Chapitre 1 :

Au coeur des Enfers

Nymuë savait que cette nuit marquerait à jamais un changement dans sa vie. Elle l'avait deviné, alors qu'elle finissait d'empaqueter ses affaires. L'avait senti dans l'air, en approchant de la porte Sud de Baldur's Gate. Ce soir était celui de sa renaissance.

A son réveil, bien des heures plus tard, le goût du sang dans sa bouche lui indiqua qu'elle s'était sans doute montrée trop optimiste.
La chambre dans laquelle elle était confinée avait une architecture organique, un entremêlement de boyaux formant un sol, un toit et des murs. La construction hybride, alien, évoquait l'estomac d'une immense créature. Elle-même était entravée dans un caisson juste assez large pour permettre à ses doigts d'en palper la surface chitineuse.

Les dernières heures lui revinrent en mémoire. La soirée n'avait pas si mal commencé : elle avait traversé la cité parée de son paquetage, quand l'engin avait surgi du ciel. Il ressemblait à une conque géante, avec d'immenses tentacules. La « chose » avait déployé ses appendices à travers les rues, désintégrant les civils au moindre contact. Elle avait vu un soldat de la garde exploser en un filament de poussière. Quand le vaisseau avait détruit le clocher surmontant la ville-basse, la foule avait cédé à la panique. Tous avaient couru vers la forteresse du Dracosire, où les plus téméraires forçaient déjà le passage. Alors que Nymuë atteignait l'entrée, un tentacule l'avait touché au milieu du dos. Sa vision s'était troublée, les corps pressés contre le sien s'étaient effacés… pour la mener ici.

Oh, maintenant qu'elle était réveillée, l'elfe noire n'avait que trop conscience de sa situation. De nombreux textes faisaient mention des flagelleurs mentaux, bien que les individus ayant survécu à la rencontre soient rares. Cette race de voyageurs se déplaçait de dimensions en dimensions, attaquant de temps à autre les royaumes qu'ils survolaient… Les illithids, tels qu'on les appelait, fonctionnaient sous l'égide d'une conscience collective, elle-même gouvernée par son appétit insatiable pour la cervelle humanoïde. L'angoisse saisit la jeune femme quand elle nota la présence d'autres caissons autour d'elle. Tout portait à croire qu'elle venait de faire l'objet d'une chasse. Elle n'était donc pas dans un vaisseau, mais dans un garde-manger.

Une ouverture se déploya sur sa droite et, comme pour confirmer ses craintes, un flagelleur mental entra. Il était grand, anthropoïde jusqu'au visage. A partir de là, quatre tentacules mauves remplaçaient son menton, afin d'habiller un crâne proéminent, similaire à celui d'un poulpe. La créature possédait deux prunelles jaunes, actuellement fixées sur une cuve au centre de la pièce. Des larves barbotaient à sa surface. Nymuë observa l'illithid plonger ses doigts effilés dans le bassin. Presque amoureusement, il sélectionna un lombric qu'il laissa se mouvoir sur son pouce.

Les entraves du caisson se délacèrent, permettant à la captive d'apercevoir le compartiment voisin. Elle n'était pas la seule à s'être réveillée : une femme frappait rageusement les murs de sa cellule. Sa peau jaune et son nez rétracté trahissaient ses origines githyankis, une espèce aussi rare que les flagelleurs mentaux. Nymuë n'avait jamais croisé ce peuple de pilleurs, voyageant au sein du Plan Astral. Par nature, les gith étaient les ennemis jurés des illithids, qu'ils traquaient sans relâche. Celle-ci devait être en pleine chasse quand les rôles s'étaient inversés.

Leur ravisseur s'approcha de la githyanki, et permit à la chose de ramper laborieusement sur sa joue. Des minuscules appendices s'enfoncèrent autour de son globe oculaire. Le hurlement glaça Nymuë jusqu'aux os : elle s'ébroua, s'agita, en vain. L'illithid s'avançait déjà avec une seconde larve. Lorsqu'il se pencha vers elle, la jeune femme secoua la tête. A cette distance, elle pouvait voir les minuscules dents du parasite, entendre ses couinements voraces. Une force écrasante contracta sa nuque et l'obligea à faire face. Le chaos de son univers se résuma à deux pupilles incandescentes, vite remplacées par les canines allongées du ver. Elle sentit ses tentacules s'insérer autour de son œil…

Puis tout devînt noir.


Ce fut l'odeur de brûlé qui, cette fois-ci, la tira du coma. Quelques minutes avaient dû s'écouler tout au plus, mais la pièce était méconnaissable. Un immense trou creusait le plafond, et des flammes se répandaient dans l'antichambre. Le compartiment à côté du sien était vide ; il n'y avait plus nulle trace de la githyanki. Le sol tremblait et des bruits de lutte résonnaient en écho. Le Nautiloïd avait heurté quelque chose, et quel que soit l'origine de cette soudaine attaque, cela avait créé un choc suffisamment puissant pour fragiliser les parois de son caisson. D'un coup d'épaule, Nymuë se fraya un passage jusqu'au sol poisseux. Ce simple mouvement lui fit l'effet d'une onde de choc à l'arrière du crâne. Une migraine violente, ondoyante. Ce mal se prélassait dans sa tête, creusait des sillons dans son cerveau : le parasite. Les jambes de l'elfe noire manquèrent de la lâcher.

L'orifice donnant sur l'extérieur dévoilait un ciel rouge sang, ainsi qu'une terre dévastée. Avec stupéfaction, Nymuë réalisa qu'ils avaient débarqué au beau milieu d'un champ de bataille, et pas n'importe lequel : c'était là la description de la première strate des Enfers, le territoire d'Avernus. Un monde de guerre, de feu et de sang. Abattue, la jeune frôla ses tempes, là où résidait désormais une larve illithid. Qu'est-ce que ces créatures venaient de lui faire ? Que lui avaient-elles pris ?

Elle tenta de calmer son angoisse grandissante, son cœur battant la chamade. Les limbes n'étaient clairement pas le bon endroit pour avoir une crise de panique, et ce vaisseau menaçait de s'effondrer à tout instant. Il lui fallait fuir, retourner à Baldur's Gate, et trouver un guérisseur : simple comme bonjour. Palpant sa ceinture, la jeune femme sentit le contact froid d'une chaîne en argent, ainsi que le poids du poignard accroché à son extrémité. Voilà au moins qui devrait tenir les flagelleurs mentaux à distance.

A proximité de son caisson, Nymuë constata la présence d'un cadavre illithid, celui-là même à qui elle devait son colocataire cérébral. Sa peau violette était noircie, carbonisée par l'explosion. A défaut de pitié, l'elfe noire tira un regain de courage face à cette vision. Ces choses pouvaient être tuées ; et si c'était le cas, alors son plan d'évasion n'était peut-être pas si désespéré. La jeune femme se précipita vers la seule issue accessible parmi les ruines. Des corps disséqués étaient allongés sur des tables, à côté de cerveaux entreposés dans des bocaux. L'attaque de Baldur's Gate ne paraissait pas être un coup d'essai : le matériel était sophistiqué, les captifs légion… Tout cela pour se nourrir, seulement ?

Elle ne trouva guère de réponse dans la galerie adjacente, car son extrémité s'atteignait via une coursive extérieure. Quand Nymuë s'avança, une ombre presque aussi massive que le Nautiloïd la survola : un authentique dragon rouge. Voilà ce qui avait attaqué le navire ; voilà ce à quoi elle devait son échappée miraculeuse. Y avait-il une raison pour que la créature poursuive le Nautiloïd, ou bien celui-ci avait-il juste débarqué sur son territoire ? Pour le moment, l'animal ne semblait pas intéressé par elle, ce qui lui convenait. Elle devait se concentrer sur sa survie immédiate.

Quand la jeune femme se retourna, elle réalisa que cet objectif était déjà compromis. La guerrière githyanki - bien vivante ! - avait surgi depuis les ombres. La lame de son épée frôlait sa gorge :

— Abomination ! Votre heure est venue ! rugit-elle.

Nymuë leva les mains, mais ne put répliquer quoi que ce soit. Un brusque engourdissement la saisit tandis que des visions fugaces traversaient son esprit : une aile de dragon, une épée d'argent… et son propre visage, à travers les yeux de la femme étrange.

Tsk'va ! s'exclama l'autre passagère. Vous avez échappé à l'asservissement ? Louée soit Vlaakith !

— Qui êtes-vous ? siffla Nymuë.

— Probablement votre unique chance de survie.

La githyanki rengaina son arme, le regard tourné vers l'avant du Nautiloïd :

— Nous devons trouver la passerelle contrôlant le vaisseau. Nous nous occuperons de cette… infection, et de son remède une fois rejoint le Plan Matériel. Je suppose que vous savez vous défendre ? ajouta-t-elle en examinant son poignard.

L'elfe noire hocha la tête :

— Mon nom est Nymuë.

— Cela importe peu. A la passerelle !

Retenant une remarque acerbe, la jeune femme se lança à la suite de sa nouvelle alliée. Ensemble, elles escaladèrent les parois du navire, devant plusieurs fois se mettre à couvert pour échapper aux explosions. Arrivées à l'autre bout du Nautiloïd, les deux rescapées entrèrent dans une antichambre, semblable à celle où elles avaient été emprisonnées. Deux hommes étaient allongés sur des tables d'examen, le regard vide ; une femme, à proximité, semblait s'être évanouie dans son caisson. Mais la quatrième détenue était parfaitement consciente : elle frappait les parois de sa prison avec l'énergie du désespoir. Quand elle aperçut les survivantes, elle les interpella :

— Vous ! Sortez-moi de cette saleté ! cria-t-elle.

— Nous n'avons pas de temps pour les traînards, objecta la githyanki.

Elle paraissait déjà prête à reprendre sa route, mais Nymuë hésita. A la place de la prisonnière, elle aurait supplié tous les dieux existants de lui venir en aide… Et tout renfort était bon à prendre. Le compartiment de l'étrangère était différent de celui dans lequel elle avait été enfermée. Une console lumineuse y était reliée par des tuyaux, un assemblage trop complexe pour qu'elle puisse le comprendre. Toutefois, elle sentit se manifester avec surprise les prémices de sa magie : le dispositif était scellé par des runes. Si elle se fiait à leur description, leur contre-sort ne s'avérait guère complexe.

Faisant danser ses doigts avec grâce, la jeune femme traça une lignée de symboles sur le tableau de commande. Les glyphes arcaniques se gravèrent à même l'appareil, puis une poche s'ouvrit en son centre. Lorsque Nymuë la toucha, quelque chose en elle gigota en réponse. Le parasite reconnaissait l'engin. Son contact était à la fois inconfortable et familier, l'imprégnant d'une étrange sensation… d'autorité. Sans réellement savoir ce qui la poussait à agir, l'elfe noire commanda à la machine de libérer sa prisonnière, et celle-ci obéit. Le caisson relâcha son occupante.

Nymuë fut saisit d'un frisson. Leur infection leur permettait déjà de communiquer avec les dispositifs illithids… Combien de temps, avant que d'autres effets secondaires se manifestent ? Elle tourna son regard vers la rescapée, guère sûre de vouloir connaître la réponse. L'inconnue était une demi-elfe aux cheveux sombres, et aux yeux verts ravissants. Néanmoins, ils se plissèrent lorsqu'elle dévisagea ses sauveuses.

— Je commençais à penser que cette chose allait devenir mon cercueil. Merci. Je suis…

Une fois encore, leur larve établit un lien : à travers les yeux de l'étrangère, Nymuë éprouva un mélange de gratitude et de prudence. Ce dernier sentiment semblait dirigé vers la guerrière gith.

— On dirait que vous voyagez en compagnie de gens dangereux, siffla-t-elle.

— Ce n'est pas plus mal, apaisa l'elfe noire. Les gens dangereux peuvent être incroyablement efficaces lorsqu'il s'agit de se battre.

— Nous risquons d'en avoir besoin si nous souhaitons sortir d'ici. Je me nomme Ombrecoeur.

— Nymuë.

— Assez de bavardages, interrompit la guerrière. Nous devons trouver la passerelle !

La nouvelle venue, Ombrecoeur, leur tourna le dos. Elle fouilla vigoureusement son caisson, tandis que l'elfe noire se dirigeait vers les prisonniers restants. Les deux hommes roulaient des yeux, certes vivants mais guères lucides. Leur cerveau reposait dans une jarre. L'humaine évanouie, en revanche, avait échappé aux expériences illithides. Nymuë posa la main sur la console reliée à sa prison.

Le résultat fut cette fois-ci d'une toute autre nature. Une épaisse fumée s'échappa de la captive, la faisant bouillonner de l'intérieur. Elle s'agita en vain, ne rencontrant que la paroi solide de son caisson. Ses lèvres émirent un faible gargouillement, avant que ne surgissent quatre tentacules. Nymuë retint un cri, tandis que de la carcasse de l'inconnue émergeait un illithid nouveau-né.

— C'est là notre destin si nous ne sommes pas purifiées, analysa froidement la githyanki. Convaincue ?

Les yeux du flagelleur la fixait d'un air affamé. Quiconque avait été cette femme, elle avait disparu en une fraction de seconde, par simple pression d'un levier. Nymuë se sentait désolée… et effrayée. Rien ne justifiait cette fin-là.

Des bruits de luttes la détournèrent de la créature. La passerelle était désormais toute proche. Les habitants d'Avernus avaient appareillé le navire, et deux flagelleurs mentaux se battaient contre des cambions. Ces diables, armés jusqu'aux dents, avaient éliminé trois des monstres tentaculaires. Un des illithids enroula ses tentacules autour de son adversaire, ce qui le mit à portée d'un coup de lance. Lorsqu'il s'effondra, le dernier flagelleur s'adressa aux nouvelles venues :

Esclaves. Connectez les nerfs du transpondeur. Nous devons nous échapper. Le temps presse.

— Faites ce qu'il dit, pressa la githyanki. Nous nous occuperons de lui après nous être échappés !

Nymuë attrapa son poignard chaîné. Elle se fraya un chemin parmi les diablotins, transperçant leurs ailes afin qu'Ombrecoeur et la guerrière puissent les achever une fois au sol. Sur leur gauche, l'illithid combattait le diable restant. Le battement d'ailes d'un dragon rouge fit trembler le vaisseau.

— Vite ! hurla la githyanki. Avant qu'il n'attaque !

Un cri étranglé leur apprit que le flagelleur venait d'achever son adversaire. Avec lui disparaissait le répit accordé aux fuyardes.

La peur donna un regain d'énergie à Nymuë, qui se précipita vers le transpondeur. Ombrecoeur et la guerrière confrontèrent le monstre, la première à l'aide de flammes, la seconde de son épée. Malheureusement pour l'elfe noire, la machinerie illithide était un ensemble de nerfs tentaculaires, n'ayant aucun lien les uns avec les autres. Y en avait-il seulement un ramenant sur le Plan Matériel ?

La créature était toute proche maintenant, elle le sentait. Distinguant deux nerfs centraux détachés, la jeune femme risqua le tout pour le tout. Elle les saisit, puis les assembla l'un à l'autre. Les deux tentacules s'accordèrent, et une brève pression sur le dispositif fit faire une embardée au vaisseau. Les trois femmes bondirent en avant tandis que le ciel rouge d'Avernus disparaissait sous leurs yeux. Un flot d'étoiles accompagna la chute du Nautiloïd à travers les Plans. Nymuë se sentit partir vers le bas.

Elle s'accrocha de toutes ses forces à la console, évitant de justesse une main griffue. Le flagelleur mental était sur elle. Elle voulut reculer, saisir son arme, mais un gravât la fit basculer par-dessus bord. L'elfe noire aperçut la lune scintillant au cœur de la nuit, ainsi que le sol vers lequel elle se dirigeait à pleine vitesse.

Elle continua de tomber.


Notes de fin :

Voilà pour ce début d'intrigue, avec un tutoriel riche en chaos et en explosions.
Curieuse d'avoir vos premiers retours !

Je vous dit à la semaine prochaine !