Si Tadashi se sentait peu enclin à accepter Daisy Potter comme sa tante biologique alors que la femme s'était présentée poliment et en respectant la procédure pour ne pas trop brusquer les Hamada, le trio d'intrus anglais ne lui inspirait carrément aucun bon sentiment.
Dans le cas de la femme rousse – non, il n'allait pas penser à elle autrement pour le moment, pas alors qu'il devait déjà digérer les implications de sa présence – son hostilité était probablement un tantinet irrationnelle. Ce n'était pas comme si la femme avait délibérément cherché à imiter Kikyô Long, son visage parfaitement identique à ce que le jeune métis se rappelait de sa mère, sa voix résonnant dans le même registre et un timbre quasiment pareil, seulement pour se rater en beauté en ce qui concernant l'aura de magie enroulée autour du sosie, une impression de verdure un brin détrempée qui ne pouvait pas être plus différente du chaleureux brasier fumant qu'avait été le pouvoir du kitsune.
Tadashi ne voulait pas la regarder, pas alors que ses yeux physiques insistaient que Maman était miraculeusement revenue à la maison, seulement pour que son troisième œil le détrompe cruellement. Il ne voulait pas d'elle dans le Lucky Cat Café, pas alors qu'elle était si visiblement une étrangère et comment osait-elle arborer cette expression ignare avec le visage de Maman. Comment osait-elle regarder dans la direction de Hiro et rendre apparent qu'elle ne savait rien de lui, alors qu'elle arborait les traits de Maman, la mère capable de réciter toutes les bêtises commises par un Hiro de deux ans entre le petit-déjeuner et la sieste ?
La femme avait tiré le mauvais numéro à la loterie génétique, l'apprenti médium se répétait cette phrase en boucle, mais la hargne persistait à grésiller dans ses artères, la pulsion de la saisir à bras-le-corps pour la jeter dans la rue et de lui rugir dessus jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'elle ne serait jamais la bienvenue dans le domaine de tante Cass. Bon, l'influence mystique du Démon Chien n'aidait sans doute pas, les chiens adoraient aboyer et déchirer le pantalon de quiconque s'aventurait un peu près des limites de leur territoire, regardez donc ce qui arrivait au facteur. Et un youkai n'était pas moins possessif envers ses jouets, les résidents de l'Autre Côté n'apprenaient le partage qu'à contrecœur, n'importe quel conte folklorique insistait dessus, peu importe la culture ou la nationalité du conteur.
Vu la quantité de neurones que l'ignorer délibérément monopolisait, Tadashi avouait avoir du mal à remarquer les deux hommes venus avec elle. Surtout le brun à lunettes qui semblait n'avoir jamais croisé de peigne de sa vie, dont les bésicles étaient perchées en équilibre sur un nez que le métis n'avait aperçu que dans son miroir avant aujourd'hui et ce rappel indésirable d'un lien biologique n'aidait pas vraiment avec sa mauvaise humeur.
Parce qu'il savait très bien que Maman avait été adoptée par Pépé et Mémé Long. Il n'était pas en manque désespéré de grand-parents, surtout pas des grand-parents ayant abandonné leur propre fille dans une maison qui l'avait si brutalement maltraitée qu'elle avait choisi de fuguer dans un autre pays où elle ne connaissait rien ni personne plutôt que de les endurer une minute de plus.
Des grand-parents ayant apparemment commis cet abandon sur les conseils d'un vieil hurluberlu en robe de chambre velours mauve décorée de constellations dorées – ce qui, wow, les sorciers aimaient généralement les tenues flashy mais au bout d'un moment ça tombait juste dans le mauvais goût – à en croire la manière dont Daisy Potter avait craché son venin à la barbe blanche et pour l'instant, malgré ses liens avec le trio d'indésirables, elle ne lui avait donné aucune raison de se méfier de ses opinions.
Peut-être était-ce le Démon Chien qui l'influençait en cela aussi – un chien descendait des premières meutes de loups, après tout, était fait pour vivre au sein d'une famille et leur être fidèle avec tout l'enthousiasme simple d'un chien – et peut-être était-ce l'insistance de Grand-père et Grand-mère Hamada à lui inculquer des leçons de civisme japonais qui voyait la famille comme une unité indivisible et solidaire, et peut-être était-ce encore le dévouement de tante Cass envers ses neveux malgré ses propres problèmes, mais le jeune métis n'approuvait pas la conduite du bonhomme. Si les malheurs d'enfance de Kikyô Long avaient été le résultat de son interférence, il n'avait aucune raison de lui manifester davantage que de l'hostilité.
Qui plus est, M. Lee non plus ne démontrait pas beaucoup de chaleur envers le zigue. Question de diplomatie internationale ? Les trois intrus étaient des ressortissants étrangers coupables de ce qui pouvait être considéré comme du harcèlement, et l'Amérique du Nord autant magique qu'ordinaire tendait à ne pas voir les étrangers favorablement. Exemple le plus flagrant, les constantes fusillades d'immigrants illégaux tout le long de la frontière mexicaine, et d'accord, les Européens bénéficiaient de davantage d'indulgences mais pas tellement que ça.
Zut, il aurait dû se renseigner sur la situation des contrées magiques européennes, à présent il se retrouvait le bec dans l'eau. Mais qui se serait attendu à une situation pareille – non, Fred, tu ne comptais pas, tu t'attendais à n'importe quoi genre une invasion de Godzillas par les égouts à cause de l'ouverture d'un nouveau restaurant de fruits de mer en centre-ville – c'était nettement plus logique de se concentrer sur la façon dont les lois du MACUSA entraient en conflit avec la mission du Bureau des Onmyôji de recruter chaque marmot capable d'éternuer des étincelles sur la côte ouest des États-Unis, parce que ça impactait directement Tadashi et Hiro au quotidien.
Leur vie était déjà plus complexe qu'un casse-tête quadridimensionnel incluant une bille fluo qui refusait d'aller dans le sens où vous vous échiniez à la pousser, l'irruption soudaine d'un troisième acteur dans ce bazar n'aiderait en rien – à moins qu'ils ne décampent immédiatement après ce beau désastre, ce serait merveilleux et Tadashi les aiderait carrément à préparer les valises et leur tiendrait la porte ouverte, au plaisir de ne jamais vous revoir messieurs dames.
Sérieusement, il voulait une vie vaguement rangée – il ne réclamerait pas une absence totale de chaos, exister en soi était une entreprise lourdement aléatoire et il souffrait déjà d'un excédent de facteurs impulsifs semant la pagaille dans son entourage et impossible à désincruster de sa personne – pas se changer en protagoniste de bande dessinée auquel il arrive constamment des bricoles, oui, Fred, c'était une ambition valide, tout le monde ne te ressemble pas et vraiment tu ne devrais pas envier les super-héros tant que ça, ton Spider-man n'arrête pas de s'en prendre plein la gueule et dans la vraie vie ce serait lassant.
Ou bien était-il un personnage secondaire destiné à épauler le vrai protagoniste ? Mine de rien, Hiro remplissait une tonne des critères établis comme narrativement essentiels à ce type particulier de personnage littéraire, à savoir des parents morts, des pouvoirs mystiques causés par une ascendance non humaine, petit et adorable, trop malin pour son propre bien, un bon cœur sous toute cette insolence et ses tendance farceuses…
Nom de Dieu, s'il existait bel et bien quelqu'un là-haut qui s'avisait de fourrer son petit frère dans un animé ou un manga, Tadashi ne répondrait plus de ses actes. Hiro était un gamin, pas question de partir se lancer dans des aventures avant vingt-et-un ans, et oui il avait pleinement conscience de son hypocrisie après s'être lancé dans le business des exorcismes à peine pubère, mais il invoquait le privilège de l'aîné afin de témoigner que c'était une idée juste exécrable.
Et si c'était quelqu'un ici-bas, il ne voyait pas de raison de ne pas agir de même.
