QUI LAISSE UNE TRACE, LAISSE UNE PLAIE
(avril 845)
Claus Emmerich
Un orage a éclaté. Les lieux ne sont pas très secs mais j'ai réussi à me trouver un endroit convenable. Nous avons tous l'air misérables, et peu d'entre nous s'en sont sortis sans blessures. J'ai déjà fait un tour à l'infirmerie, je n'ai que quelques égratignures, heureusement. Si Zacharias n'avait pas été là...
Je tapote une plaie avec une compresse tandis que les plus vaillants se servent à manger. Quand je repense à ce que j'ai vu, c'était horrible... Au moins une dizaine de nos camarades sont tombés, et nous n'avons pas pu récupérer tous les corps... Les titans vont sans doute les bouffer, j'en sais rien... Rien que d'y songer, j'ai envie de vomir... J'y étais préparé pourtant... Dans le feu de l'action, je me suis obligé à ne pas y penser, mais à présent que nous sommes à l'abri dans l'avant-poste, tout me revient, et c'est dur... Rien à voir avec l'ambiance de l'autre soir...
Mon chef m'apporte un bol de soupe. Je le prend en tremblant légèrement, et il pose sa main sur mon épaule en me félicitant de ma bravoure. J'ai fait ce que je devais, je n'ai pas à être félicité pour ça. La fille que j'ai sauvée est restée à l'infirmerie, elle a des côtes cassées ; elle ne n'ira pas plus loin et restera ici à nous attendre. Avec tous les autres blessés je suppose. Il y'en a beaucoup... Combien serons-nous à plonger dans l'inconnu demain ? Le chef nous informe que l'accès au prochain avant-poste sera plus difficile et qu'il faudra s'attendre à de nouveaux combats. Bah, moi, je suis paré.
J'essaie d'avaler ma soupe mais je n'y arrive pas. L'angoisse m'étreint quand je pense que nous sommes aux limite du monde connu ; seuls quelques-uns ont eu le chance d'arriver jusqu'ici autrefois. Je fais partie de ces héros maintenant. Mais les héros tombent aussi. Cela pourrait m'arriver... Le stress est toujours là mais aussi une certaine excitation. Je ne sais pas si je fais bien de ressentir ça...
Non, il faut continuer. Si on rebrousse chemin maintenant, tout cela aura été vain. Nous devons revenir aux Murs avec du neuf, une carte agrandie, un nouvel horizon, sinon cette expédition aura vraiment été un échec.
J'entends un cri de douleur traverser la salle et je vois un explorateur transporté sur un brancard de fortune. Sa jambe forme un angle bizarre... Je me détourne de ce spectacle macabre pour apercevoir le chef Smith, avec une épaule bandée, accompagné d'Elfriede et Livaï - je connais bien tous leurs noms maintenant. Elle porte une compresse sur le front tandis que Livaï a un garrot sur la cuisse - même les meilleurs ont pris cher. Il faut dire que notre fuite désespérée vers le refuge a mis tout le monde à contribution.
Je regarde Livaï d'un air réprobateur. C'est mauvais de marcher quand on pisse le sang, surtout à cet endroit-là. Mais apparemment, il se porte mieux qu'il en a l'air. Zacharias se pointe derrière eux - je vois pas où il est blessé, mais il a eu son lot - et me montre du doigt. Mon coeur fait un bond, et je me relève si rapidement que j'ai le vertige. Je fais le salut devant le chef Smith qui me regarde, un sourire vague sur les lèvres. Il m'ordonne le repos et me félicite au nom du major pour mes exploits. Je reste bouche bée, incapable de répondre - je sais même pas si je le dois - et scrute le visage neutre de Livaï. Smith m'annonce que si je reviens vivant, j'aurais sans doute de l'avancement.
Cette perspective me plaît, mais dans l'immédiat, c'est revenir en vie qui me préoccupe. Je hoche la tête pour signaler que j'ai compris, et Smith s'éloigne. Livaï reste devant moi, me scrute intensément, à tel point que je me sens vraiment gêné... Il me met une main sur l'épaule - très furtivement - et me recommande de me calmer. Je me remets à respirer, et il ajoute que je m'en suis bien tiré. Il baisse la tête, émet un "tcchh" ennuyé et rajuste son garrot. Puis, il s'éloigne à pas rapides derrière ses camarades et disparaît au détour d'un couloir sombre. Il a l'air tellement... normal, maintenant.
Je me rappelle quand je l'ai vu surgir du nuage de poussière pour fondre sur nos ennemis. J'ai cru contempler quelque chose de tout à fait irréel, d'impossible... Sa manière de se battre est tout bonnement stupéfiante et j'ai pu constater que sa réputation n'était pas volée. Pendant quelques secondes, nous nous sommes retrouvés dos à dos, mais je suis pas sûr qu'il ait remarqué. Moi oui ; j'ai senti sa puissante énergie se communiquer à moi pendant ces quelques instants, ça crépitait autour de nous, le danger, le sang, la mort... Tout cela m'a galvanisé et je suis sûr que c'est lui qui m'a donné ça.
Il m'a enfin parlé. Je suis plus invisible. Je sais pas pourquoi mais ses quelques mots m'ont fait plus de bien que toutes les félicitations des leaders militaires. Je me sens... important. Et utile. Ca fait du bien. Je ferais tout pour qu'il recommence...
Oui, il verra, je deviendrai son égal.
