Même si la vie était une chienne qui l'avait cent fois mordue jusqu'au sang, Kriss de Valnor n'avait jamais perdu son sens de l'humour, ni son appétit vorace pour une vie meilleure, pleine du luxe et de la richesse qu'elle méritait. Et aujourd'hui, elle avait envie de rire comme jamais auparavant. Quand la vieille femme était venue lui offrir assez d'or pour racheter la vie de Thorgal, capturé par les gens de la rivière, Kriss avait d'abord failli lui rire au nez. Après qu'il l'ait frappée, et même pas pour la première fois, Thorgal pouvait mourir écrasé par un troupeau de chevaux enragés qu'elle n'aurait pas tendu la main pour l'aider. Ce serait une fin méritée, pour l'affront qu'il lui avait fait en méprisant à la fois le don de son corps et la proposition de se bâtir un royaume ensemble, sans compter les gifles qu'il lui avait donné par mépris pour ce qu'elle était, au prétexte qu'elle vaudrait à peine plus qu'une brute sans cervelle. Et même si elle ne voulait pas le voir mourir, elle était tout à fait capable d'aller faire un carnage parmi ces brutes de pêcheurs et de libérer Thorgal elle-même avant de se moquer de lui jusqu'à plus soif, sans avoir à dépenser ces jolies pièces d'or. Elle se serait bien amusée à lui rappeler qu'il avait besoin d'elle et qu'il n'était rien sans elle, jusqu'à la fin des temps s'il le fallait.
Mais la vieille femme lui avait dit qu'un coup à la tête avait fait perdre la mémoire à Thorgal, et Kriss avait eu envie de rire aux éclats. Thorgal, amnésique. C'était trop beau. Les dieux, qui ne lui avaient jamais accordé la moindre faveur, lui souriaient aujourd'hui comme ils avaient rarement souris à un mortel. Souvent, elle s'était demandée ce qui se serait passé si elle avait rencontré Thorgal la première, avant qu'Aaricia lui mette ses grosses mamelles de vache devant les yeux. Elle aurait fait de lui un roi, et lui aurait fait d'elle une reine. La puissance du bras de Thorgal allié à l'esprit de Kriss? Ils auraient été inarrêtables.
Ils pouvaient l'être encore.
Kriss avait pris l'argent, bien sûr. À l'aube, elle avait racheté le corps presque sans vie de Thorgal à ces pêcheurs idiots, en même temps qu'une barque pour descendre le fleuve. Ces pitoyables imbéciles avaient voulu la tuer pour avoir à la fois son or, son corps et se venger qu'elle ait tué un des leurs, mais Kriss était plus retorse que n'importe quel pêcheur couvert de boue. Pendant qu'ils détachaient Thorgal, trois d'entre eux s'étaient faufilés dans son dos en faisant autant de bruit qu'un taureau en rut. Kriss les avait laissé faire, mais une fois Thorgal déposé sur son cheval, elle avait tiré une flèche sur le toit de chaume le plus proche. L'été était sec, le chaume s'était enflammé aussitôt. Pendant que la moitié du village courrait pour arrêter les flammes, elle avait donné un coup de pied dans le bas ventre du pêcheur le plus proche, cinglé le visage de l'autre de la flèche qu'elle tenait en main, et bondit sur son cheval.
Les pêcheurs assoiffés de sang et de vengeance avaient bien sûr tentés de les suivre une fois le feu maîtrisé, mais Kriss n'était pas née de la dernière pluie. Avant de se résoudre à dépenser l'argent de la vieille femme, elle avait tenté d'aller elle-même libérer Thorgal. Pourquoi gaspiller une bourse d'or pour un travail qu'elle était tout à fait capable d'accomplir? Mais il y avait des sentinelles auprès de Thorgal, et trop de fenêtres encore allumées. Le bruit que ferait Thorgal en tombant dans l'eau alerterait tout le monde. Elle s'était donc contentée de faire silencieusement glisser dans l'eau toutes les rames des pêcheurs, puis avait attendu l'aube pour racheter la liberté de Thorgal. Les pêcheurs n'avaient pu que hurler de rage en les voyant fuir, pour le plus grand plaisir de Kriss.
Elle avait échangé son cheval contre un bateau au village suivant. Le sien s'épuisait à les transporter tous les deux et, Thorgal ne se réveillant toujours pas, elle avait jugé préférable de choisir un moyen de transport limitant les chocs.
Maintenant, elle commençait à s'inquiéter. Après trois jours passés sur la rivière, il ne se réveillait toujours pas, et Kriss n'avait pas signé pour se coltiner éternellement un corps sans vie. Thorgal devait se réveiller. Il lui devait bien ça, après qu'elle lui ait fait la grâce de le sauver, surtout quand une telle opportunité se présentait à elle. Si la vieille avait dit vrai…
Au matin du quatrième jour, Kriss put s'assurer qu'elle avait dit la vérité. Ce matin-là, Thorgal s'éveilla, faible comme un chaton et le regard dépourvu de son habituelle hostilité à son égard. Le cœur de Kriss bondit deux ou trois fois dans sa poitrine. C'était trop beau. C'était trop drôle. C'était l'opportunité rêvée.
Kriss n'allait certainement pas la gâcher. Trois jours, dont deux passés à ramer et à voir ses mains se couvrir d'ampoules, c'était assez pour échafauder un plan, et même plusieurs, au cas où Thorgal ne goberait pas le premier. Mais cela s'était révélé inutile. Thorgal l'amnésique était tout aussi crédule que Thorgal le guerrier, et quoi qu'il en dise, il avait toujours été sensible à ses charmes. C'était seulement cette culpabilité idiote à l'égard de sa femme et de ses chiards qui expliquait qu'il ne soit pas déjà tombé dans ses bras et dans son lit. Mais maintenant, il était libre de toutes ces ridicules considérations. Il était temps. Kriss avait toujours été ulcérée de voir que ses atouts n'avaient jamais pu faire céder Thorgal, mais c'était terminé. Il était à elle à présent et une fois qu'elle l'aurait mis dans son lit il n'aurait plus jamais ni l'envie, ni l'idée de la quitter. Seulement, elle allait s'y prendre doucement, pour qu'il n'ait pas l'idée de résister à l'histoire qu'elle allait réécrire pour lui.
Elle le nomma Shaïgan-sans-Merci, un nom prompt à inspirer la terreur chez ses ennemis. Leurs ennemis. Ils formaient un tout à présent, comme cela aurait toujours du être le cas. Ils allaient être inarrêtables. Thorgal – Shaïgan, elle devait l'appeler Shaïgan même dans sa tête pour ne pas éveiller sa méfiance si elle se trompait – se rendormit dès qu'il eut bu et mangé tout son content. Kriss le laissa faire. Dès qu'il serait remis, Kriss le mettrait à contribution et le ferait ramer le temps que les muscles de son dos et la paume de ses mains se remettent d'avoir du pousser en avant la lourde barque pendant plus de deux jours d'affilée. Mais pour une fois, elle serait indulgente. Elle était trop soulagée de voir Thorgal sur pied et qu'elle mis tous ses espoirs en lui pour rien.
Au soir, il s'éveilla à nouveau, l'esprit moins confus mais la mémoire toujours absente.
-Elle reviendra, fit semblant d'espérer Kriss en posant sa main sur son bras d'une manière faussement compatissante. Ou elle ne reviendra. Peu importe. Ce qui compte, ça a toujours été qui nous serons, pas qui nous étions.
Thorgal fronça les sourcils. Pour un peu, Kriss aurait compatit avec lui. Il y avait dans son passé un grand nombre de choses – et, honnêtement, quelques cadavres aussi – qu'elle aurait volontiers oublié, mais perdre jusqu'au souvenir de qui elle était et ce qu'elle était, au-delà de son nom et de sa réputation absolument pas usurpée? Elle n'aurait probablement pas souhaité ça à son pire ennemi, même si elle était prête à profiter de la situation. Et Thorgal avait été son pire ennemi, plus d'une fois. Il était aussi le seul homme qu'elle avait jamais imaginé la tenant dans ses bras et lui donnant de l'amour. Le seul à qui elle se serait donnée sans rien demander en retour, à part qu'il lui apporte
Très vite, Thorgal repoussa le lapin que Kriss était allé chasser pour lui. Elle fronça les sourcils. Elle se démenait pour lui depuis quatre jours, et il n'y prêtait même pas attention.
-Quelque chose te tracasse, Shaïgan?
-J'ai essayé de me souvenir, de me rappeler de quelque chose, n'importe quoi. Mais chaque fois que j'essaie de penser à un souvenir, c'est comme si mes pensées se transformaient en brouillard. Si un seul me revenait, je sens que je pourrais retrouver les autres, mais…
La vieille femme avait dit que sa mémoire était partie pour toujours. La magie était forcément impliquée, et Kriss y croyait depuis que Jolan lui avait rendu sa jeunesse. Sauf quand celle-ci lui était utile, Kriss préférait se garder à l'écart de la magie. Mais cette fois, elle lui était utile.
Si l'enchantement tenait le coup. Mieux valait s'en assurer maintenant une bonne fois pour toute, avant d'être désappointée. Kriss saisit la main de Thorgal.
-Shaïgan, je voudrais plus que tout que tu retrouves ta mémoire, crois-moi. Mais j'ai peur, mon aimé.
-Peur?
-Oui, moi Kriss de Valnor, j'ai peur. Peur que l'envie, le besoin de retrouver ta mémoire ne te ronge et ne finisse par nous détruire.
-Nous?
-Bien sûr, nous. Depuis notre rencontre, nous avons toujours été un tout. Et ne me dit pas que cela ne te ronge pas déjà. Je te connais trop bien pour savoir que tu n'es pas homme à te contenter de vivre avec une partie de toi manquante. Bien sûr que je veux que tu retrouves tes souvenirs. Mais s'ils ne reviennent pas, qu'au moins leur absence ne nous ronge pas. Peut-tu me promettre ça?
-S'il y a une chance que je parvienne à les faire revenir…
-Le peuvent-ils seulement? Laisse-moi essayer de te réveiller la mémoire. Je vais te raconter trois souvenirs que nous partageons, trois souvenirs importants. S'ils ne réveillent rien en toi, promet-moi d'attendre qu'ils reviennent spontanément au lieu de commencer à essayer de chercher les solutions les plus saugrenues. Tu peux faire ça?
-Je suppose que je peux promettre ça.
Kriss sera sa main avec reconnaissance, puis fit semblant de chercher dans ses souvenirs. En vérité, elle avait déjà préparé ce test, sachant qu'il faudrait en passer par là.
-Nous nous sommes rencontrés à un tournoi d'archers. Tu avais perdu ton partenaire et moi le mien. Tu étais avec Arghun Pied d'Arbre, le forgeron à la jambe de bois. Nous nous sommes tout de suite plu. Cela ne te dis rien? Même quand je te dis que nous avons été forcés de tirer sur une cible minuscule placée sur le ventre l'un de l'autre? C'est peut être la seule fois où j'ai tremblé, même si ma main est restée sûre Et la fois où nous sommes allés dans un bateau volant tuer un homme qui se prenait pour un dieu au cœur de la forêt la plus dense et la plus étouffante qui soit? Rien? Il avait une épée soleil qui pouvait tuer un homme à cent pas. Alors? Ou bien te souviens tu de cet enfant qui pouvait changer l'apparence des gens ou détruire des objets par la pensée? Comment s'appelait-il, Jolan, Jurun? Un Viking, ça j'en suis sûr. Sa mère se prenait pour une princesse, mais elle ne valait pas grand-chose. Alors?
Elle avait déjà sa réponse. Pas une seule fois le visage de Thorgal n'avait trahi de réaction à ce qu'elle racontait, même quand elle mixait mensonges et vérité. Il finit par se lever et faire quelques pas avant de se laisser contre un arbre où il mis sa tête entre ses mains. Quand il eut le dos tourné, Kriss n'essaya plus de cacher la joie sur son visage. Si la mention d'Aaricia et de Jolan n'avait rien fait, rien ne réveillerait la mémoire de Thorgal. À ce stade, Kriss pourrait parader sa femme et ses enfants devant lui qu'il garderait le même visage vide.
C'était une idée. Kriss l'examinerait de près plus tard.
-Je ne sais pas, avoua finalement Thorgal à contrecœur. Je suppose que tu dis la vérité. Qui irait inventer des histoires de bateau volant? Mais je ne m'en souviens pas. Cela ne m'évoque rien. Aucun visage, aucune image. Rien.
Kriss effaça la joie de son visage, se leva et vint s'asseoir à côté de lui.
-Je suis désolée, mentit-elle. Mais ces choses là ne se contrôlent pas, Shaïgan. Tu n'es qu'un homme, un homme exceptionnel, mais un homme malgré tout. Laisse tes souvenirs revenir naturellement, ou accepte leur disparition. Il n'est pas bon de
Il hocha la tête. Kriss eut un étrange et ridicule pincement au cœur. Thorgal avait été plus qu'un homme, et il était irrémédiablement parti. Mais c'était pour le mieux, se força-t-elle à se rappeler. L'homme en face d'elle était plus malléable que Thorgal ne l'avait jamais été. Elle allait pouvoir en faire ce qu'elle voulait et se hisser au sommet. C'était la seule chose qui comptait. Et quand elle l'aurait entraîné, Shaïgan vaudrait bien Thorgal.
En attendant que ce jour vienne, elle se serra tout contre Shaïgan et attendit avec lui que la nuit tombe et que les premières étoiles apparaissent, ces étoiles dont il était censé venir. Elle le laissa pleurer en silence ses souvenirs à jamais enfuis, et en profita pour faire ses adieux à Thorgal. Cette nuit, elle pouvait se permettre d'être sentimentale. Au matin, elle commencerait à guider Shaïgan vers le chemin qu'il aurait du emprunter depuis le début. Elle finit par s'endormir ainsi, lovée contre lui. À un moment, il lui sembla même sentir sa main sur son épaule. Kriss sourit dans son demi-sommeil. Il commençait déjà à lui faire confiance, même involontairement, peut être à la désirer. Elle avait progressé plus vite que prévu. Parfait.
Le lendemain, Shaïgan prit le relais et mena leur barque pendant l'essentiel de la journée, sans jamais prononcer une parole. Kriss le laissa faire et meubla le silence avec des récits de leurs aventures ensemble, tissant savamment un mélange de leurs combats dans la jungle du pays Qâ, des rapines qu'elle avait mené avec Sigwald le brûlé, plus quelques récits à sa façon, visant à persuader Shaïgan de trois choses. Premièrement, qu'il y avait des années qu'ils étaient ensemble. Deuxièmement, qu'ils partageaient tout, de leur lit à leurs secrets. Enfin, que Shaïgan-sans-Merci méritait son nom et que jamais il n'avait regretté la voie sanglante qu'ils avaient emprunté ensemble. Là encore, elle s'inspira de Sigwald pour donner consistance au mensonge.
Shaïgan ne posa aucune question, mais Kriss s'y attendait. Elle faisais exprès de le noyer d'informations. Elle avait bien préparé ses mensonges, mais au cas où elle se perdrait elle-même dans ceux-ci, Shaïgan aurait du mal à pouvoir jurer qu'elle avait dit autre chose la première fois qu'elle lui avait raconter toute sa vie.
Il finit cependant par l'interrompre en secouant la tête.
-Cet homme que j'ai été…
-Shaïgan-sans-Merci. Et tu l'es toujours, je t'assure. Un homme est plus que la somme de ses souvenirs.
-Sans doute. Mais c'est un homme dur. Implacable.
-Et tu l'es aussi.
-Mais comment sommes-nous devenu ainsi? Tu me parles des aventures que nous avons vécu ensemble, mais ce n'est que vol, meurtre et pillage. J'ai du mal à croire…
Le visage de Kriss se figea de colère. Fallait-il vraiment qu'il conserve cette faiblesse au fond de lui? Kriss allait s'arranger pour l'exciser à jamais.
-C'est un monde dur, Shaïgan. Tu veux savoir comment tu as gagné ton nom et pourquoi je ne t'en ai pas parlé? C'est parce que tu n'en parlais pas toi-même, même si tu m'as tout raconté la nuit où nous nous sommes aimés la première fois. Tu as été trahi une fois, par des personnes que tu croyais tes proches. Tu as failli y perdre la vie. Moi? J'ai été battue, moquée, humiliée. La vie ne nous a pas fait de cadeaux. Bien sûr que nous sommes devenus durs. Nous avons pris notre revanche sur le monde, séparément puis ensemble, comme il convient pour une épouse et son époux. Il y a des lâches qui se terrent comme des lapins dans leur village avec leur femme et leur marmaille et espèrent que la violence du monde ne les rattrapera pas. Tu n'es pas de ceux-là. Regarde ton bras, regarde tes muscles. Regarde les miens. Ce sont ceux de tueurs. Nous ne sommes pas des lâches, nous. Ce que la vie a refusé de nous donner, nous le prenons, et nous le gardons. Tu ne connais pas la recette pour ne pas souffrir dans la vie, Shaïgan, ou plutôt tu l'as oubliée, alors laisse-moi te la rappeler: il y a toujours quelqu'un pour vouloir t'écraser, alors le seul moyen d'éviter leur botte, c'est de les écraser eux!
Son cri fit fuir quelques oiseaux des arbres voisins de la rivière. Kriss inspira profondément et desserra les poings. Elle devait se calmer. Elle ne gagnerait rien à se mettre en colère. Ses arguments seraient plus percutants si elle les énonçait calmement. Du moins, il en aurait été ainsi avec Thorgal, et Shaïgan n'était hélas pas aussi différent qu'elle l'aurait voulu.
-Shaïgan-sans-Merci, reprit-elle. Tu as pris ce nom pour faire savoir à tes ennemis que tu n'aurais aucune pitié pour eux.
-Et où sont ces ennemis à présent?
-Morts, souris Kriss, tous sans exception. Tués par ta main ou par la mienne, en général d'une flèche en plein cœur. Vises le cœur, c'est ce que tu m'as toujours dit. Mais tu n'es pas si implacable que tu sembles le croire. Tu leur as laissé leur chance, et tu aurais pu laisser leur pays en cendre. Je ne vais pas nier que je t'y ais encouragé. Mais d'autres auraient épargné leurs ennemis pour les torturer et les faire supplier que tu leur donnes la mort. Vu ce qu'ils t'ont fait, ils l'auraient mérité. Tu vois que tu n'es pas un monstre, mon aimé.
-Et que m'ont-ils fait?
Kriss feignit de frisonner et d'hésiter.
-Je ne sais pas si tu voudrais que je le dises, même à toi. C'est idiot, peut être, mais c'est ainsi que fonctionne ma loyauté envers toi. D'ailleurs, tu n'aurais pas voulu oublier le reste, mais ces souvenirs là, si, je te le promet. Au moins ils ne te réveilleront plus. Redemande-moi plus tard, si le souvenir ne t'en est pas revenu.
-D'accord. Merci Kriss. Je… c'est difficile pour moi d'avoir la tête si vite. Mais pour toi qui m'a connu, cela doit être pire. Je dois être comme un étranger pour toi.
-Tu as raison, tu ne peux pas imaginer ce que je vis. Mais j'ai su que je te voulais même quand tu étais un étranger, et cela n'a pas changé. Nous reconstruirons ce que nous avons perdu, Shaïgan. Ça a toujours été le plan.
Il ne lui reposerait pas de questions sur son passé. Kriss en était certaine. Elle allait disséminer suffisamment d'allusions au fait que simplement y repenser lui faisait du mal à elle aussi qu'il n'oserait pas. Il était si facile à manipuler, dans cet état. Peut être un effet inespéré de la magie, ou bien il ne s'agissait que de la naïveté naturelle de Thorgal. Quel plaisir en tout cas de le rencontrer une deuxième fois avant qu'il soit devenu méfiant et pédant. Quelle idée que de se croire supérieur à quelqu'un comme elle parce qu'il avait décidé de se retirer des dangers du monde. Kriss au moins avait eu le courage de les affronter. Elle ne se laisserait plus jamais regarder de haut, ni par lui, ni par quiconque. Ce serait elle qui écraserait les autres sous son talon.
Aaricia en particulier. Cette mijaurée devait se croire bien à l'abri dans son village, mais elle s'était bien assez vantée d'être la fille de Gandalf le Fou. Kriss n'avait jamais entendu le nom autre part que dans sa bouche, mais ce n'était pas exactement le genre de nom qu'on oubliait. Elle se renseignerait et elle lui ferait ravaler son orgueil.
-Tu parlais d'un plan?, demanda Shaïgan, l'arrachant à ses pensées.
-Oui. C'était surtout ton plan, à vrai dire. Recommencer de zéro, de l'autre côté de la mer après que notre ancienne flotte ait été perdue. Nous avons pu nous bâtir une réputation une fois, nous y arriverons de nouveau. De toute façon, ton nom et le mien ont déjà fait quelques remous par ici. Il ne s'agit que de se procurer un bateau et des hommes.
-Pourquoi avoir pénétré l'intérieur des terres, alors?
-Mais parce que tu avais ta vengeance à finir et que tu fais tellement peur que le dernier de tes ennemis était venu se cacher jusqu'ici, à dix jours de distance de la côte, après avoir causé la perte de notre flotte précédente. Quelle ironie, d'avoir achevée ta vengeance pour tout en oublier. Tu l'as tué, bien sûr, et nous redescendions vers la mer quand les gens de la rivière nous ont cherché des noises pour cet homme que tu as tué.
-Pour nous défendre, tu disais. N'aurais-je pas du lui laisser la vie sauve?
-Shaïgan-sans-Merci, laisser un ennemi vivant derrière lui?, fit semblant de s'étonner Kriss, comme si elle hésitait à trouver l'idée drôle. Ce serait une première! On te demande pitié, parfois. Pardon, jamais. Mais tu n'accordes ni l'un, ni l'autre.
-Et si je le faisais?
Kriss éclata de rire.
-Alors tu te ferais tuer! Shaïgan, fais-moi confiance. Je sais qui tu es, à l'intérieur, mon aimé. Nous sommes faits de la même tempe, deux bâtards arrogants et sans peur. Nos cœurs n'ont jamais battus que l'un pour l'autre. La pitié t'es inconnue autant qu'à moi. Nous sommes fait ainsi, et, même si tu l'as oublié, le monde est fait ainsi. Si ta main vacille, c'est moi qui tombe. Si c'était moi qui commençait à avoir des regrets, c'est ton flanc qui serait exposé. Non, tout ce qu'on peut faire en ce monde, c'est arracher aux autres la place qui nous revient. Comme je le disais, viser en plein cœur. Alors voilà ce qu'on va faire, Shaïgan. Nous allons finir de descendre cette rivière, embaucher quelques crevures à la recherche d'argent pour former le début de notre équipage, s'approprier un bateau et bâtir notre fortune. À défaut de la mémoire, le goût de l'aventure te reviendras vite.
-Tu sais naviguer?
-Non. Mais toi oui.
Il secoua la tête.
-Si j'ai su, je l'ai oublié. Ma mémoire est partie, Kriss.
Elle se mordit les lèvres. C'était potentiellement la faille de son plan. La vieille avait dit qu'il avait oublié qui il était. Elle n'avait jamais parlé d'oublier ce qu'il savait. Après tout, il se rappelait comment marcher et parler, non? Il fallait qu'elle en ait le cœur net.
-Arrête toi.
Shaïgan releva la rame pour ralentir l'embarcation. Kriss retint un sourire. Il lui obéissait déjà. Pas étonnant, vu qu'elle était la seule personne qui formait un lien avec l'homme qu'il croyait avoir été. Son plan était déjà en bonne voie de réussir.
-Je voulais dire, rejoint la rive, précisa-t-elle. Je vais te prouver que tu es encore l'homme que tu étais.
Et si elle s'était trompée, il n'était pas trop tard pour l'abandonner et se faire toute seule sa fortune. Mais elle ne le ferait pas. Kriss le voulait à ses côtés au moment de triompher, même si c'était juste pour qu'il la voit atteindre le sommet. Elle lui prouverait qu'elle pouvait y arriver, avec ou sans son aide. Elle préférerait juste que ce soit avec lui. À la fin, il aurait autant de sang sur les mains qu'elle. Une ultime vengeance pour les innombrables camouflets que lui avait infligé Thorgal. La vengeance se mangeait froide, mais elle était aussi agréable à déguster.
Ils accostèrent près d'un bosquet de frênes. De son sac, Kriss sortit un tissu rouge vif et un autre blanc, puis bondit sur la rive sans attendre que Shaïgan ait fini d'attacher leur barque. Elle courut jusqu'au bosquet pour nouer les deux morceaux de tissu à une branche, puis grava avec un cailloux une cible grossière et minuscule dans l'arbre derrière, avant de faire signe à Shaïgan de la suivre à une centaine de pas de distance. Une fois satisfaite de la distance, elle lui tendit son arc, saisit le sien et visa le tissu rouge. La cible était minuscule, et battait dans tous les sens à cause du vent. Parfait, pour la démonstration qu'elle voulait faire.
-Le Shaïgan que je connaissais n'était pas n'importe quel homme, expliqua-t-elle en visant soigneusement. C'était un archer hors pair. Je n'ai jamais rencontré sa mesure. Je suis phénoménale un arc à la main. Lui? Il me surpasse peut être.
Elle expira, et sa flèche transperça le tissu pour se planter dans l'arbre derrière.
-À toi.
Shaïgan banda son arc, visa longuement, puis le baissa en secouant la tête.
-C'est un autre homme qui a appris à tirer.
Kriss aurait pu hurler sa frustration.
-Il n'y a pas d'autre homme. Il y a toi, l'arc et la cible, comme ça a toujours été le cas. Ta tête s'est peut être vidée, mais ton bras et ton poignet sont restés les mêmes, alors vide toi la tête de toutes ces questions inutiles et tire!
Shaïgan lui lança un long regard dans lequel il était difficile de ne pas retrouver Thorgal, puis visa à nouveau. Sa flèche transperça le tissu blanc, et se planta dans le tissu rouge, à quelques millimètres à peine de la flèche de Kriss.
Elle poussa un cri de joie.
-Oui! Je le savais! Tu es toujours le même homme, Shaïgan, je te l'avais dit! La tête oublie, mais la main se souviens! Tu es le même tueur sans merci que tu as toujours été. Et pas n'importe quel tueur, mon tueur! Nous allons devenir riches, Shaïgan, riches et puissants, comme nous aurions toujours du l'être!
Lâchant son arc sur le sol, elle s'empara de sa bouche et le fit basculer en arrière.
Ils mirent trois jours de plus à arriver sur la côte, trois jours que Kriss utilisa à convaincre Shaïgan de la véracité de ses propos. Il croyait tout ce qu'elle disait sur leur passé à présent. Elle lui avait présenté suffisamment de preuves, réelles ou crées de toutes pièces, et chaque nuit qui passait elle raffermissait son emprise sur lui. Bientôt, il cessa même de poser des questions sur son passé, comme elle l'avait prévu, tant il était frustré que ceux-ci ne reviennent pas d'eux-même. Il était enfin le partenaire qu'elle avait toujours voulu, puissant, déterminé et attentif à tous ses désirs. Bien sûr, il restait en lui quelques velléités de révolte, mais Kriss les gommerait les unes après les autres. Elle dirigerait sa colère et son bras vers leurs ennemis, voilà tout.
Quand ils arrivèrent au port, le crépuscule tombait. Kriss posa sa main sur le bras de Shaïgan.
-De tous ces navires, lequel tu utiliserais pour piller et rançonner d'autres bateaux?
Shaïgan hésita, mais Kriss pressa un peu plus son bras et il céda.
-Celui-là, décida-t-il en indiquant un bateau plus petit et fin que la plupart des autres.
-Pourquoi celui-là et pas le grand là-bas?
-Ce navire est plus petit. Cela fait un moins grand équipage à recruter, et il est plus manœuvrable. Le grand que tu me montres est solide, mais il n'est pas fait pour la course. C'est le genre à se mettre en embuscade et à ne se montrer que quand sa proie ne peut plus manœuvrer, sinon les chances sont trop grandes qu'elle s'échappe. Et tu as vu comme ce navire gîte? Il est plus stable que les autres du même genre, il tiendra mieux la mer.
-Tu vois? Je t'avais dit que tu t'y connaissait. J'aurais choisi le même.
Un mensonge de plus, mais Shaïgan se contenta de hocher la tête, troublé. Cette connaissance, sans nul doute héritée de sa jeunesse viking le confortait dans l'idée que Kriss disait la vérité. Pourquoi essayer de se forger un autre avenir, quand elle lui montrait que là était sa vraie voie et qu'il était déjà allé trop loin pour reculer? Il ne restait plus qu'une étape à franchir pour qu'il soit pleinement à elle, mais il leur fallait d'abord un navire et un équipage.
-Dépose-moi là, et sors du port en te dirigeant vers l'Est. Tu ne tardera pas à voir une grande pierre levée percée de trous. Nous l'avons déjà utilisé comme point de rendez-vous, à notre dernier passage. Camoufle la barque et attends-moi là-bas. J'y vais seule.
-Tu es sûre? L'endroit ne me paraît pas très engageant.
Kriss éclata de rire.
-Bien sûr qu'il ne l'est pas! C'est un repaire de mercenaires, d'esclavagistes et de meurtriers, le genre d'endroit qu'on a toujours préféré, toi et moi. Mais avec ta perte de mémoire, tu manque clairement d'assurance. Ce n'est pas ta faute, mais pour le moment, il vaut mieux que j'y aille seule pour nous constituer un équipage. Excuse-moi de le dire, mais dans ton état actuel, on dirait que c'est la première fois que tu te lance dans la piraterie. Tu sais encore reconnaître un bateau, mais sauras-tu négocier avec un truand? Laisse-moi faire, attends-moi à la pierre et je te rejoindrais avant le lever du soleil avec ton navire et ton équipage. Quand je reviendrais avec lui, laisse-moi servir d'intermédiaire entre toi et eux. Je serais ta voix, le temps que tu retrouves tes marques, d'accord?
-Je suppose. Mais je pense…
-Pense si tu veux, mais une fois au rocher. Tu n'es pas toi-même, mais je sais comme tu penses fais moi confiance pour agir dans nos intérêts à tous les deux. Nous avons conçu ce plan ensemble, et nous l'accomplirons ensemble. Laisse-moi juste prendre une longueur d'avance, pour cette fois. Ensuite, c'est ensemble que nous commencerons à conquérir les mers.
Avec réticence, Shaïgan inclina la tête et débarqua Kriss sur le ponton. À présent, elle était libre d'agir à sa manière, sans avoir à subir les questions de Shaïgan. Ses hésitations commençaient à la lasser. Elle avait hâte qu'il se fonde dans le moule qu'elle avait crée pour lui.
Pour commencer, Kriss s'informa sur le propriétaire du navire. Elle fut ravie de découvrir qu'il s'agissait d'un ivrogne et d'un joueur, déjà passé plusieurs fois à deux doigts de perdre son navire. Il traitait mal son équipage, qui ne restait que parce que la rapidité du bateau lui valait suffisamment de bonnes prises pour qu'il en retire sa part, mais la mutinerie n'était jamais loin. Shaïgan n'aurait pu mieux choisir. Après quelques autres petites recherches, Kriss trouva l'équipage dans un bouge plus mal famé encore que la moyenne des tavernes de la ville. Une bonne moitié était en bonne voie de s'effondrer sous l'effet de la gnôle locale, l'autre en bonne voie de la suivre. Elle les ignora tous pour s'installer directement face à leur chef, vautré sur une table à l'autre bout de la taverne.
-C'est toi Lughes l'infâme?
L'homme leva vers elle des yeux injectés de sang.
-Qui le demande?, demanda-t-il en la déshabillant du regard.
-Kriss de Valnor, la compagne de Shaïgan-sans-Merci.
-Jamais entendu parler. Et qu'est-ce qu'il me veut ton Shaïgan?
-Ton bateau.
Le pirate éclata de rire.
-Comme si j'allais jamais vendre mon gagne-pain! Tu pourras dire à ce Shaïgan qu'il peut aller se faire voir. À moins qu'il ne soit disposé à t'échanger contre mon navire, beauté? Je suis sûr que mon équipage se plaindrait pas si je te faisais passer de bras en bras. Tu verrais ce que c'est que des vrais hommes.
Derrière Kriss, quelqu'un émit un rire graveleux aussi répugnant que son propriétaire. Elle sourit froidement à Lughes et se leva pour se rasseoir aussitôt sur la table où elle croisa les jambes juste à côté de lui. Elle pouvait sentir son souffle aviné sur ses seins. Le porc.
-Shaïgan m'a chargé d'un deuxième message, au cas où tu refuserais son offre.
-Ah oui? Et qu'est-ce qu'il…
Kriss le coupa au milieu de sa question en plantant son poignard dans la grosse bedaine servant d'outre à Lughes. Il s'effondra en arrière en poussant un râle de surprise.
Interloqué, l'équipage mis quelques secondes à réagir. Ces marins détestaient peut être leur capitaine, mais même avec la quantité d'alcool qu'ils avaient ingéré ils sentaient vaguement qu'ils étaient censés le venger, ou à tout le moins protester contre son meurtre. Kriss ne leur laissa pas le temps de réunir leurs pensées. Elle essuya le sang de sa lame sur la tunique du mort puis se tourna vers eux pour leur lancer un regard nonchalant.
-Qui était le second de cette chiffe molle?
Poussé par les autres, un homme finit par lever la main, l'air incertain.
-Ton nom?
-Ruhr.
-Alors félicitations, Ruhr. Tu viens d'être promu.
Les derniers éléments rattrapèrent enfin son cerveau embrumé par l'alcool.
-Capitaine?
Kriss lui rit au nez.
-Certainement pas! Le capitaine, c'est Shaïgan-sans-Merci à présent.
-Second, alors?
-Je suis le seul second dont Shaïgan-sans-Merci aura jamais besoin. Je lui appartient toute entière et il le sait. Non, mais le jour où Shaïgan se sera constitué une flotte, en temps que premier à avoir juré de le servir, tu auras droit à ton propre navire.
Elle mis dans sa voix toute la condescendance dont elle était capable. Comme elle s'y attendait, Ruhr réagit en fronçant les sourcils et en croisant les bras sur sa poitrine d'un air menaçant.
-C'est pas honnête. Si le capitaine est mort, c'est moi le capitaine.
-Tu veux vraiment te frotter à Shaïgan? Enfin, j'imagine que chacun choisit comment il veut mourir, mais si j'étais toi j'y réfléchirait à deux fois. C'est une opportunité que tu ne retrouveras pas de sitôt, et on ne refuse pas une offre de Shaïgan-sans-Merci.
-Qui c'est d'abord celui-là? Jamais entendu parler de lui.
Kriss poussa un sifflement mi-impressionné, mi-moqueur.
-Pour commencer, je ne dirais pas ça devant lui, si tu veux lui plaire et avoir ton propre bateau un jour. On parle de Shaïgan-sans-Merci, qui a tué l'Écorcheur avec son propre couteau. Shaïgan-sans-Merci, qui a brûlé le fort de Cwrsh pour un mot de trop de son seigneur. C'était peut être de l'autre côté de la mer, mais je sais que la rumeur de ses méfaits est parvenue jusque sur ces rives. Vous voulez dire que votre petit port est tellement loin du monde que vous n'en avez jamais entendu parler? Pas étonnant que vos rapines vous rapportent si peu! Mais à son service…
Elle laissa la menace et la promesse flotter dans l'air, et fit tourner un anneau d'or à son doigt. Elle l'avait volé une heure plus tôt à un marchand avachi ivre-mort dans une taverne du même acabit que celle-ci. Le genre de joujou parfait pour faire miroiter à des idiots une fortune encore inexistante. Kriss avait utilisé ce tour plusieurs fois. Elle l'aurait fait sur Shaïgan, si elle avait eu la chance d'avoir un tel objet sur elle. Mais c'était peut être mieux ainsi. Un anneau, surtout gravé d'un symbole comme celui-ci aurait pu pousser Shaïgan à creuser plus profondément à la recherche de son passé. Moins il avait d'indice, moins il soupçonnerait l'épaisseur des mensonges de Kriss. Heureusement, elle savait ce qu'elle faisait. Cwrsh avait brûlé sans que personne n'apprenne jamais comment et Kriss connaissait trois pirates ayant adopté le ridicule surnom d'Écorcheur, plus un Écorché. Shaïgan-sans-Merci, au moins, était un nom poétique, prompt à éveiller l'imagination. S'il était vraiment sans merci, comment s'occupait-il de ses ennemis? Laisser planer le mystère était tellement plus efficace. Les hommes cherchaient toujours à en faire trop.
-S'il a de l'or pour nous, peut être qu'on peut négocier et peut-être qu'on a déjà entendu parler de lui, intervint un deuxième marin en tapant dans les côtes de Ruhr pour couper sa réplique. On lui parle comment à ce Shaïgan?
Kriss jeta un coup d'œil par la fenêtre basse de la taverne.
-L'aube n'est pas loin. Finissez de dessaouler, réunissez le reste de l'équipage et retrouvez moi sur le navire de Shaïgan.
-Mon navire, insista Ruhr.
-Tu es libre d'en discuter avec lui quand nous l'aurons rejoint. À tout de suite.
Personne ne tenta de la suivre immédiatement, ou de l'attaquer à son passage. Le meurtre de leur capitaine les avait en partie dessoûlés, mais pas assez pour leur faire prendre des initiatives. Ruhr la suivit quand même d'un air chafouin. Il réfléchissait à un plan. Dommage pour lui qu'il ne soit pas aussi doué que Kriss pour ça.
Elle s'en occuperait plus tard. Elle avait encore fort à faire, comme trouver un deuxième bateau et tuer son capitaine de la même manière que Lughes. Elle avait promis une flotte à Shaïgan. Elle comptait bien la lui offrir au plus vite pour lui prouver que ses promesses de gloire et de trésor n'étaient pas vaines.
Les marins arrivèrent au compte-goutte, l'air méfiant, mais le pied relativement sûr. Kriss les accueillis à bord, en prenant grand soin de leur faire voir le deuxième bateau derrière celui qu'elle venait de leur réquisitionner. Il ne présentait guère mieux que le premier, et son équipage non plus, mais il fallait bien commencer une flotte quelque part. Ces deux-là feraient l'affaire. Par-dessus le bastingage, les deux équipages se regardaient avec appréhension, chacun pensant l'autre de longue date au service de Kriss et de Shaïgan. Ils apprendraient la vérité à la première escale. Le tout était de leur donner d'ici là un aperçu des fortunes qu'ils pourraient gagner à leur service.
Même avec ce deuxième bateau lui servant d'assurance, Kriss prit soin pendant toute la manœuvre de ne pas tourner le dos à Ruhr ni à Bren, le marin à l'air plus réfléchi. Le premier avait l'air encore très saoul. Il avait du boire pour se donner du courage. Il allait tenter quelque chose, de toute évidence, mais pour l'instant les marins avaient l'air de suivre ses instructions à la lettre, sans protester contre le fais d'obéir à une femme. Kriss savait exactement ce qu'ils pensaient. Soit Shaïgan pouvait effectivement leur offrir une fortune, soit ils le tuaient et se payaient sur le corps de Kriss. Comme si elle les aurait laissé faire.
Les deux bateaux sortirent rapidement du port. Alors seulement Kriss leur ordonna de rejoindre la grande pierre blanche et se plaça à la poupe pour se faire reconnaître de Shaïgan. Elle ne fut pas surprise de voir Bran l'y rejoindre rapidement, pendant que Ruhr leur jetait des regards furieux depuis la poupe.
-Shaïgan-sans-Merci? Je me souviens de lui maintenant. Une grande réputation, de l'autre côté des mers.
-Très grande, opina Kriss.
Le pirate haussa les épaules et éclata de rire.
-Pas un mauvais stratagème pour commencer une carrière. Il existe au moins ce Shaïgan, ou tu réfléchis auquel d'entre nous jouera le rôle?
-Désolée de te décevoir, mais tu t'apprêtes à le rencontrer.
-Dommage. Mais si vous vous êtes procurés deux navires aussi vite et avec si peu de sang coulé, je suppose que vous avez un plan? Vous prévoyez de grosses prises?
-Bien plus juteuses que juste deux bateaux pirates, promis Kriss. Ce n'est que le début. Les plans de Shaïgan sont solides.
Le pirate émis un grognement, puis s'éloigna sans rien dire, l'air un peu désapointé. Kriss allait devoir le garder à l'œil celui-là. Il avait compris trop vite que la réputation de Shaïgan-sans-Merci n'était pour l'instant que du vent, et que Kriss utilisait Shaïgan pour arriver à ses fins plus que le contraire. Il n'avait pas tort, d'ailleurs. Si Thorgal n'était pas tombé entre ses mains aussi fragile et crédule qu'un oiseau tombé du nid, elle aurait pu être tentée d'utiliser celui-là à sa place. «Shaïgan» était un plan qu'elle mûrissait depuis longtemps, même si pas exactement de cette manière, ne fut-ce que parce qu'elle n'avait jamais trouvé un homme à qui elle pouvait faire confiance pour ne pas la poignarder dans le dos à la première occasion.
C'était enrageant. Elle pouvait prouver mille fois sa vaillance et sa ruse, les hommes continuaient à la rabaisser encore et encore juste parce qu'elle n'avait pas une poutre épaisse entre les jambes et en guise de cerveau. Jamais on ne la laisserait diriger une opération de cette envergure sans essayer de la lui voler et de la remettre à sa soi-disant place. Il lui fallait un homme de paille, elle l'avait compris depuis longtemps. Mais même les hommes de paille pouvaient être tentés de se rebeller. Jamais Kriss n'avait trouvé l'homme idéal pour tenter le coup. L'amnésie de Shaïgan était un don des dieux. Même dans cet état, il était trop stupidement loyal pour se rebeller contre elle. Il finirait par se résoudre à la suivre jusqu'au bout. Mais même si elle était contente de l'avoir de son côté, elle lui en voulait d'être sa seule porte vers la gloire. Mais le monde était ainsi fait, et il lui était aussi parfois bien utile d'être une femme pour se sortir d'un mauvais pas. Shaïgan sans Kriss ne valait pas grand-chose non plus.
Quoi qu'il en soit, elle garderait un œil sur ce Bren. Il pouvait être un allié l'aidant à mener ses plans à bien. Il pouvait être le clou dans son cercueil. Le plus intelligent serait de s'en servir pour faciliter leurs premiers succès, mais pas de le laisser y survivre et surtout, surtout ne pas le laisser avoir l'oreille de Shaïgan. Rien d'insurmontable, donc.
La grande pierre blanche arriva finalement en vue. Shaïgan se montra presque aussitôt. Il devait s'impatienter, après toute cette nuit d'attente. Kriss n'avait jamais dit qu'elle ne reviendrait qu'à l'aube. Peut être qu'il s'inquiétait pour elle aussi. L'idée la fit sourire. Elle le héla avec enthousiasme et il lui rendit son salut après un instant d'hésitation.
Le navire pirate s'arrêta assez près pour que Shaïgan puisse se jeter à l'eau et grimper en utilisant une corde jetée par Bren. Kriss garda sa main près de sa dague sans lâcher ce dernier des yeux, jusqu'à ce que Shaïgan prenne pied sur le pont, dégoulinant d'eau de mer. Qu'il ait décidé qu'il avait intérêt à leur obéir ou qu'il ait vu la menace, il ne tenta rien contre Shaïgan. Mieux encore, il lui tapa dans le dos d'une manière amicale.
-Ravi de te rencontrer après tout ce temps, Shaïgan. J'ai entendu quelques échos de tes exploits, je dois dire que ce sera un plaisir de travailler avec toi, et de m'enrichir au passage, bien sûr.
Shaïgan inclina raidement la tête. Dans son regard, les derniers doutes se dissipaient. Peut être que Kriss récompenserait Bren en lui laissant la vie, pour cette réplique qui épaulait ses propres dires. Décidément un homme utile, et qui savait percevoir le sens du vent. Elle n'aurait pu rêver mieux en tout cas. Kriss lisait dans les yeux de Shaïgan l'abandon de tout espoir d'avoir été autre chose que le rufian sanguinaire qu'elle lui avait décrit, puisqu'un autre disait connaître sa réputation. Et maintenant qu'il y croyait, il allait pouvoir devenir le pirate sanguinaire qu'elle lui décrivait. Kriss étendit ses bras pour étreindre d'un geste le bateau sur lequel elle se tenait, et celui derrière et sourit d'un air triomphant.
-Ne te l'avais-je pas dit, Shaïgan? Le début de ta flotte, tout prêt à te servir.
Il hocha à nouveau la tête sans rien dire. Visiblement, il n'avait pas oublié sa promesse de le laisser parler à sa place le temps qu'il trouve ses marques. Kriss devrait le récompenser pour ça, à l'occasion. Elle avait bien son idée en tête pour la récompense idéale. Elle fit un pas vers lui, mais il écarquilla soudain les yeux et tendit le bras.
-Kriss, derrière toi!
Elle se retourna, en sachant déjà ce qu'elle allait découvrir derrière elle, et ne fut pas surprise quand un des hommes de Ruhr la plaqua tout contre lui. Ils n'avaient pas attendu longtemps pour passer à l'action, mais ils n'étaient pas plus patients qu'intelligents. Shaïgan avait déjà dégainé son arc, mais Kriss sentit soudain le froid tranchant d'une lame sur son cou, brandie par Ruhr en personne.
D'accord. Peut être étaient-ils un peu plus préparés qu'elle ne l'avait cru.
-Pas si vite, Shaïgan, ou je l'égorge!, glapit Ruhr. J'ai pris le temps de réfléchir, tu vois. Et je me suis dit, pourquoi je laisserait à quelqu'un d'autre un bateau qui pourrait être à moi? Et peut être qu'au passage, je pourrais prendre cet autre bateau et monter ma propre flotte. C'est vrai, quoi, pourquoi ce serait pas moi, le roi des mers? Je suis pas plus bête qu'un autre. Moins même.
Quelqu'un ricana derrière lui. Kriss leva les yeux au ciel.
-Qu'est-ce que tu attends, Shaïgan? Tue-le, qu'on en finisse!
L'imbécile. Il avait à moitié baissé son arme, troublé. Qu'est-ce qu'il craignait, de la blesser? Elle avait la peau plus dure que ça. Mais s'il avait besoin d'un peu d'aide… Kriss tira son poignard de son fourreau à son épaule, et le planta dans la cuisse du pirate qui la tenait. Ce dernier s'effondra en hurlant.
-Chienne!, hurla Ruhr en saisissant sa main. Tu va payer et me rendre mon bateau!
-Tire, Shaïgan, tire!
L'arc de Shaïgan se releva en une fraction de seconde et sa flèche vola droit vers le cœur de Ruhr en se faufilant droit sous l'aisselle gauche de Kriss. Un coup presque impossible, une fois encore. Ruhr s'effondra par terre, et son poignard tinta bruyamment sur le sol. Kriss poussa un cri de victoire.
-Oui! Oui! Droit au coeur! Regardez, vous autres, voici Shaïgan-sans-Merci, qui ne fait pas grâce à ceux qui le défient! Maintenant, allez-vous lui obéir, ou mourir comme ce sale bâtard?
-Lâchez vos armes avant de le regretter, ajouta Shaïgan d'une voix ferme et calme qui fit autant pour calmer les velléités de vengeance que son talent à l'arc. Le crime de Ruhr n'est pas le vôtre. Qu'il en reste ainsi.
-À moins que vous ne vouliez tenter votre chance à votre tour?, ajouta Kriss en souriant.
Un poignard tomba sur le pont du navire, puis une épée. Les autres armes suivirent. Kriss tourna la tête vers le deuxième navire.
-Et vous?, cria-t-elle. Vous rangerez-vous aux ordres de Shaïgan-sans-Merci?
Shaïgan tourna son arc vers eux.
-Pensez à l'or et aux femmes que vous pourrez vous procurer!, ajouta Bren. À genoux, tous! Nous servons maintenant Shaïgan sans Merci!
Le premier, il mit le genou à terre. Les autres suivirent. Bien sûr, Bren n'avait pas agi pour rien, et c'était sans doute lui qui avait convaincu Ruhr, par des murmures bien placés, de passer à l'action. Avec deux bateaux, il devait se douter que Shaïgan et Kriss allaient devoir donner le commandement de l'un d'eux à un allié sûr, et il venait de s'assurer la place, du moins pour aussi longtemps que Kriss le jugerait utile. Elle savait reconnaître un serpent, et cet homme en était un. Mais peut importait, au fond. Elle jubilait. Elle ne pourrait pas cacher longtemps l'amnésie de Shaïgan à ses hommes, mais à ce moment là, ils lui seraient déjà tous fidèles, parce qu'il leur aurait procuré assez d'or pour ça. Cela ne prendrait pas longtemps. Kriss avait assez parcouru la région des deux côtés de la rivière pour savoir où étaient les terres les plus riches et les forts les mieux à même de leur servir de base pour piller et rançonner toute la côte. Plus tard, ils pourraient même pousser leurs expéditions jusqu'aux terres vikings. La vengeance, et la fortune, étaient à portée de ses mains. Combien de nuits avait-elle passé à monter des plans pour s'enrichir, à observer les forces et faiblesses de chaque endroit où elle passait et à maudire le monde de lui refuser le droit de s'emparer de tout ça juste parce qu'elle était une femme? Toutes les nuits, depuis le premier jour où elle avait mis la main sur un couteau et vu la première fois un bijou et une pièce d'or qui lui échappaient. Mais tout ça, c'était du passé.
Après tout, Shaïgan était à elle, et avec lui dans la paume de sa main, elle tiendrait bientôt le monde. Kriss de Valnor allait enfin prendre sa revanche sur la vie, et pour la première fois de sa vie, l'avenir était radieux.
