser sur la tête du bonhomme brun avec ses lunettes rondes – pas l'un des deux autres, mine de rien elle se serait sentie rudement coupable d'agresser physiquement un vieillard pourvu d'une si vénérable barbe blanche et la femme rousse…

Elle ressemble à Kikyô.

Kikyô juste un soupçon plus vieille, Kikyô ayant reçu l'opportunité de développer des pattes d'oie au coin des yeux et de la bouche, Kikyô les cheveux attachés en un chignon convenant à une matrone qui en avait vu bien d'autres et avait dépassé le cap peu flatteur de la cinquantaine sans rien perdre de son chic ni même développer de cheveux blancs.

Cass voulait un peu pleurer, en face de ce fantôme si désespérément vivant. Ce futur que sa sœur n'avait pas pu incarner, à cause de l'accident de voiture. Mais pour ce qui était des larmes, Daisy Potter – leur invitée, qui avait été assez aimable pour demander si les Hamada accepteraient de la recevoir au lieu de passer à l'improviste sans prévenir, à la manière d'un gros bourrin, et si Cass devait déclarer quelle personne de nationalité anglaise était sa favorite elle savait ce qu'elle répondrait sans même réfléchir – avait pris les devants et sangloté éperdument sur l'épaule de Hiro qui était un vrai petit ange, elle devrait remercier son école de lui apprendre les bonnes manières.

Enfin, elle ne pleurait plus depuis l'arrivée des intrus, surtout le vieillard barbu. Celui-là, la brune anglaise semblait prête à le démonter avec délectation, le genre de joie cruelle puisant sa source dans les querelles de famille où quelqu'un finit par se planquer trois décennies dans le maquis afin d'éviter un couteau dans le ventre.

Vous venez contempler votre gâchis, j'imagine ? Vous nous avez pris Viola…

Cass ne pensait pas qu'elle appréciait énormément ce monsieur Dumbledore, et pas uniquement à cause de son effraction éhontée de domicile – ce pour quoi M. Lee était en train de réprimer aimablement le vieil anglais, en sa qualité d'agent du gouvernement magique américain qui désapprouvait beaucoup les touristes refusant de respecter les lois du pays visité.

Quand leurs parents avaient ramené Kikyô à la maison, ils avaient aussi ramené le dossier médical hâtivement constitué par l'hôpital. Un dossier avec des photos, un compte-rendu d'examen qui décrivait chaque fracture non traitée, chaque cicatrice infligée à un corps prépubère.

C'était arrivé longtemps auparavant, et quand la tenancière de café avait enfin appris les vilains détails, il était trop tard pour aborder le sujet avec sa sœur déjà partie. Mais elle pouvait garder une dent – toute sa dentition, même – contre les gens ayant joué un rôle dans le passé malheureux de Kikyô. C'était pratiquement son devoir de petite sœur.

Si seulement cette femme rousse pouvait arrêter de faire cette mine de chien battu. Si seulement elle pouvait arrêter de donner l'impression que le monde venait d'exploser alors qu'elle avait le visage de Kikyô, ce serait infiniment mieux.

De quel droit avait-elle l'air si triste ? Ce n'était pas elle qui avait été là lors du mariage de Kikyô. Ce n'était pas elle qui avait couvert de cadeaux les enfants de Kikyô pour Noël et les anniversaires, les emmenant au parc et leur racontant des histoires. Ce n'était pas elle qui avait été obligée d'assister à l'enterrement. Les Hamada en avaient fait davantage qu'elle, avaient mérité d'être reconnus comme les grand-parents de Tadashi et Hiro peu importe combien ça agaçait les dents de Cass et la poussait à grignoter tout ce qu'elle trouvait dans son placard.

Alors Cass crispa la mâchoire, veillant à ne pas remuer un seul muscle qui pourrait donner l'impression qu'elle se sentait bien disposée envers ces intrus sous son toit. Mine de rien, elle aurait bien voulu avoir ses deux neveux à côté d'elle histoire de renforcer le message subliminal – peut-être un peu trop subtil, avec certains nuls particulièrement obtus il fallait recourir aux sémaphores et feux d'artifice pour que l'info leur rentre dans le crâne, et encore il était nécessaire de procéder à des piqûres de rappel fréquentes pour éviter toute rechute – mais Tadashi était à cet âge ingrat où les garçons confondaient maturité avec rejet total des contacts tactiles positifs, et Hiro demeurait collé à Daisy Potter un peu comme s'il voulait qu'elle le protège des trois hurluberlus, un peu comme si lui cherchait à la protéger et c'était juste adorable.

Bon sang de bonsoir, elle avait de la compétition pour ce qui était d'être la tante des garçons et elle n'était pas sûre de ce qu'elle pensait de ça. Au moins la brune anglaise avait tout fait dans les formes ? Sauf qu'à sa façon de regarder les trois intrus inattendus, ça sous-entendait qu'elle ne s'entendait pas tellement bien avec. Un signe qu'elle était la personne la plus sensée à vivre dans le quartier magique de Londres, voire dans tout le côté caché du Royaume-Uni ? Mine de rien, ça vous flanquait la chair de poule.

Et surtout, ce n'était pas une perspective qui plaisait à Cass. Elle espérait réellement se tromper, c'était juste que dès qu'il était question de magie, et bien les gens tendaient à tourner rien qu'un peu bizarre. Oh, ce n'était pas une critique, il y avait souvent d'excellentes raisons pour ça, culturelles et biologiques et Miss Oikawa avait obligeamment fournie une brochure truffée de détails et offert de répondre aux questions de la tenancière de café, cette femme était décidément une perle, mais le fait demeurait, magie égale étrangeté et une façon de penser qui ne s'alignait pas forcément avec la vôtre. D'accord, quand vous viviez en société, l'une des bases fondamentales était de se rappeler qu'autrui avait un cerveau branché sur une longueur d'onde totalement divergente, mais il existait une norme générale, et la société magique tendait à avoir ses propres normes.

Jusque là, les Hamada et leur tante Long avaient eu de la chance, le Japon et les États-Unis s'étaient présentés plus ou moins en douceur, avaient fait de leur mieux pour dorer la pilule et se vendre comme une bonne idée, un bon investissement pour l'avenir, et c'était de bonne guerre, elle était sa propre patronne, elle avait monté sa propre entreprise, elle savait que vous ne laissiez pas le client ou l'employé apercevoir les défauts avant de l'avoir bien fidélisé.

Mais l'Angleterre débarquait telle un cheveu dans la soupe, ou était-ce une brique lancée à toute vitesse dans la vitrine du magasin ou la fenêtre du salon ? Dans les deux cas, ce n'était pas désirable du tout, dans le second ça apportait carrément un danger de blessure et de violence, et Cass n'avait absolument aucune envie de cela, pas alors que c'était ses neveux qui subiraient les conséquences de plein fouet.

Daisy Potter était acceptable, mais si ces trois intrus ne se tenaient pas à distance respectable, elle se ferait une joie de les abandonner à sa belle-famille. Le sanctuaire Hamada était spécialisé dans l'exorcisme de youkai, oui, mais ils devaient bien avoir une ou deux méthodes pour se débarrasser de sorciers gênants, après six siècles à opérer dans la prêtrise et se colleter avec le surnaturel.

Si elle leur disait que c'était dans l'intérêt de Tadashi, ils accepteraient probablement de l'aider sans poser de questions ni râler du début à la fin. Aussi parce qu'ils verraient cela comme un moyen de se venger de l'entrée de Kikyô dans leur famille, mais principalement pour protéger Tadashi.

Même s'ils ne s'entendraient jamais, ils avaient cela en commun et ce n'était pas rien.