Bonjour à toutes et à tous !
Merci à Cassye pour son commentaire, et merci aux lecteurs silencieux.
Les vacances sont arrivées pour moi, et cela fait du bien. J'ai pu me remettre à l'écriture, j'espère pourvoir continuer dans cette voie.
Dans ce chapitre, on continue à développer la relation entre les personnages. Les réponses et l'action seront de retour la semaine prochaine !
Réponse aux reviews :
Cassye : Merci pour ton soutien ! Contente que tu ai apprécié cette seconde rencontre avec Raphaël. C'est un personnage qui n'est pas tant exploité que ça dans cette fiction, car je me concentre surtout sur le périple de nos compagnons, mais j'ai quelques projets... hehe. Tu devrais en apprendre plus sur l'immunité de Nymuë la semaine prochaine ! Merci encore pour ton retour :)
Je vous souhaite à tous une bonne lecture !
Chapitre 20 :
Nuit sans Lune
Le soir même, les aventuriers installèrent leur tente à proximité du campement des Ménestrels, aux abords du lac entourant l'Ultime Lueur. L'air était doux et étrangement réconfortant en comparaison avec les ténèbres extérieures ; un moment de calme qu'ils ne retrouveraient pas de sitôt, une fois enfoncés dans ces terres maudites.
Lors de leur mise en place, Lae'zel et Ombrecoeur posèrent davantage de questions à Astarion quant à son "ancien maître" : qui était-il, et pourquoi l'avait-il marqué de la sorte ? Nymuë laissa le soin au roublard de révéler son passif s'il le souhaitait, et force fut de constater qu'il s'exécuta de très mauvaise grâce. Il répondit à demi-mot, avec la même expression austère qu'il arborait dès qu'il mentionnait sa vie d'autrefois. C'était comme si l'ombre de Cazador était suffisante pour réaffirmer son emprise sur son rejeton… Ou que murmurer son nom au coin du feu pouvait soudainement l'invoquer. Ce qu'Astarion dévoila fut toutefois assez révélateur pour ses camarades, car leur futur combat contre l'orthon cessa d'être remis en question.
La sympathie de la prêtresse s'évanouit, cependant, quand le haut-elfe leur présenta ses réserves de sang soigneusement consignées dans diverses fioles :
"J'ai fait du stock lors de nos balades chez les gobelins, les informa-t-il en ignorant leur moue dégoûtée. J'ai bien fait, d'ailleurs, car ce n'est ni dans les Tréfonds Obscurs, ni dans cet endroit maudit que je pourrais chasser correctement…"
Ses yeux se tournèrent innocemment vers Nymuë, symboles même de la candeur :
"Il aurait été vraiment dommage que quelqu'un soit obligé de me céder sa carotide en cours de route…
- C'est vrai, approuva l'elfe noire. Vous nous auriez beaucoup manqué."
Ses camarades éclatèrent de rire devant l'expression du vampire, nappée de fierté blessée. Malgré son amusement, la musicienne ressentit une vague de compassion. Emmagasiner autant de provisions témoignait de la sous-alimentation dont le roublard avait été victime sous le joug de son maître. Quelle ironie de se dire qu'il était peut-être en meilleure santé maintenant - au beau milieu d'une région mortelle - que lors de toutes ces années dans la grande cité de Baldur's Gate. Avec douceur, elle l'approcha et rebondit sur sa conversation avec Lae'zel et Ombrecoeur :
"Vous avez cité vos frères et sœurs… commença-t-elle. Alors comme ça, il y en a d'autres comme vous ?"
La notion de ses semblables lui arracha un rire teinté d'amertume :
"Cazador a engendré sept rejetons. Il insistait toujours pour dire que nous étions une famille ; et ce, même quand il mutilait notre chair. Je faisais partie des premiers. D'autres ne nous ont rejoints que des années plus tard."
Il se tut un instant, ses yeux observant les allées et venues d'Ombrecoeur et Lae'zel occupées à démontrer quelle technique de combat serait la plus efficace pour vaincre les cultistes :
"Il était cruel avec nous tous, reprit-il dans un murmure, mais c'est moi qu'il torturait avec le plus de plaisir. Il disait que mes cris sonnaient plus doux à ses oreilles."
Sans réfléchir, la jeune femme prit sa main. Astarion examina leurs doigts entrelacés avec curiosité, presque comme si ce contact lui était inconnu. Il ne se dégagea pas :
"Et maintenant que je lui ai échappé, je… je ne sais pas. Je plains sincèrement les autres."
Nymuë réfléchit un moment, son visage tourné vers le feu de camp. La miséricorde, la colère et les regrets la traversaient à égale mesure tandis que d'anciennes figures refaisaient surface dans son esprit, proférant de sombres accusations :
"Ça fait de vous une meilleure personne que je ne suis.", répondit-elle calmement.
Elle se leva sans ajouter un mot, et retourna s'occuper de son propre abri. Elle sentit les doigts d'Astarion s'attarder plus longtemps que nécessaire sur les siens, mais ses pensées étaient déjà en train de la rattraper.
Elle ne s'était jamais préoccupée de ce qu'il était advenu de Brindille ou d'Aktas, après qu'elle eut fui la Belle Etoile. Dame Séri avait-elle fait faillite ? Avait-elle puni le kobold pour l'avoir laissée s'échapper ? Contrairement à Astarion, capable de s'apitoyer sur le sort des autres rejetons, elle avait soustrait ceux ayant partagé sa vie avec une étonnante froideur. C'était comme si, après la mort d'Elyon, ses sentiments avaient été emportés par le vent, ne laissant à la place qu'une vaste vacuité. Un vide que même Revan n'avait pu remplir, malgré ses bons traitements. Elle respectait Astarion pour demeurer apte à l'empathie, en dépit de ses sarcasmes envers tout ce qui touchait de près ou de loin à de l'altruisme. Peut-être, au fond, était-elle bien plus vampire que lui.
Lorsqu'ils s'installèrent autour du feu, Nymuë était toujours perdue dans ses réflexions. Lae'zel aiguisait son épée, et Ombrecoeur contemplait Astarion avec répulsion alors qu'il sirotait une de ses gourdes personnelles.
"Il ne vous manque plus qu'une paille, rétorqua-t-elle avec dégoût.
- Ne soyez pas jalouse ; si vous me demandez gentiment, je vous ferai goûter.
- Vous êtes répugnant, Astarion. Je ne comprends pas ce que Nymuë vous trouve.
- Elle apprécie sa jolie frimousse sans doute, devina la githyanki en émettant un claquement de langue désapprobateur.
- Laissons la principale intéressée s'exprimer… susurra le roublard.
- Je passe ; je me pose exactement la même question, à vrai dire.
- Permettez-moi d'émettre une hypothèse en ce cas : c'est ma modestie légendaire qui vous fait fondre. Personne n'en fait assez l'éloge ! A votre place, j'aurais été subjugué en un clin d'œil."
La musicienne leva ostensiblement les yeux au ciel, tandis qu'Ombrecoeur reprenait la parole :
"Peut-être n'est-ce pas le bon moment, mais comme il semblerait que nous soyons dans l'esprit de mieux nous connaître…
- Par pitié, non, siffla Lae'zel.
- … Je me demandais si vous seriez prête à nous en dire un peu plus sur votre vie de troubadour, Nymuë ?"
L'allégresse ambiante éclata comme une bulle ; le sourire sur les lèvres de l'elfe noire se fana. Instinctivement, elle serra ses bras autour de ses genoux :
"Je ne vous oblige à rien, poursuivit la prêtresse. Vous n'avez jamais forcé aucun d'entre nous. Je crois que j'ai juste… envie d'en apprendre plus sur vous, si vous le permettez.
- Je ne sais pas s'il y a grand-chose à dire, chuchota Nymuë.
- Votre musique est belle, rétorqua la guerrière. Du moins, elle est aussi plaisante qu'une chose futile en combat peut l'être.
- Votre colère face à Nere… connaître vos origines est quelque chose qui vous importe, songea Astarion. Quelque chose dont vous semblez avoir besoin. Et pourtant, on ne peut pas dire que vous ressemblez beaucoup à vos congénères."
La jeune femme inspira longuement, cherchant ses mots. Elle n'avait jamais parlé de sa situation à qui que ce soit ; même Revan ne l'avait pas interrogée plus en amont sur le sujet. Comment expliquer ce qu'elle avait été, jusqu'à maintenant ? Un fantôme, un spectre semblable à ceux se dissimulant parmi les ombres, parcourant cette terre sans que rien ne l'anime ?
"Comme vous le savez, mes parents sont décédés en atteignant la surface, commença-t-elle. Le cirque où ma mère a accouché m'a élevé… dans le but de créer une parade d'exception, capable de rameuter des spectateurs de tous les horizons.
- Des concerts particuliers ? s'enquit Ombrecoeur.
- Non. Un spectacle de monstres humains."
Un silence accueillit ses paroles. Mal à l'aise, Nymuë poursuivit :
"D'autres membres et moi-même étions choisis selon nos aptitudes à être hors du lot. Grotesques. Défectueux. Les bonnes gens venaient nous voir et… enfin… Cela leur faisait du bien, je suppose, de se décharger sur nous.
- C'est ce qu'on vous disait, quand vous deviez monter sur scène ? demanda la prêtresse.
- C'est ce que l'on se répétait, pour donner un sens à notre humiliation. Un jour, il y a eu un accident et… Pour faire simple, mon mentor - Revan - m'a trouvée dans une des carrioles. Il m'a emmenée avec lui, et j'ai commencé une autre vie. Il m'a appris l'art du marchandage, pas toujours légal il est vrai… et celui de la survie. J'ai décidé de tenter ma chance ailleurs... vous connaissez la suite.
- Combien de temps ?" questionna Astarion.
L'elfe noire le fixa ; il n'avait pas exprimé la moindre émotion tout le long de son récit maladroit. Néanmoins, son regard la transperçait avec une vigilance qu'elle ne connaissait que trop bien. Il mettait les mots, enfin, sur la symétrie de leur comportement ; entendait ce que racontait ses silences.
"Presque cent ans, répondit-elle sans le quitter des yeux. Puis quinze ans, à Baldur's Gate.
- Je n'aurais jamais pensé que vous ayez pu un jour faire partie des faibles, intervint la githyanki.
- Lae'zel ! s'exclama Ombrecoeur avec colère.
- Tch'k. Vous vous égarez si vous pensez que ma remarque était une critique. J'entends ici que Nymuë a dépassé sa condition de départ. Cela se voit lors de nos affrontements, ou lorsqu'elle s'adresse à nos ennemis. Si elle était de verre autrefois, elle est d'acier aujourd'hui. Un métal si acéré que je suis surprise que certains aient réussi à le briser par le passé.
- Attention Lae'zel, sourit Nymuë, vous allez me faire rougir.
- Ce n'était pas le but. Prenez les honneurs qu'on vous donne, mais ne les ternissez pas avec de la vanité.
- Vous autres gith, persifla la prêtresse. Incapables de transmettre votre sympathie comme tout le monde, pas vrai ?
- Ma sympathie ne vous ferait aucun bien, rétorqua la guerrière. Mais je peux faire couler le sang de vos ennemis en votre nom, si vous le souhaitez.
- Merveilleux. Quels que soient vos plans une fois guéris, Nymuë, n'oubliez pas de prendre en compte toutes les perspectives possibles. Après tout, vous avez une alliée prête à commettre un meurtre pour vous.
- Ça me touche profondément, déclara solennellement l'elfe noire. Et je suis sincère."
Elle observa Ombrecoeur et Lae'zel s'envoyer quelques piques, le cœur étrangement léger. Ses camarades n'avaient pas poussé leur interrogation, pas plus qu'ils ne l'avaient prise en pitié. Nymuë s'était attendue à ressentir le mélange habituel de honte et de colère qui l'habitait à chaque évocation de La Belle Etoile, mais cette équipe disparate savait faire preuve de tact. C'était comme si elle avait entrouvert, ce soir, le tiroir dans lequel elle dissimulait soigneusement les fragments de sa personne. Elle avait craint que des mains inconnues se jettent dans cette ouverture pour mieux la disloquer, la laissant vulnérable et dépouillée de toute essence. Mais ils s'étaient contentés de regarder à l'intérieur, sans toucher à son contenu. Sans validation ni jugement, ils avaient ensuite refermé l'accès.
Elle croisa le regard d'Astarion, pensif ; elle savait qu'une question demeurait en suspens. La jeune femme s'était bien gardée de mentionner Elyon. Peut-être, un jour, se sentirait-elle capable de partager cette douleur. Pour le moment, ce tiroir-là resterait scellé.
"A mon tour, je suppose, lança soudainement la prêtresse.
- Je commence à en avoir assez de toutes ces confessions, siffla le roublard.
- Ne comptez pas sur moi pour prendre le relais, approuva Lae'zel.
- Ce ne sera pas long, si vous avez l'amabilité de rester éveillé encore quelques minutes ! La présence de Dame Shar est puissante en ces lieux, et je ne peux m'empêcher de ressentir… une attraction. Quelque chose m'appelle : est-ce ma déesse, est-ce mon destin, je l'ignore mais… je sais que je suis au bon endroit. Je pense qu'il est temps que je vous explique ce qui motive ma foi."
Sans prévenir, Ombrecoeur poussa un cri de douleur : sur sa paume, sa blessure s'illuminait d'un éclat violet. Nymuë voulut se lever, mais l'affliction cessa aussi brusquement qu'elle était survenue.
"Cela vous arrive-t-il souvent ? s'étonna Astarion.
- Ce mal… ne guérit jamais totalement. C'est là un fardeau que Dame Shar m'a chargée d'endurer. Je sens son influence.
- Pourquoi votre déesse vous soumettrait-elle à une telle torture ? demanda Lae'zel, les sourcils froncés.
- Je n'en ai pas la moindre idée… pas avec ma mémoire effacée. Mais même si je le savais, je n'ai pas à remettre en cause sa volonté. Ma Dame a ses raisons. La douleur est quelque chose de sacré pour les partisans de Shar… Peut-être est-ce là une manière de me guider, de me châtier, ou encore de me mettre à l'épreuve. Peut-être aussi qu'il n'y a aucune explication rationnelle. D'ici à ce que ma Maîtresse juge bon de m'en dire plus, je ne peux qu'endurer."
La prêtresse se tut, rassemblant ses pensées avec difficulté. Elle serrait sa main blessée - encore tremblante - contre sa poitrine.
"Vous souhaitiez nous parler de quelque chose ? la relança gentiment Nymuë.
- J'ai du mal à trouver les mots, soupira leur camarade. Il serait sans doute plus simple que je vous montre…"
Un bref élancement saisit les aventuriers tandis qu'Ombrecoeur leur ouvrait son esprit : le décor environnant s'évanouit et, à la place, leurs yeux craintifs s'ouvrirent sur une forêt. Les bois étaient sombres, étouffants ; la nuit noire ne laissait filtrer aucun rayon de Lune.
C'était un souvenir, comprit la musicienne, contemplé selon le point de vue de leur camarade :
"Je ne me souviens pas de comment ça a commencé, murmura la prêtresse. Juste de comment ça s'est terminé. J'étais en train de fuir…"
L'Ombrecoeur de la vision était bien plus jeune que celle à leur côté. La main qu'elle portait à sa figure était petite, celle d'une enfant tout au plus. A cette époque, elle ne possédait nulle trace de blessure…mais ses paumes étaient couvertes de sang…
Un loup sortit du sous-bois ; une bête gigantesque, dont les pupilles jaunes fixaient la fillette sans ciller. Était-ce là la créature l'ayant balafrée ? L'animal paraissait prêt à frapper de nouveau car son corps vibrait d'intensité, et ses crocs étaient découverts. Les pas maladroits de l'enfant - désormais paniquée - se heurtèrent à une silhouette dans son dos. Quand elle se retourna, ses yeux s'écarquillèrent face à l'être le plus étrange qu'elle ait jamais vu.
La femme à ses côtés était masquée, et son visage ressemblait à celui d'une poupée en porcelaine. Seules ses pupilles étaient visibles derrière le leurre, encore plus sombres que la nuit elle-même. Elle portait une robe magnifique, noire et argentée, qui dévoilait à quelques endroits l'éclat bleu de sa peau. "Une drow ?" songea Nymuë, surprise. L'elfe noire ne paraissait pas hostile : au contraire, elle s'agenouilla face à la fillette alors que ses camarades sortaient des fourrés pour encercler le loup.
Le souvenir d'Ombrecoeur se troubla ; tout ce qui entourait cette femme perdait en substance, brouillant le combat opposant ses mystérieux sauveurs à l'animal. L'inconnue leva une main gantée tout en faisant glisser son masque. Comme un seul être, les aventuriers sentirent l'excitation de la prêtresse, perçurent l'importance de ce moment. Qui que fut cette femme, elle avait été un commencement ; mais là n'était pas venu le moment de connaître la fin. A la place de son visage, ils ne virent que ténèbres.
"Elle m'a demandé mon nom, poursuivit Ombrecoeur, et je ne me souviens pas de ce que je lui ai répondu. J'ai tout oublié avant mon arrivée dans ces bois. Ce que je sais, c'est qu'elle m'a sauvé la vie et offert un nouveau foyer… auprès de Dame Shar."
Le feu de camp reprit sa place dans leur champ de vision, et d'une unité complète ils redevinrent quatre segments. La prêtresse les observait avec gravité :
"C'est tout ce dont je me souviens, avoua-t-elle.
- Pas étonnant que vous soyez si dévouée envers Shar, lança Astarion. Vous devez avoir l'impression de tout lui devoir.
- Dame Shar, corrigea sèchement l'intéressée. Et oui : c'est grâce à elle que je peux être ce que je suis aujourd'hui. Son étreinte est grande, et je refuse de lui faire défaut.
- Merci d'avoir partagé ça avec nous, murmura Nymuë. J'imagine que ça n'a pas dû être facile."
La demi-elfe lui offrit un sourire chaleureux :
"Normalement, j'aurai acquiescé dans ce sens, mais je dois bien reconnaître qu'avec vous, cela devient de plus en plus simple.
- Mais c'est tout naturel, répondit le roublard. Je suis l'expert des âmes éplorées.
- Elle ne parlait pas de vous, Astarion, grogna la githyanki.
- Comment donc ? Et moi qui sentais pourtant une connexion entre nous… telles quatre âmes marchant dans la même direction.
- Je préfère me perdre à nouveau dans les bois, rétorqua Ombrecoeur.
- Et moi, j'aimerais mieux m'empaler sur ma propre épée." approuva Lae'zel.
Les échanges furibonds de ses compagnons résonnaient encore quand Nymuë s'allongea sur sa couchette ; et c'est au son de leur joute verbale qu'elle trouva le sommeil.
Le lendemain, un Ménestrel vint réveiller les aventuriers endormis. Il était encore tôt, et les divers campements rassemblés à l'extérieur de l'auberge étaient silencieux, hormis quelques ronflements. L'aurore - si une telle chose pouvait être nommée dans cette persistante obscurité - pointait à peine.
"Jaheira vous demande, déclara sobrement la sentinelle. Elle est à l'intérieur du bâtiment."
Les compagnons soupirèrent à cette annonce, mais se levèrent néanmoins. N'avaient-ils donc pas le droit au moins à une nuit de sommeil, sans responsabilités ou menaces de mort imminentes ?
"Autant y aller tout de suite, grommela Nymuë. Avant qu'elle vienne nous chercher à coups de lianes.
- Et l'entraînement matinal ? s'insurgea la githyanki.
- Par pitié Lae'zel, s'indigna la prêtresse. Pas maintenant."
De mauvaise grâce, la petite équipe se rendit à l'Ultime Lueur. Là-aussi, les lieux étaient relativement vides ; les quelques réfugiés aperçus la veille avaient pris leurs quartiers dans les chambres disponibles et dormaient encore du précieux sommeil dont leurs sauveurs étaient actuellement privés. Jaheira, quant à elle, se tenait à son bureau :
"Vous voilà, les accueillit-elle. Bien reposés ?"
Un silence glacial répondit à sa question. La Ménestrelle sourit :
"Nul doute que vous auriez mérité une plus longue halte, mais hélas je ne pouvais attendre. Un convoi a été aperçu non loin d'ici ; il est dirigé par plusieurs fidèles de l'Absolue."
Elle observa soigneusement les aventuriers, que la nouvelle avait désormais entièrement réveillés. Elle hocha la tête et poursuivit :
"Mes espions les ont suivis depuis la route principale. D'après nos estimations, ils devraient passer à proximité de l'auberge d'ici quelques heures.
- Vous souhaitez leur tendre une embuscade, devina Lae'zel.
- En effet. Mes hommes ont dû prendre toutes leurs précautions pour éviter les ombres durant leur filature, mais ils m'ont juré que les cultistes n'avaient jamais été attaqués, pas même une fois. Quoi qu'ils utilisent pour se protéger de la malédiction, ce convoi le transporte avec lui. Je suis d'avis de subtiliser cet atout.
- C'est une excellente idée ! s'enthousiasma Ombrecoeur.
- Quel est leur nombre ? s'enquit Nymuë.
- Environ huit individus, des gobelins pour la majorité d'entre eux. La seule exception est leur leader : le rapport mentionne un drider."
Un frisson saisit l'elfe noire tandis que ses camarades affichaient une expression perplexe. Lors de ses recherches sur Lolth, du temps où elle espérait encore en apprendre plus sur ses origines à travers la religion drow, ce terme revenait souvent dans ses lectures. Une fois seulement, elle était tombée sur une illustration. Elle en avait eu des cauchemars pendant toute une semaine.
"Des créatures mi-drow, mi-araignée, expliqua-t-elle avec amertume. Jusqu'à la taille, ce sont des elfes noirs. En-dessous, ils disposent de huit longues pattes arachnides. Il est impossible de les fuir, car leurs membres leur confèrent une vitesse redoutable. Ils peuvent également escalader n'importe quelle surface.
- Un cadeau de la Reine Araignée ? ironisa Astarion.
- Une punition, plutôt, rectifia Jaheira. Les driders sont des elfes noirs dont le service a déplu à Lolth. Si le sacrifice et le meurtre sont monnaie courante chez les drows, leur déesse dispose également de méthodes plus… imagées pour rappeler ce qu'il en coûte de s'opposer à elle.
- Ce drider… il se serait détourné de Lolth pour embrasser le culte de l'Absolue ? devina Ombrecoeur. Cela a l'air d'être une constante. Rappelez-vous Minthara, Nere…
- L'Absolue s'est répandue depuis les Tours de Hautelune, continua la vétérante, et a très vite trouvé des adeptes au cœur des Tréfonds Obscurs. Lolth n'est pas une déesse tolérante, et les drows sont connus pour être redoutables. En puisant parmi les miséreux, les désespérés et les insatisfaits, l'Absolue a ainsi pu se créer des partisans dévoués et dénués de tout remords.
- Autrement dit, déduisit Nymuë, ce drider préférera mettre fin à ses jours en détruisant leur protection face à la malédiction, plutôt que de décevoir sa nouvelle déité.
- Exactement, approuva la Ménestrelle. Ici, la discrétion et la ruse seront vos meilleures alliées. Mes sentinelles vous attendent près du pont, à l'extérieur de l'auberge. Ils vous emmèneront dans les bâtisses composant le reste du village, et de là vous pourrez leur tendre une embuscade. Il vous faudra frapper vite et fort ; ne leur laissez pas la chance de réagir.
- Et que faisons-nous si les ombres décident de se mêler aux réjouissances ?" s'enquit Astarion.
Jaheira leva les yeux vers l'étage de l'établissement, s'autorisant un bref sourire amusé :
"Vous n'êtes pas notre seule arme secrète, voyez-vous. Parmi nous, se trouve Isobel, une cléresse fidèle à Séluné et une lueur d'espoir au beau milieu des ténèbres.
- Séluné ?" cracha Ombrecoeur.
Nymuë lui adressa une œillade d'avertissement et la demi-elfe masqua - difficilement - son dégoût. La vétérante continua ses explications comme si elle n'avait pas été interrompue :
"C'est elle qui a créé le bouclier lunaire protégeant cette auberge. Sans son soutien, nous serions tous morts à l'heure qu'il est.
- Cela vous inclut vous-aussi, Ombrecoeur, persifla Lae'zel.
- Taisez-vous donc ! Avez-vous conscience de l'affront que représente une telle ennemie de ma Dame, sur un territoire où elle est omniprésente ?
- Ah, une guerre religieuse, soupira Jaheira. C'est amusant de voir que, peu importe les âges, ce sont toujours les dieux qui attisent les flammes des plus grands conflits. Je ne compte plus le nombre d'âmes que j'ai vues périr au nom d'une sacro-sainte croisade. Mettez vos griefs de côté, disciple de Shar. Les ombres de votre Dame sont denses ici-bas, mais l'homme qui les a relâchées a tourné le dos à votre Maîtresse il y a de ça des années. Je doute qu'elle apprécierait vous voir mourir pour une question d'honneur, alors que vous avez la possibilité de frapper directement l'objet de son déplaisir."
Ombrecoeur pinça des lèvres, à la fois furieuse et inquiète. Elle avait bénéficié de la protection de sa déesse jusqu'ici, persuadée qu'elle la lui avait offerte dans un but. Elle devait être la main de Dame Shar, l'instrument de sa volonté ; mais cela supposait-il accepter un tel blasphème ?
"Isobel est là-haut, dans ses quartiers, les informa la vétérante. Dites-lui que vous venez de ma part et elle vous aidera à traverser les ombres."
Les aventuriers prirent congé et se dirigèrent aussitôt vers l'étage. Ombrecoeur demeurait silencieuse, mais suivait le mouvement. Aussi partagée soit-elle, la demi-elfe avait décidé de mettre ses doutes de côté.
Au premier niveau, le centre de la pièce était un espace commun menant aux diverses chambres. Sous le palier de l'une d'elle, ils distinguèrent une légère lueur bleutée. Lorsqu'Astarion se pencha pour écouter de l'autre côté, il leur rapporta ce qui ressemblait à une incantation.
"Je suppose que nous ne pouvons pas nous tromper, devina Nymuë.
- Allons-y, déclara Ombrecoeur. Plus vite nous réglerons cette histoire, plus vite nous pourrons la laisser derrière nous."
Les compagnons s'annoncèrent, mais nulle âme vint leur ouvrir. Après quelques secondes d'hésitation, Lae'zel donna purement et simplement un coup d'épaule dans l'ouverture, dégageant ainsi le passage. La chambre était spacieuse, assez impersonnelle malgré quelques indices d'habitation. Des carnets et divers papiers occupaient un bureau ; dans un coin, un lit était à moitié défait. Une bougie presque entièrement consumée reposait sur une commode à proximité, ainsi qu'un mouchoir brodé. Cela aurait pu être un travail de couture ravissant… s'il n'était pas majoritairement recouvert d'une substance noirâtre.
"C'est de l'encre, à votre avis ? demanda Astarion avec une moue dégoûtée.
- Quoi d'autre ? rétorqua la demi-elfe. Je veux bien croire que les fidèles de Séluné soient pourris de l'intérieur, mais à ce point ce serait inquiétant."
Nymuë ignora ses camarades et s'avança vers le balcon à l'autre bout de la pièce ; la lumière argentée venait de là. A l'extérieur, une jeune femme se tenait les mains jointes devant un autel. La Lune, pas encore entièrement disparue à cette heure si matinale, se reflétait au-dessus de sa tête. Ses autours étaient gris, et arboraient les différentes phases de l'astre si cher à Séluné. La prêtresse paraissait assez jeune, une trentaine d'années tout au plus ; elle avait des yeux aussi pâles que ceux de Nymuë, et des cheveux plus blancs encore.
Sortant de ses prières, Isobel tendit les bras : des rayons argentés sortirent de ses paumes et vinrent rejoindre le bouclier lunaire entourant l'auberge. Pendant un instant, les aventuriers virent leur frêle défense se renforcer face aux ténèbres alentour. Mais la paisibilité de l'instant fut interrompue quand la jeune prêtresse fut prise d'une quinte de toux violente. Fouillant ses poches, elle sortit un mouchoir semblable à celui aperçu sur sa commode et s'essuya. Lui-aussi était tâché de traces noires.
"Je ne m'étais pas rendu compte que j'avais un public." murmura la jeune femme en se tournant vers eux.
Qui - de Isobel ou des aventuriers - observa l'autre avec le plus de curiosité, nul ne sut le dire. Le fait est que la sélunite leur offrit un sourire railleur suite à cette étude :
"Les âmes éveillées qui vont tous nous sauver ! Quel honneur. Je m'appelle Isobel, et suis enchantée de faire votre connaissance.
- Les rumeurs vont vite, ironisa Astarion.
- C'est une petite auberge, répondit la prêtresse. Avec très peu de bonnes nouvelles à partager. Cela fait un moment que nous attendions, contre tout espoir, l'arrivée de personnes telles que vous. Quelqu'un qui soit imperméable à l'influence de l'Absolue, et néanmoins capable de se mêler aux cultistes. C'est presque trop beau pour être vrai… Mais je ferais une bien piètre cléresse si je rejetais pareil cadeau du ciel.
- "Un don des cieux"... c'est tout à fait nous, approuva le roublard.
- Laissez-moi deviner. Jaheira vous envoie implorer un sort de protection auprès de sa sélunite préférée ?
- Parce qu'il y en a d'autres ?" persifla Ombrecoeur.
Les deux femmes s'affrontèrent du regard, aussi opposées dans leur apparence que dans leur foi. Isobel sourit en observant les oripeaux de son obscure consoeur :
"Nous étions plus nombreux, autrefois ; cette terre était recouverte de fidèles de Séluné. Mais comme d'habitude, Shar n'a pu s'empêcher de convoiter ce qu'elle ne pouvait avoir, et voyez le résultat. Toutefois, si vous êtes ici c'est pour affronter une plus grande menace que la Mère de l'Égarement ; preuve en est qu'elle sait bien choisir ses roquets."
La demi-elfe frissonna de fureur, et Nymuë lui posa une main rassurante sur l'épaule. Cessant les provocations inutiles, Isobel porta ses mains à sa poitrine, avant de projeter une lueur opalescente sur ses interlocuteurs. De nouveau, ils ressentirent un sentiment de chaleur écartant les ombres de leur chemin… mais aussi de leur être.
"Parfait, déclara la sélunite avec satisfaction. Ce sortilège vous protégera des effets mineurs de la malédiction des ombres. Cependant, il ne vous sera d'aucune aide dans les zones les plus sombres, là où ce désastre est le plus fort. Les Ménestrels ont mené l'enquête sur le moyen dont disposent les cultistes pour traverser les ombres plus épaisses. J'ose espérer que vous en saurez plus une fois revenus de votre embuscade.
- Vous semblez connaître cette région, s'enquit l'elfe noire. Que pouvez-vous nous dire sur le général Thorm, ou les Tours de Hautelune ?"
L'expression de la prêtresse se rembrunit, mais la musicienne aurait juré y voir autre chose que de la crainte ou de la colère. De la… tristesse, peut-être ?
"Ketheric est un homme terrifiant, répondit-elle. Mais vous avez quelque chose qu'il n'a pas : des alliés dignes de confiance. N'ayez pas pitié de lui : il sera le premier à ne pas vous faire de cadeau. Quoi qu'il arrive, vous devez mettre un terme à ses déprédations."
Nymuë hocha la tête, mais l'appréhension l'habitait. Malgré sa présence rassurante, la voix d'Isobel avait tremblé à la mention du général. Sa résolution était teintée de chagrin ; une peine plus sombre que l'encre recouvrant ses mouchoirs.
Notes de fin :
Et voici ! Nous avons introduit le passif d'Ombrecoeur, ainsi que le personnage d'Isobel (que j'aime beaucoup, par ailleurs !). Astarion et Nymuë se sont également davantage ouverts auprès de leurs camarades... Sont-ils prêts désormais pour la suite ?
Merci pour votre lecture, je vous dis à dimanche prochain !
