Mes petits chats,

L'histoire de Bucky et Steve/Chris continue aujourd'hui avec cette nouvelle partie. L'histoire prend un tour un peu différent puisque nos deux héros sont à présent séparés - la narration va donc se dédoubler, à la fois à Eureka et à San Francisco - mais il reste encore de nombreux chapitres à vous proposer. La dernière partie de "L'homme de la plage" ne fait que commencer :)

Due à des circonstances particulières, la relecture a peut-être été une peu rapide. Je vous présente mes excuses pour toutes les coquilles de toutes formes que vous pourriez trouver. N'hésitez pas à m'en faire part, je vous en serai reconnaissante.

Je vous souhaite une agréable lecture,

Bien à vous,

ChatonLakmé


Le banana bread est une sorte de pain confectionné à partir de bananes écrasées. Sa texture s'apparente à celle d'un cake un peu compacte mais il existe des variantes à base de pâte levée. C'est un incontournable de la cuisine américaine né dans les années 1930, popularisé par l'apparition du bicarbonate de soude et la levure chimique qui permettent de cuisiner des pâtisseries gonflant à la cuisson.

Battery Spencer est un point de vue touristique sur San Francisco et sa baie accessible sur la route 101. Il est aménagé sur l'emplacement de l'ancien fort militaire Fort Baker, construit à la fin du XIXe siècle et utilisé jusqu'au milieu des années 1990 par l'armée comme zone d'entraînement.

Les cable cars désignent le tramway historique de San Francisco dont les wagons se déplacent par traction par câble, construits à partir de 1873.

Sports Illustrated est un des plus importants magazines américains consacré au sport. Créé en 1954, il est lu quotidienne par des millions de lecteurs.

Led Zeppelin est un groupe de rock britannique fondé à Londres en 1968 et dissous en 1980 après la mort du batter John Boham. Il est toujours une référence pour les amoureux du rock, tant pour ses qualités artistiques, musicales et scéniques que pour son immense succès commercial.

Hell's Kitchen est une émission de télé-réalité britannique animée dans sa version américaine par le chef écossais Gordon Ramsay. Il s'agit d'un concours de cuisine mettant en scène deux équipes dont les leaders se disputent un poste de chef dans un restaurant.


L'homme de la plage

o0O0o o0O0o

Vingt-huitième partie


Fin mars


La tête tournée vers la fenêtre de la Audi, Chris observe distraitement la route. Il garde les mains serrées autour de son portable, posé sur ses cuisses. Depuis plusieurs kilomètres, il suit du regard les rambardes rouges qui ceinturent la route 101, semblables à un signal lumineux qui les guiderait vers le pont du Golden Gate.

Le blond se frotte les yeux du bout des doigts. La fatigue commence à peser sur ses épaules, sur leurs épaules à tous. Natasha a pris le volant après leur contournement par la route 36 et Alderpoint Road avant de céder à nouveau sa place à Clint une fois passée la ville de Santa Rosa, à environ quatre-vingt-dix kilomètres de San Francisco. La circulation très ralentie – la faute à un autre accident de la route survenu entre Petaluma et Novato, le GPS n'est pas très précis – l'exaspère. Assis à gauche, le blond est d'un calme surprenant, fredonnant la playlist de Coldplay qui sort des enceintes de l'Audi.

Si cela ne tenait qu'à elle, la rousse aurait probablement déjà arraché l'autoradio et l'aurait jeté par la fenêtre de frustration. Chris est satisfait d'être installé à l'arrière.

La voiture dépasse un panneau de signalisation indiquant San Francisco à cinquante kilomètres, il prend rapidement une photo. Le blond croise le regard de Clint à travers le rétroviseur, il sourit mais le jeune homme lui répond d'une sorte de grimace un peu crispée. Voilà plutôt la source de son propre agacement. Clint avait aussi un drôle d'air quand Chris a pris en photo son dessert lors de leur arrêt dans ce diner à Willits avant de l'envoyer par message. Inutile de demander à qui, il sait qu'il souriait trop tendrement pour que le blond puisse douter de l'identité du destinataire. Bucky aime autant que lui le banana bread et sa part était d'une taille particulièrement spectaculaire.

Depuis, Clint fait la grimace plus qu'il ne lui sourit.

Chris se gratte la nuque, lit distraitement les panneaux routiers. San Francisco, quarante miles. Clint marmonne qu'il n'est sans doute pas nécessaire qu'il prenne en photo tous les panneaux indicateurs sur la route. Le blond préfère rire tandis que Natasha siffle qu'elle va égorger Chris Martin s'il continue à chanter. Chris pince les lèvres pour ne pas rire plus fort au risque de la vexer. Clint baisse prudemment le volume de la radio, la voix de l'auteur-compositeur et interprète de Coldplay devient un chuchotement dans les enceintes.

Chris continue à observer les rambardes rouges de la route 101 et les panneaux, agréablement bercé par la conduite souple de son ami. Il s'est assoupi après le déjeuner, sans lâcher son portable une seule fois il le sait, le relief du bord était imprimé dans sa paume à son réveil.

La route décrit une courbe, le ruban de bitume émerge au détour d'une colline couverte d'herbes sèches et d'arbustes de rocaille.

Le blond se redresse, une main agrippée au dossier du fauteuil de Natasha. Celui-ci bouge, il craint de se faire aboyer dessus mais la rousse tourne la tête, passe une main dans ses boucles et lui sourit.

— « Tu l'as vu, n'est-ce pas ? »

Chris acquiesce lentement, la gorge un peu serrée. C'est absurde d'être ému mais il vient d'apercevoir un des hauts piliers du Golden Gate juste une tache écarlate dans le paysage avant que la route ne tourne à nouveau et ne lui cache la vue derrière une autre colline.

Le blond crispe ses doigts sur son portable tandis que son ventre se tord un peu.

C'est l'excitation de retrouver quelque chose de familier mêlée à quelque chose d'un peu indistinct, d'un peu mélancolique. Il est loin d'Eureka mais il connaît la ville qui va bientôt apparaître devant eux. Il la connaît très bien et il l'aime.

Chris déglutit.

Clint lui sourit à travers le rétroviseur central il lui sourit vraiment et cette fois, c'est lui qui grimace un peu.

— « Bon retour chez toi Steve. Il te plaît toujours autant ? », demande le blond avec malice.

— « Qu'est-ce qui me plaît ? Le Golden Gate ? »

— « Non, la banlieue si pittoresque de San Francisco. » Clint lève les yeux au plafond en riant. « Bien entendu que je parle du Golden Gate. Tu le trouves tellement beau qu'il y a quatre ans, tu as pensé à te faire tatouer sa silhouette sur l'avant-bras. »

— « J'ai réussi à t'en dissuader. Clint te suggérait un motif qui aurait vraiment fait mauvais genre et fort heureusement pour toi, tu n'es pas très à l'aise devant une aiguille » ajoute nonchalamment Natasha.

— « Steve aurait été sexy avec un tatouage. »

— « Steve est parfaitement sexy sans tatouage. Le motif que tu avais choisi pour lui était horrible. »

Les deux amis se défient du regard et Chris sourit un peu timidement derrière eux.

Les doigts enfoncés dans le siège de la rousse, il reste penché en avant alors que la pile du pont et ses câbles apparaissent à nouveau brièvement au détour d'un virage. Le blond le savait aussi.

La circulation se fluidifie enfin au niveau d'Alto et la Audi recommence à avaler les miles. La route 101 décrit un virage vers la gauche – une courbe élégante et presque un peu voluptueuse – et le paysage change. Le jeune homme s'agrippe si fort au dossier du fauteuil devant lui qu'il enfonce ses ongles dans le cuir.

Voir le Golden Gate en entier lui fait l'effet d'une grande inspiration, de quelque chose de vivant en lui.

Chris se redresse encore sur la banquette, son portable écrasé entre l'appuie-tête de Natasha et sa paume. Il contemple les eaux scintillantes de Richardson Bay, entourée au nord par le relief un peu déchiqueté de la côte de la péninsule de Tiburon. Puis c'est l'horizon et la ligne des gratte-ciels de San Francisco.

Le blond se mord les joues. Il se souvient. C'était ce motif, la silhouette de cette ville qu'il aime tant qu'il voulait porter fièrement sur son avant-bras. Celle où il avait construit sa vie et sa carrière, celle où se trouvait sa famille. Ils sont encore à quelques dizaines de kilomètres du Golden Bridge pourtant le blond a l'impression de sentir déjà en lui les pulsations folles de sa ville, son agitation débridée, ses rues bruyantes si différentes de celle d'Eureka et de Manila Beach.

Chris regarde le Golden Gate, ses deux piliers et ses câbles, son large tablier sur lequel roulent chaque jour des milliers de voitures dans un bourdonnement continu. Il ne peut s'empêcher d'entrouvrir légèrement la fenêtre et, la tête tournée en direction de Horseshoe Bay, il inspire à plein poumon. C'est si familier, la même odeur de sel mêlée d'hydrocarbure et de poussière, celle fine et dorée qui roule doucement sur les talus entourant la route 101.

Le blond ferme les yeux de plaisir. C'est ce parfum – poussé par le vent d'est – qu'il sent certains matins quand il prend son café accoudé au garde-corps de son balcon. C'est chez lui.

— « Steve, peux-tu refermer ta fenêtre s'il te plaît ? Je déteste cette odeur d'essence, j'ai l'impression qu'elle me colle à la peau et j'ai déjà hâte de prendre une douche », souffle Natasha en se tournant vers lui.

Chris opine et s'exécute docilement.

Il respire une dernière fois le parfum piquant de l'air chargé d'embruns alors que Horseshoe Bay disparaît derrière les premières maisons de Sausalito. Dans la ville, la route 101 devient plus ondoyante avant de s'éloigner du front de mer pour regagner sur encore quelques miles l'intérieur des terres. Chris fronce légèrement les sourcils. Il n'y a plus de nature sauvage et un peu abrupte, seulement des maisons isolées dans un fouillis de végétation grasse qui n'a plus rien de l'aridité des plaines californiennes.

Le blond pianote du bout des doigts sur le montant de sa portière et suit du regard les panneaux indicateurs routiers. Il en distingue un autre à quelques centaines de mètres – un différent – et plisse les yeux.

— « … Natasha ? À quel point as-tu hâte de rentrer ? », demande-t-il doucement.

Clint lui jette un regard à travers le rétroviseur.

— « Nous avons tous envie de rentrer. Notre passage par la route 36 et Bridgeville a énormément rallongé notre parcours et nous sortons à peine de cet embouteillage. Ce voyage depuis Eureka a été interminable, j'ai cru que nous n'arriverions jamais à laisser cette foutue ville derrière nous », le corrige-t-il en maugréant. « »

Chris esquisse un sourire un peu tordu.

Alors que leur voiture était bloquée après Beatrice malgré leurs précautions et que le jeune homme jurait copieusement à propos de la terre entière, lui-même avait longtemps regardé derrière eux. Manila Beach était loin mais il distinguait encore les eaux de South Bay et la pointe de North Jetty. C'était presque comme s'il voyait encore la maison et chaque nouvelle minute l'avait fait douté un peu plus.

Manila.

La maison.

Bucky.

Bucky.

Peut-être n'était-il pas obligé de quitter aussi rapidement le comté d'Humboldt, peut-être aurait-il pu dormir encore quelques nuits à ses côtés pour partir le cœur un peu plus tranquille.

C'est le brun qui a eu la présence d'esprit d'envoyer un message à David pour lui demander de prolonger son congé, sans toutefois en expliquer le motif. C'est encore lui qui a attaché l'attelle à sa main ce matin au réveil en lui rappelant qu'il devait encore la porter un peu.

… Bucky qui n'est plus là pour masser ses doigts qui picotent et sa peau qui le démange.

Puis la Audi s'était dégagée de la circulation encombrée en quittant la route 101 à Alton. Bifurcation vers l'est, plus aucune chance d'apercevoir l'océan ou la maison. Il a fini par se rasseoir correctement sur la banquette – les muscles de son torse protestaient en sourdine comme sa position un peu anormale – mais Bucky n'a pas quitté son esprit depuis.

D'une main, Natasha relève ses cheveux en chignon sur son crâne en soupirant.

— « Nous avons mis une heure de plus parce que tu t'es trompé de route à Bridgeville et que tu nous as assuré que tu savais ce que tu faisais. Je sais que tu voulais prendre la route 101 pour rentrer plus rapidement mais je me demande si nous n'aurions pas mieux fait d'emprunter la route 1 le long de la côte », dit-elle en regardant par la fenêtre.

— « … Bucky a dit que le paysage était beau sur la route 1. »

Clint renifle, grimace mais n'ajoute rien. La rousse se tourne vers Chris.

— « … Pourquoi m'as-tu demandé ça ? Tu veux t'arrêter sur le bas-côté pour aller aux toilettes dans un buisson ? », le taquine-t-elle.

Clint l'interroge d'un regard, sourcil levé et c'est la raison pour laquelle Chris s'obstine et essaye encore malgré leur fatigue à tous. Bucky. Un nouveau panneau routier sur sa droite annonce la sortie 442 dans dix miles.

— « … Nous approchons de la sortie vers Battery Spencer. Nous sommes presque arrivés à San Francisco, je pensais que nous pourrions peut-être nous y arrêter un instant. »

Clint lui jette un regard parfaitement incrédule et Chris esquisse un sourire gêné.

— « … Tu veux vraiment faire ce truc à touristes ? Bon sang Steve… », ricane-t-il.

La circulation ralentit à nouveau tandis qu'ils approchent du Golden Gate. Natasha donne un coup de coude à Clint dans les côtes et il grimace de douleur.

— « Quoi ?! Toi aussi tu trouves ça ridicule, tu n'as jamais voulu te prendre en photo devant un cable car ! », proteste-t-il.

Chris pince les lèvres. Ça aussi, il veut le faire plus tard pour Bucky. Il a même déjà pensé à son message, une taquinerie à propos du vieux pick-up du brun au moins aussi antique que le métro de San Francisco.

Battery Spencer. Exit 442. 5 miles.

Le jeune homme hausse un sourcil un peu inquiet, Clint n'a plus beaucoup de temps pour se rabattre sur la voie de sortie. Natasha se tourne vers lui.

— « Je suis désolée Steve mais nous sommes à l'entrée de San Francisco et je pense que nous en avons tous vraiment assez », avoue-t-elle à contre-cœur.

— « On ne s'arrêtera pas longtemps… », tente-t-il.

— « … Est-ce que tu essayes de retarder notre retour ? », sourit la rousse.

— « Quoi ? Steve ! »

Clint se tourne vers lui, Natasha l'oblige à se concentrer sur la route et la Audi fait une brusque embardée pour éviter le pare-choc arrière d'un break familial qui ralentit devant eux. Le blond se perd en jurons, accompagné d'un vigoureux coup de klaxon. Chris triture machinalement son portable et jette un regard à son bombers, posée à côté de lui sur la banquette. Il effleure le cuir et l'épaisse doublure du bout des doigts. Un rayon de soleil l'a réchauffé pendant les trois dernières heures, c'est comme plonger la main dans le cou de Bucky quand le brun porte la veste. Il comprend – ils sont fatigués, la circulation est pénible – mais quand l'Audi dépasse la sortie en direction de Conzelman Road pour rejoindre Battery Spencer, Chris a quand même un regret.

— « Tu pourras y retourner dès que tu le souhaites, ce n'est pas très loin de ton appartement », le réconforte gentiment Natasha.

— « … J'ai une voiture ? »

Clint donne un brusque coup de volant pour dépasser une Toyota un peu poussive, les doigts crispés sur le cuir tandis que le moteur puissant de la Audi gronde bruyamment.

— « Oui, tu as une voiture. Elle n'est pas aussi belle que la berline qui était garée devant la maison de ce mec mais tu en as une », réplique-t-il d'un ton un peu sec.

Chris hoche à nouveau doucement la tête. Le blond claque sa langue d'impatience contre son palais.

— « Merde, vivement que tu sois à nouveau installé chez toi et que tous tes souvenirs te reviennent mon pote… Habiter là-bas avec ce type t'a vraiment mis le cerveau à l'envers Steve… »

Il garde le silence. Il reste silencieux et pensif quand Clint se lance dans le récit très détaillé de souvenirs communs, renchérissant de grands rire et de clins d'œil complices.

Chris se contente de lui répondre d'un sourire un peu maladroit.

Non, il ne se souvient pas de ce dîner pris dans un restaurant branché entièrement plongé dans le noir sur Powelle Street ni de cette après-midi passée au San Francisco Gold Club parce que Natasha voulait s'essayer à frapper la balle.

Il appuie à nouveau son coude contre la portière et se perd dans la contemplation du paysage.

La Audi passe le Golden Gate à vive allure. Ça ressemble à un étrange compte à rebours et Chris se sent un peu nerveux.

Ils traversent le parc Presidio à l'entrée de San Francisco sur la route 101puis empruntent Van Ness Avenue pour gagner le quartier de Tenderloin. Chris sait que ses amis le conduisent chez lui – ils l'ont décidé lors de leur déjeuner à Willits – alors il prête une attention particulière aux rues pour se souvenir encore un peu plus. Les façades multicolores des maisons de Russian Hill, le petit Helen Wills Park.

Un détail attire son attention, la devanture incroyablement kitsch d'un salon de thé rose bonbon et Chris essuie ses paumes moites sur son jeans. C'est son quartier. Il reconnaît O'Farrell Street et le minuscule Sergeant John Macaulay Park au croisement avec Larkin Street.

Clint joue au guide touristique avec une bonhomie comique mais le blond ne l'écoute pas.

Il regarde, il se concentre, il se souvient.

La voiture bifurque souplement sur Hyde Street et c'est encore plus précis.

Une librairie dont il croit se souvenir de la disposition des rayons, la terrasse d'un restaurant chinois où il est persuadé d'avoir déjà mangé un jour sur le pouce. C'était les meilleurs rouleaux de printemps de sa vie. Oh, et le large perron de cet immeuble en pierre blanche sur lequel il sait qu'il a trébuché un jour par inattention.

La Audi monte la pente douce de Hyde Street. Clint ralentit l'allure.

— « Nous sommes arrivés Steve. »

Chris le savait déjà, il a glissé sur la banquette pour se rapprocher du trottoir.

C'est un immeuble en briques de style industriel, scandé de pilastres et de fenêtres aux menuiseries sombres. Une façade lisse, un peu ancienne mais réhabilitée avec goût. Par les fenêtres éclairées, Chris distingue des volumes réagencés pour créer de grands plateaux habitables.

Le blond hausse un sourcil surpris.

Il a le souvenir d'un balcon en fer duquel il voit la baie de San Francisco – celui sur lequel il prend son café les matins et qu'il sent l'océan et la poussière de la Californie – mais il ne le voit pas. Le jeune homme sent sa gorge se serrer brusquement. … Une erreur ? Un faux souvenir ? Il pâlit un peu, les mains plus moites que jamais.

Natasha se tourne sur son siège et presse gentiment son genou.

— « Est-ce que ça va ? C'est ton immeuble, tu occupes l'appartement au huitième étage. »

La rousse lui montre une suite de fenêtres d'un doigt. Il hoche lentement la tête, un peu incertain.

- « … Il y a un balcon, n'est-ce pas ? Je me souviens d'un balcon mais je ne le vois pas… »

Clint gare la Audi le long du trottoir, à quelques mètres à peine de l'entrée de l'immeuble. Chris ne quitte pas la façade du regard, les doigts crispés sur son jean.

— « C'est une ancienne papeterie réhabilitée, le promoteur a fait construire une extension contemporaine sur la façade arrière. C'est la raison pour laquelle tu as acheté cet appartement, tu as tout de suite aimé le mélange d'ancien et de moderne. Ton balcon donne sur la baie et tu y prends souvent ton café le matin, même en hiver », dit Natasha.

Le blond déglutit.

Oui, c'est ça, il se souvient bien.

Le promoteur s'appelait Devevey Buildings. Le chargé de clientèle qui lui avait fait visiter il y a cinq ans était un beau mec aux yeux très verts avec un joli sourire. Ils avaient traversé le salon pour aller sur le balcon, insérée dans une loggia en verre et métal permettant d'ajouter une pièce supplémentaire à tous les appartements. Chris avait pensé que la rénovation avait été faite avec goût et dans le respect du bâtiment ancien, il s'était demandé brièvement si DB pouvait avoir un poste à pourvoir.

Clint coupe le moteur et se tourne vers lui. Il sourit de toutes ses dents et Chris sent soudain ses épaules se couvrir de sueur. Soudain, il appréhende une fête surprise chez lui avec… tous ces gens qu'il a oubliés. Il n'est pas prêt pour ça, il ne veut pas.

— « On y va mon pote ? Prêt à retrouver ton véritable chez-toi ? », demande-t-il.

Il claque bruyamment ses mains l'une contre l'autre, comme un encouragement mais Chris sent son angoisse monter encore d'un cran. Natasha lui donne un coup de poing dans le genou et un regard noir. Son ami l'ignore, il s'est déjà extirpé de la voiture. La rousse passe une main agacée dans ses cheveux, ses boucles rebondissent sur son front. Chris s'approche d'elle, les mains agrippées à son siège.

— « Natasha, je – »

— « Ne crains rien, il n'y a pas de fête et personne ne t'attend là-haut. Clint est juste heureux de te savoir à nouveau parmi nous », sourit-elle gentiment.

— « … Mais il avait prévu quelque chose, n'est-ce pas ? »

Natasha esquisse un sourire gêné avant d'acquiescer. Chris souffle de soulagement et pose son front contre l'appui-tête.

— « C'est exactement la raison pour laquelle je lui ai dit de ne rien organiser. J'ai pensé que ce n'était pas le bon moment et que ce n'était pas non plus ce que tu voulais. »

— « Je me souviens d'autres personnes que vous… »

— « Oui mais tu n'as jamais été un grand expansif, tu as toujours aimé avoir un peu de solitude autour de toi plutôt que la foule. » Elle fronce légèrement les sourcils. « … C'est la raison pour laquelle te voir avec ce garçon nous a beaucoup – Ce n'est pas le moment de parler de ça, n'est-ce pas ? »

Elle lui jette un regard et Chris hoche la tête. Non, pas du tout. La jeune femme se tortille un peu sur son siège pour se tourner complètement vers lui. Elle pose une main sur la sienne et la serre fort, très fort.

— « Il n'y a personne chez toi mais ça ne signifie pas que personne ne t'aime ou que tu n'as pas manqué à certains d'entre nous. Tu nous as atrocement manqué à tous et tu ne peux pas savoir comme il a été compliqué d'empêcher Clint de prévenir le monde entier de ton retour », reprend-elle en souriant.

D'accord mais c'est une bonne chose qu'il soit seul chez lui pour le moment. Il ne peut pas – il ne veut pas – pas maintenant.

Clint toque de l'index à la fenêtre de leur côté et Chris sursaute un peu.

— « Tu viens, Steve ? »

Natasha lui sourit une dernière fois avant de sortir de la Audi. Elle s'étire sur le trottoir, grogne de contentement. Chris la suit, son portable toujours à la main et son blouson en cuir de l'autre. Clint a déjà son sac de voyage à ses pieds, trépignant d'impatience. Il insiste pour le porter pour lui et, après avoir composé le code d'entrée, il lui tient la porte avec l'emphase d'un portier du luxueux quartier de Nob Hill.

Chris se glisse dans le petit hall, conscient de devoir demander le code à ses amis car il l'a oublié. … Il n'est pas certain d'avoir jamais réussi à s'en rappeler, il a une clé de la porte d'entrée sur son trousseau.

Comme dans un état un peu second, le blond regarde Natasha ouvrir familièrement sa boîte aux lettres et en sortir deux enveloppes tandis que Clint, loin devant eux, patiente déjà devant l'ascenseur qui ressemble à un monte-charge. Ça aussi, ça lui a immédiatement plu quand il a visité l'appartement.

Chris observe les témoins lumineux des étages, son ventre se tord quand la cabine s'arrête au huitième étage.

Porte à droite sur le palier – numéro 8b – c'est chez lui.

Clint a la clé en main, il ouvre et le blond lui en est reconnaissant. Malgré les sensations familières qui le chatouillent agréablement, il a l'impression d'entrer chez quelqu'un d'autre.

Il pince les lèvres.

Tout est si contradictoire, si embrouillé.

Sur le seuil, il observe son ami déposer son sac de voyage quelque part dans le salon puis ouvrir les volets roulants. Le jour pénètre à flot dans la pièce, dessinant les meubles et les objets. Ceux de l'inconnu – non – les siens.

Natasha passe devant lui, presse gentiment son avant-bras et va aider Clint.

Chris lui emboîte le pas, un peu timide, un peu prudent. Il passe l'entrée, gagne le salon. Il regarde la cuisine ouverte et son vaste mur en briques puis l'escalier contemporain en béton menant à la partie nuit. C'est beau, la décoration est soignée – d'un style industriel, un peu vintage et de bon goût – mais c'est plein de solitude. Plein de l'Autre.

Malgré la température un peu fraîche, Clint ouvre largement les fenêtres tandis que Natasha rebranche tous les appareils électroniques les uns après les autres. Il hoche la tête. Oui, il fait toujours ça quand il s'absente, par sécurité il reconnaît le bip familier de la box internet. Si ses amis n'étaient pas avec lui, il pourrait croire qu'il rentre à peine de vacances. Excepté qu'il reste un peu figé au milieu de la pièce tandis que Clint et Natasha vont et viennent dans l'appartement avec bien plus d'aisance que lui.

Chris se sent l'âme d'un étranger.

L'odeur des lieux le met mal à l'aise. Elle sent le renfermé, la poussière, l'air malsain. Le blond renifle légèrement et Clint s'empresse d'ouvrir une autre fenêtre du salon. Le grondement de la rue pénètre dans l'appartement mais pour Chris, il reste étrangement mort.

— « Nous sommes venus régulièrement aérer ton appartement pendant ton absence mais il est resté inoccupé pendant des mois. Tu vas te réinstaller et l'odeur finira par partir. » Il sourit. « Ta mère venait souvent aussi, elle brûlait toujours une bougie parfumée. »

Ah. Le blond sent son ventre faire une embardée douloureuse.

Il marche lentement dans le salon, tâte un coussin du canapé, regarde le titre du magazine posé sur la table basse. Chris jette un regard à la rue par les fenêtres mais la vue de la baie de San Francisco, sans océan ni parfum de sel, pince son cœur.

Il se détourne vers la cuisine.

Elle est belle et bien équipée, du même style que le reste du duplex, en bois et métal noir brossé.

Il ouvre les placards, reconnaît la belle vaisselle bleue haut de gamme qu'il a acheté un jour de soldes dans une boutique chic de Russian Hill – une ménagère entière ce qui avait fait rire sa mère en disant qu'il commençait vraiment à s'installer – puis le frigo. Celui-ci est la définition parfaite de la vacuité. Il n'est pas froid, le moteur à l'arrière ronronne doucement. Ses amis ont dû le débrancher en son absence pour faire des économies d'énergie. À côté de lui, Natasha sourit d'un air un peu gêné.

— « Tes placards sont complètement vides. Après la première semaine de ta disparition, on a jeté tout ce qui était périssable. On ne savait pas quand tu – On n'a pas rempli ta cuisine depuis », souffle-t-elle d'une voix un peu étranglée.

Ce n'est pas grave, l'idée de manger est à des lieues de son esprit à cet instant. Il sourit mais la rousse secoue la tête, ses boucles rebondissent souplement sur son front. Elle pose sa main sur son avant-bras et serre fort, aussi fort que ses doigts quand ils étaient dans la voiture un peu plus tôt.

— « Je t'assure que ce n'est rien Natasha », dit-il doucement.

— « Ce n'est pas ça, c'est juste que… On ne pensait pas revenir avec toi en allant donner cette conférence à Arcata. C'est – Je n'arrive toujours pas à y croire. »

Ses yeux brillent un peu mais Chris ne sait pas réellement ce qu'il peut faire pour la réconforter. Ils sont amis – ça, le blond en est certain – mais il ne peut pas la serrer dans ses bras, ça lui paraîtrait un peu déplacé. Ils se connaissent mais Chris n'est pas assez proche d'eux pour ça. Il se contente de sourire d'un air un peu gêné et serre gauchement sa main dans la sienne. Il ne peut guère faire mieux. Clint rit mais cela sonne un peu étranglé aussi, définitivement ému, et le blond se mord les joues. Il s'en veut de ne pas pouvoir faire mieux. Ses amis l'ont cherché, ils ont pris soin de son appartement et ils sont un peu bouleversés de l'avoir retrouvé. Ils le regardent comme si Chris était une sorte de super-héros ou qu'il venait de remporter un Prix Nobel.

Le jeune homme baisse les yeux sur ses pieds.

C'est intimidant.

Il a plus l'habitude que Bucky le regarde comme s'il était incroyable, avec un amour infini qui gonfle sa poitrine de chaleur et lui donne l'impression que oui, il pourrait réellement faire quelque chose de mondialement important. Venant de deux inconnus-plus-tout-à-fait-inconnus, c'est seulement très déstabilisant.

Clint se racle la gorge et passe une main dans sa nuque.

— « … Tu ne t'installes pas ? Tu es chez toi Steve, tu peux te mettre à l'aise », dit-il en regardant son sac de voyage posé sur le canapé.

Oui, il pourrait le faire. Peut-être que cela l'aidera à reprendre possession de cet appartement – celui de l'Autre, de l'inconnu-plus-tout-a-fait-inconnu-non-plus – qui l'intimide un peu.

Chris retourne dans l'entrée pour accrocher soigneusement son bombers à une patère du porte-manteau. Le regard de ses amis lui brûle le dos, celui de Clint est incandescent quand il retourne dans le salon.

— « Tu ne retires pas tes chaussures ? Tu le fais toujours, tu n'aimes pas marcher chez toi en chaussures », dit-il lentement.

Vraiment ? Chez Bucky – chez eux, à Manila – il n'hésite pas à arpenter la maison en baskets. Clint se racle la gorge.

— « Tu ranges tes chaussons dans le placard de l'entrée, en bas à droite. »

Chez Bucky, il marche pieds nus et ça fait rire le brun sans qu'il ne sache réellement pourquoi. Cela n'a pas vraiment d'importance parce qu'il avale toujours son rire et sa question en l'embrassant joyeusement.

Clint le dévisage, les sourcils légèrement froncés, alors Chris retire ses chaussures et enfile les chaussons – rangés en bas à droite dans le placard de l'entrée. Il observe ses pieds, chaussés de ouate et de carreaux écossais. C'est étrange de ne pas voir ses orteils nus dépassés de l'ourlet de son jean.

Le blond retourne dans le salon.

Il est chez lui mais que doit-il faire ? Que fait-il d'habitude ?

Chris hésite et recommence à déambuler dans les pièces du rez-de-chaussée. Il ouvre les portes, redécouvre la buanderie, la petite annexe faisant office de garde-manger, les grands placards de rangement du couloir puis son bureau. Il observe avec soin le mobilier, les tableaux accrochés aux murs, les plantes vertes.

Le blond effleure du doigt les feuilles vert tendre d'un grand Ficus dans un cache-pot en ciment. Derrière lui, Natasha pouffe doucement. Ses amis l'ont suivi presque tout du long, sur ses talons.

— « Tu l'as acheté il y a un an. Ta nouvelle collègue de bureau s'est installée en mettant des plantes vertes partout et tu as trouvé ça agréable. C'est un Ficus. »

— « Il est beau… »

— « Il ne s'est jamais aussi porté que pendant ton absence », le taquine Clint.

— « Est-ce je l'arrose trop ? »

— « Tu oublies plutôt de l'arroser. Il a manqué de mourir au moins deux fois par mois depuis que tu l'as acheté. Nous l'avons récupéré dans un sale état quand nous avons… pris la décision de nous occuper de ton appartement en attendant ton retour. Ta mère l'a merveilleusement rattrapé, c'est un survivant. »

Ça aussi, c'est étrange. Non pas son choix – Chris aime vraiment ce Ficus – mais juste… tout le reste.

— « … Bucky et moi avons acheté une espèce de palmier pour notre chambre. Je pensais pourtant en prendre soin mais je l'ai noyé. Bucky l'a taillé et a réussi à sauver une bouture, il est aussi doué aussi. »

Il tourne la tête. Clint et Natasha sont derrière lui, côte à côte. Ils le couvent du regard comme deux parents inquiets devant les pas hésitants de leur enfant. Le blond a le regard un peu noir mais Chris l'ignore. Il se perd dans sa contemplation du Ficus et songe qu'il pourrait se plaire dans leur pièce inondée de soleil à Manila.

Le regard de Clint pèse un peu trop sur sa nuque, il reprend sa déambulation.

Il touche quelques meubles, déplace un peu inutilement des bibelots et redresse même une grande photo de San Francisco en noir et blanc dont le cadre penche un peu. Le cliché est beau mais il préfère celui accroché au-dessus du canapé du salon à Manila.

Chris continue à se réapproprier lentement les lieux. Il jette un regard en coin à l'escalier sans oser encore y monter.

Après un dernier tour du salon, le blond rejoint Natasha et Clint à côté du canapé. Les deux amis l'accueillent avec un sourire si grand, si plein d'espoir, que Chris a l'impression soudain très aiguë d'être un peu minable. Il n'est pas redevenu l'homme qu'ils voient en lui et après lequel ils espèrent tant. La jeune femme lui sourit gentiment mais le blond, lui, semble frémir d'excitation.

— « Tu te souviens ? Tout est exactement comme à ton départ, nous n'avons absolument rien changé », reprend le jeune homme avec chaleur.

— « Je sais. Merci », sourit Chris.

C'est un mensonge. En réalité, il n'est sûr de rien. Est-ce réellement lui qui a acheté le vase qui se trouve sur le meuble télé ? L'effet d'ensemble n'est pas des plus heureux. Et il n'aime pas plus que cela la presse sportive alors que des numéros de Sports Illustrated s'empilent sous le plateau de la table basse. Le mur derrière la bibliothèque est peint d'une couleur un peu trop sombre à son goût et il n'y a pas de rideaux aux fenêtres du salon. Ceux en lin qui dansent souvent sous la brise marine à Manila lui manque. La luminosité de Manila lui manque.

Natasha caresse distraitement le dossier du canapé.

— « Nous allons t'accompagner faire des courses. L'épicerie en bas de la rue est encore ouverte, tu vas avoir besoin de bras supplémentaires pour remplir tes placards vides. »

Chris se mord les joues.

Il n'a pas envie de retourner arpenter les rues de San Francisco, il ne veut pas s'asseoir à nouveau sur la banquette arrière de la Audi. Tout ça l'étourdit un peu, ses pensées se bousculent dans sa tête et il a besoin de calme. Le blond songe brièvement à sa cuisine complètement vide excepté un paquet de pâtes impérissable dans un placard. Pas même une sauce pour l'accompagner. Il veut aller acheter quelque chose dans un des restaurants du quartier et manger dehors, devant l'océan. Respirer seul.

Clint le bouscule amicalement d'une épaule.

— « Nous pouvons aussi aller au Safeway sur Market Street si tu préfères, il est plus grand. Ou t'y emmener demain. On pourrait s'arrêter ensuite chez ta mère, ça lui ferait plaisir. Elle attend d'ailleurs que tu l'appelles pour lui dire que tu es bien rentré chez toi. »

Le blond récupère rapidement le téléphone fixe posé à côté de la télé et le lui tend avec insistance. Chris déglutit, la gorge sèche. Il ne peut pas non plus, c'est trop. Trop tôt, trop fort, trop… tout.

Clint fronce les sourcils et insiste. Il secoue la tête. Plus tard, il le fera plus tard.

— « Son numéro est pré-enregistré sur la première touche. Fais-le et nous irons chez Safeway », répète le blond.

Chris enfonce légèrement sa tête entre ses épaules. Il sent le sang battre à ses tempes et le jeune homme frotte distraitement le bout de ses doigts sur sa tempe droite, sur sa cicatrice.

Natasha retire lentement le téléphone de la main de Clint avant de le reposer sur sa base. Elle secoue la tête et son ami marmonne quelque chose entre ses dents serrées, quelque chose que Chris soupçonne d'être à son propos et pas particulièrement bienveillant.

— « Je l'appellerai un peu plus tard », tente-t-il maladroitement.

Il n'aime pas l'air sombre de Clint, Chris n'a jamais aimé peiner les gens. Le blond soupire et esquisse un sourire un peu forcé.

— « C'est peut-être mieux. … Avant d'aller la voir, il faudra de toute manière qu'on fasse quelque chose pour ces cheveux et cette barbe ou elle ne te reconnaîtra pas », s'esclaffe-t-il en hochant la tête. « Plutôt que t'accompagner faire des courses, Natasha et moi nous pouvons t'inviter pour le dîner chez Little Italy. Ta banquette dans la troisième alcôve n'attend plus que toi et Emilio va pleurer de joie en te voyant revenir, tu lui laisses toujours des pourboires royaux. »

Clint rit encore et lui jette un regard complice. Chris se contente d'un sourire un peu gêné tandis qu'il contient bravement son envie de passer une main dans ses cheveux, de sentir le crissement de sa barbe sous ses doigts. Il s'aime comme ça, il se trouve beau – Bucky le trouve beau – et cela lui plaît de ne plus ressembler à l'homme blessé qu'il était quand le brun l'a trouvé dans les récifs d'Humboldt Beach.

Et il ne connaît pas la banquette du Little Italy. La seule qui semble avoir été conçue uniquement pour recevoir son corps et celui de Bucky est celle en coton rayé bleu et blanc de ce café dans Old Town où le couple s'arrête régulièrement. L'assise est un peu creusée au milieu quand les deux hommes s'assoient, ils penchent irrémédiablement l'un vers l'autre et cela les fait rire. Parfois, un client précédent a laissé le North Coast Journal ou un magazine et Bucky le feuillette tandis que lui boit un café serré et caresse distraitement sa cuisse de son pouce.

Cette banquette-là, Chris pourrait y rester des heures.

Clint jette un regard dans la cuisine – vide – dans les placards – vides – et dans le garde-manger – presque vide. Il grimace.

— « Nous n'allons pas t'obliger à cuisiner pour ton premier jour chez toi. Va prendre une veste dans ton dressing et nous t'emmenons chez Little Italy », répète-t-il.

Son bombers est toujours accroché dans l'entrée mais le blond lui jette un regard mauvais. Oh, Chris est fatigué et il n'a pas très faim.

— « Aller Steve, il va y avoir trop de monde si nous tardons et ta banquette sera déjà occupée », insiste-t-il.

Il pince les lèvres. Il se moque de cette banquette – elle n'est certainement pas la sienne – et Clint est bruyant, trop empressé à son goût. Il veut du calme, il veut acheter quelque chose à emporter et le manger seul.

Le blond jette un regard en coin à Natasha.

Les bras croisés sur sa poitrine, une hanche appuyée contre le canapé, la jeune femme le regarde sans un mot mais ses yeux brillent doucement.

— « Je peux aller chercher une veste pour toi », propose à nouveau Clint.

— « … Je pense que nous faisons fausse route Clint. La route depuis Eureka a été longue, Steve a sans doute besoin d'un peu de temps pour lui et se réinstaller chez lui. »

— « C'est stupide, Steve a acheté cet appartement il y a cinq, il sait déjà parfaitement qu'il est chez lui. Tout ce dont il a besoin c'est de manger une énorme pizza double pepperoni dans son restaurant italien préféré, sur sa banquette, et de chanter avec lui un de ces vieux airs de rock qui passent en boucle dans les enceintes. Comme avant. »

— « Je ne chante pas », proteste mollement le blond.

— « Tu chantes, un peu faux d'ailleurs. Et tu connais presque tout le répertoire de Led Zeppelin. Une fois, Emilio t'a même offert ton repas quand tu lui as chanté sans te tromper les paroles de Immigrant Song. »

— « Je chante encore moins pour quelqu'un… », grogne-t-il.

— « Tu chantes quand tu peux manger gratuitement une part d'authentique tiramisu italien. Le fait qu'Emilio t'offre tout ton repas était un bonus », répète Clint en le regardant dans les yeux.

Natasha acquiesce en souriant. Chris passe une main un peu lasse dans sa nuque. Il apprécie Led Zeppelin mais est-ce au point de connaître toute sa discographie ? Il préfère fredonner de la pop américaine diffusée sur KMUD ou sur les playlists folks que Bucky met toujours dans le pick-up. … Bucky fredonne agréablement – toujours plus en rythme que lui – et parfois au matin, quand ils prennent leur petit-déjeuner, sa voix est un rauque et éraillée comme après l'amour. C'est sexy et ça lui donne envie de le ramener au lit pour le faire chanter autrement.

Natasha s'éloigne du canapé d'un coup de hanche.

— « Tu chantes faux mais nous pourrons en rediscuter plus tard. Est-ce que tu veux aller faire des courses maintenant ? » Il secoue la tête et la rousse sourit. « D'accord. Clint et moi allons te laisser te reposer. Tu peux nous appeler si tu as besoin ou envie de quoi que ce soit. »

— « … Vous avez posé d'autres congés pour moi ? »

— « Bien sûr Steve, nous pouvons encore rester avec toi demain si tu veux », dit-elle affectueusement. « Clint et moi sommes en charge de plusieurs gros dossiers pour le cabinet et le patron nous a demandé de reprendre rapidement le travail. … Nous pourrons peut-être nous arranger pour faire encore un peu de télétravail d'ici la fin de la semaine mais guère plus. »

— « Ce ne sera pas nécessaire, je ne veux pas vous obliger à bouleverser encore votre emploi du temps pour moi. Je vais m'en sortir », sourit Chris.

Natasha sourit gentiment tandis que Clint marmonne encore qu'ils pourraient sans doute faire plus s'ils avaient le temps de discuter avec leur employeur. Ils sont tous les deux de redoutables négociateurs. La rousse passe une main dans ses cheveux.

— « … Je peux comprendre que tu aies besoin de rester seul mais est-ce que nous pouvons t'inviter à bruncher demain matin ? », demande-t-elle doucement.

— « Ça pourrait être bien. … Nous le faisions régulièrement, n'est-ce pas ?

— « Oui, au moins une fois par mois. »

— « Nous avons l'habitude de nous retrouver à Ocean Beach Cafe le dimanche matin mais puisque tout fout le camp depuis quelques jours, nous pouvons tout aussi bien bruncher en pleine semaine », ricane Clint.

La jeune femme lui jette un regard noir mais son ami l'ignore. Chris ressent presque physiquement sa frustration à l'idée de le laisser seul. Que craint-il ? Qu'il prenne les clés de sa voiture pour faire immédiatement le chemin inverse et rentrer à Eureka ? Il ne sait même pas où elles sont rangées ni quel est le numéro de sa place de parking. … L'immeuble est ancien mais il a été rénové, il suppose qu'un parking a été aménagé sous l'extension contemporaine. … Il ne sait pas non plus où il range les clés et elles ne sont pas dans le vide-poche de l'entrée.

Natasha donne un coup de coude dans les côtes et Clint grommelle. Le front barré d'un pli contrarié, il attire Chris dans une étreinte bourrue et lui tape vigoureusement le dos. Le blond n'ose pas la lui refuser même s'il étouffe un peu et que la sensation de ce corps contre le sien l'oppresse. Il lui rend maladroitement son affection et contient son envie de soupirer de soulagement quand le jeune homme le lâche enfin. Natasha hésite un peu mais Chris peut bien encore en supporter un peu plus alors il lui ouvre un peu gauchement les bras. La rousse s'empresse de le serrer contre elle mais l'étreinte de ses bras est plus mesurée, moins puissante pour ne pas le faire reculer. Elle s'autorise quand même à glisser son visage dans son cou et le blond gigote un peu, sa respiration le chatouille.

— « Je comprends que tu as besoin de temps mais s'il te plaît, ne nous mets pas à l'écart. Nous respecterons ce que tu veux, nous irons à ton rythme mais ne t'isole pas », souffle-t-elle à son oreille.

— « Ce n'est pas ce que je vais faire. »

La jeune femme s'éloigne et, un sourire aux lèvres, lui pince le nez.

— « Je te connais depuis plus de dix ans Steve, je connais la manière dont tu fonctionnes. Ce n'est pas ce que tu vas faire consciemment mais je sais que ça arrivera. Nous ne sommes pas obligés de rester avec toi pendant des heures mais essaye d'envoyer un message de temps en temps. S'il te plaît. »

— « Je ne vais pas m'enfuir non plus. »

Natasha le dévisage, un sourcil levé.

— « … Tu ne sais pas où est garée ta Chevrolet, n'est-ce pas ? »

— « Je conduis une Chevrolet ? »

La rousse lui jette un regard entendu et Chris lève les yeux au plafond, le cou un peu rouge.

— « Tu te moques de moi, je ne possède pas du tout une Chevrolet… », marmotte-t-il.

Il lui pince les côtes et Natasha glousse un peu. Son rire – cette façon de rire – envahit sa poitrine de chaleur. Il sait qu'il est précieux parce qu'il est rare, qu'il se mérite mais lui a toujours su faire rire la jeune femme. Lui, Steve Rogers.

À quelques pas et les mains dans les poches de son jeans, Clint les observe avec une évidente satisfaction. Il est un peu plus Steve Rogers maintenant, il se comporte comme lui. Le blond est content et Chris perçoit alors combien le chemin est encore long pour redevenir entièrement l'homme que ses amis ont connu pour que Clint cesse de l'observer avec cette contrariété évidente dans le regard et sur son visage parce qu'il ne récupère pas assez vite ses souvenirs et que sa vie est toujours pleine de trous. Ah ah ah, amusant jeu de mots.

Chris papillonne un peu des yeux, un sourd bourdonnement dans son crâne. Le stress, il ne doit pas angoisser au risque d'avoir une migraine.

Une migraine à plus de quatre cents kilomètres d'Eureka, sans les mains de Bucky pour le soigner, sans sa voix pour l'apaiser, sans ses réflexes parfaits pour le sauver.

Il déglutit.

Natasha prend doucement son visage en coupe et l'oblige à le regarder.

— « Tout va bien Steve, les choses vont bien se passer », dit-elle affectueusement.

— « Tu n'en sais rien… »

Chris enroule ses doigts autour de son poignet droit et serre fort. Il serre trop fort mais la rousse ne cille pas. Elle continue à le regarder, une lueur farouche au fond de ses prunelles. Le blond baisse un peu les yeux mais la jeune femme caresse ses pommettes et il relève la tête. Ses doigts appuient imperceptiblement sur son crâne mais ils tremblent un peu. Depuis qu'ils l'ont trouvé à Eureka il y a cinq jours, Natasha s'est toujours montrée attentive, mesurée et raisonnable. Cette proximité nouvelle entre eux, c'est son cri du cœur, ce soulagement physiquement perceptible, cette émotion qui l'intimide un peu.

Il desserre ses doigts autour de son poignet et la rousse sourit.

— « Je sais que les choses vont bien se passer parce que tu nous as tellement manqué que te revoir ici, chez toi, nous rend déjà très heureux. Le reste viendra quand tu seras prêt et nous serons là pour t'aider. Nous nous adapterons à ce que tu veux mais parle-nous s'il te plaît. Tu l'as fait pour nous demander notre avis quand tu as voulu acheter ton appartement et je pense que tu n'as pas eu à le regretter, n'est-ce pas ? »

Chris rit doucement. C'est un peu flou encore, il pense avoir fait une contre-visite avec Clint puis avec la rousse et le séduisant commercial aux yeux verts avait pensé quelque chose d'étrange à propos de sa manière de concevoir le couple. Ils en riaient encore tandis qu'ils buvaient un verre pour fêter son achat. Et son crédit immobilier contracté sur vingt-cinq ans.

Il cligne des yeux.

Qui a payé son crédit en son absence ? Il ne touchait plus de salaire et les prélèvements étaient réalisés de manière automatique. Qui – Comment –

Il déglutit, lèche lentement ses lèvres trop sèches. Natasha caresse toujours ses pommettes.

— « Je ne sais pas à quoi tu penses mais tout va bien. Repose-toi, Clint et moi allons rassembler tes papiers pour t'expliquer ce que tu as manqué en neuf mois. Nous ne parlerons progressivement mais je t'assure qu'il n'y a aucune raison de t'inquiéter de quoi que ce soit », sourit-elle.

Chris opine sagement. D'accord. Ils parleront plus tard. Il ne doit pas commencer à hyperventiler même s'il est certain que sa mère est mentionnée dans le contrat de son emprunt bancaire et qu'en cas de défaut de paiement de l'emprunteur, la banque est en droit de lui demander des comptes. Seigneur. Seigneur

La jeune femme lui sourit encore, elle se penche pour l'embrasser sur la joue. Elle s'éloigne de lui, ses mains caressant une dernière fois ses joues et elle hausse un sourcil.

— « … Quoi ? »

— « C'est étrange de sentir tes joues piquer. … C'est plutôt sexy », rit-elle d'un air malicieux.

— « Ne l'écoute pas. Va chez ton coiffeur et fais tout couper Steve ! », proteste Clint.

— « Il faudrait que ton coiffeur soit aussi barbier… »

Natasha ricane. Son ami roule des yeux, l'attrape par les épaules et lui fait tourner les talons pour la guider vers la sortie. Le rire clair de la jeune femme résonne dans l'appartement tandis que Chris marche sur leurs talons. Un dernier salut sur le pas de la porte puis il referme lentement derrière eux.

Il se tourne, regarde le vaste salon et la cuisine ouverte.

L'appartement lui paraît démesurément grand et vide. Son modeste sac de voyage fait pâle figure, abandonné sur le canapé. C'est grand et silencieux. L'odeur n'est pas celle qu'il connaît. Il voit des éléments de décoration qu'il n'aime pas et la télévision devait-elle réellement être si gigantesque ? Le blond arpente lentement le parquet mais à peine quelque pas plus loin, il s'empresse de retirer ses chaussons et de les abandonner derrière lui. Il baisse les yeux sur ses pieds, contemple ses orteils qu'il fait jouer dans ses chaussettes en coton. Cela le fait sourire un peu stupidement. C'est lui.

À côté de la télévision, il y a un joli buffet contemporain – qu'il aurait effectivement pu acheter – et des photos encadrées sur le plateau. Chris ne les a pas remarquées quand il est entré pour la première fois.

C'est dans son salon aux fenêtres largement ouvertes, envahi par les rumeurs de la ville, qu'il fait pour la première fois réellement connaissance avec Steve Rogers.

Steve Rogers est souvent sur les clichés encadrés, toujours en compagnie d'autres personnes mais il est là. Il pose avec Natasha et Clint, avec des gens dont les visages lui sont vaguement familiers. Il le voit – il se voit – habillé d'un costume bleu particulièrement seyant, à côté d'une jolie jeune femme blonde en robe lamé argent.

Le blond observe les autres photos et sourit.

Il est encore là, en polo, en tenue de sport sur la ligne d'arrivée du marathon de San Francisco – pas le cliché où il est le plus à son avantage mais il est fier de voir qu'il a passé la ligne d'arrivée – ou en costume.

Il se reconnaît.

Le corps musclé. Rasé de près et une raie bien peignée dans ses cheveux blonds, quelques mèches tombant sur son front.

C'est lui.

Chris passe une main dans sa barbe, savoure le léger crissement des poils sous la pulpe de ses doigts.

C'est le même homme, celui que Bucky a rencontré dans les récifs d'Humboldt Beach et dont il est tombé amoureux.

C'est lui, il est Steve Rogers.

Le blond frotte sa tempe et sa cicatrice du bout des doigts. Tout est compliqué et simple à la fois. Et compliqué.

Il fonce les sourcils, se lève brusquement avant d'attraper son sac de voyage. Les épaules raides, l'allure décidée, il monte l'escalier en béton puis ouvre sans hésiter une porte sur sa gauche. Il sait que c'est la chambre. Sa chambre. Le mur de briques apparentes en guise de tête de lit, le linge clair et le matelas très large parce qu'il aime être à l'aise. À Manila, il ne se souvient pourtant pas d'une nuit passée loin du corps de Bucky depuis que les deux hommes font chambre commune. Le mobilier aux lignes simples et épurés, la plante verte factice dans un pot en béton ciré parce qu'il est incapable de garder une plante en vie exception faite du grand Ficus dans le salon. Pas faute d'avoir essayé.

Chris exhale un soupir un peu tremblant.

Il est… chez lui.

Le jeune homme dépose son bagage sur le lit, effleure le couvre-lit à carreaux blanc et vert, son revers à rayures une combinaison audacieuse et moderne, d'un vert tilleul lui a dit Natasha quand il l'a acheté.

Le blond se laisse tomber sur le matelas plus qu'il ne s'y assoit.

Les oreillers dans son dos tressautent légèrement, il entend un coussin tomber sur le parquet. Peu importe. Il se laisse tomber en arrière et tourne la tête vers la grande fenêtre à menuiseries métalliques. Pas d'océan, une vue sur l'immeuble voisin de l'autre côté de Hyde Street dont la circulation fait trembler les huisseries en un léger bourdonner.

Chris ferme les yeux.

Ce bruit le berce quand il est couché, il sent les pulsations de vie de San Francisco et il aime ça. Il se demande s'il ne dérangera pas Bucky, plus habité au roulement des vagues sur Manila Beach. Si la décoration lui plaira. Il lui a parlé à son départ de ce pan de papier peint bleu mais maintenant, il se souvient. Il l'a retiré il y a presque un an parce qu'il avait envie de changement et qu'il avait eu un dégât des eaux avec l'appartement du dessus.

Chris grommelle et passe ses deux mains sur son visage. Il se sent à l'étroit dans son propre corps.

Il tourne à nouveau la tête la fenêtre.

Sarah Rogers était aussi avec lui lors d'une énième contre-visite – Dieu, il avait vraiment eu un mal fou à passer le pas – et elle avait adoré cette grande fenêtre. Debout l'un à côté de l'autre, elle avait posé une main sur son avant-bras et lui avait dit doucement combien ce serait agréable de se réveiller le matin avec cette lumière et la personne qu'il aime. Chargé-de-clientèle-yeux-verts avait souri, il devait trouver très touchant qu'un gaillard de sa carrure, homme entré dans la vie active et portant des costumes, ait besoin de l'avis de sa mère et de ses mots doux pour se rassurer.

Chris se mord les joues. Clint a raison, il doit l'appeler pour la prévenir de son retour à San Francisco.

Le jeune homme se tortille sur le matelas pour sortir son portable d'une poche de son jeans. Il le déverrouille et compose machinalement le numéro de téléphone. Mince, il s'en souvient. Le blond appuie sur le bouton d'appel et colle l'appareil à son oreille. Son sang bat dans ses veines au même rythme que la tonalité, faisant bourdonner ses tempes.

Il frotte machinalement sa cicatrice. Il doit se calmer Natasha l'a dit, tout va bien se passer.

Un déclic, la tonalité lancinante se coupe.

Une respiration dans le combiné.

Peut-être la sienne, il vient d'inspirer brusquement.

« … Allô ? »

Chris a les épaules larges, il porte des costumes, il a son propre appartement pour lequel il s'est endetté sur vingt-cinq ans pourtant il ne peut rien faire contre l'émotion qui le submerge. Cette voix. Ce ton. Douceur. Gentillesse. Tendresse. Il déglutit difficilement.

— « … Maman ? », chuchote-t-il.

« C'est – Oh Stevie, c'est toi ? Je ne reconnais pas ton numéro. »

— « J'appelle avec mon portable. »

Il explique et il comprend que c'est un peu ridicule. C'est le portable acheté avec Bucky à Manila dont la carte SIM est au nom de Chris Doe. Bien sûr, sa mère ne peut pas le connaître. Il veut tenter d'expliquer encore mais elle ne lui en laisse pas le temps. Le combiné grésille doucement à son oreille.

« Est-ce que tu m'appelles parce que tu es chez toi ? Tu es à San Francisco ? »

Oui, c'est chez lui mais l'océan lui manque. Il hoche la tête.

— « Natasha et Clint viennent de me déposer. Je voulais juste te dire que je suis… là. »

« Merci d'avoir pensé à moi mon chéri. Je suis tellement… heureuse de t'entendre. »

— « Moi aussi maman… »

Un silence un peu gêné s'installe entre eux – juste une fraction de seconde – puis Sarah rit doucement. Chris ferme les yeux. Oh, ce rire.

« … Toute cette situation est tellement étrange, je ne sais pas quoi ni comment te parler alors que j'ai des millions de choses à te dire. (Elle inspire profondément.) Est-ce que tu vas bien ? »

Le blond se mord les joues. La boule grossit dans son ventre et dans sa gorge. Il se lèche distraitement les lèvres.

— « … Je ne sais pas vraiment. Je suis dans mon appartement mais c'est – Tout est embrouillé dans mon esprit », avoue-t-il.

« Est-ce qu'il te plaît ? »

— « Quoi donc ? »

- « Ton appartement Stevie. Est-ce que tu t'y sens bien ? »

Le jeune homme regarde autour de lui. Oui, mieux dans la chambre que dans le salon et la cuisine. Il aime l'étage du duplex, les pièces un peu plus petites et intimes et surtout, il aime sa chambre. Avec la grande fenêtre qui baigne son lit de lumière. Et la personne qu'il aime. Chris sourit.

— « Il me plaît. Je l'ai acheté après tout. »

« Je dirais même que puisque ton crédit court sur vingt-cinq ans, tu es presque marié avec… »

Le blond hausse un sourcil avant de rire. Oh, c'est tellement bon. Il entend un petit chuintement discret dans le combiné, un son un peu étranglé et il fronce les sourcils.

— « Maman ? »

« … Ce n'est rien, c'est – Cela fait si longtemps que je n'ai pas entendu ton rire. Il m'a manqué. … Tu m'as tellement manqué mon petit. »

La boule grossit encore et encore mais cette fois, elle l'étouffe. Il ne peut pas répondre la même chose. Non, il était heureux avec Bucky, sans souvenirs ni famille. Pas de parents, pas de proches mais il avait Bucky, Sandy, David et Susan, Sam et Maria. Tant de gens bienveillants pour lui et Bucky. Bucky, Bucky, Bucky.

Il croit entendre un petit reniflement discret dans le combiné et Chris se mord les joues.

— « Maman… »

« Excuse-moi. C'est – (Sarah renifle encore une fois, très doucement) Ne fais pas attention à moi, tu dois penser à toi. Si tu te sens bien dans ton appartement, je suppose que tu souhaites y rester, n'est-ce pas ? »

Le blond acquiesce. De toute façon, la perspective d'aller ailleurs le terrifie.

« Je comprends. … Est-ce que tu as besoin d'un peu de temps pour toi Steve ? Tu veux rester seul ? Tu peux me le dire, mon grand. »

— « … Je suis désolé », souffle-t-il.

« Ce n'est rien. Stevie, je t'assure que ce n'est rien. Je veux que tu te sentes bien, seulement ça. Je sais que les choses ont changé, que tu es revenu changé mais ça n'a pas d'importance. Je veux seulement ce que tu désires aussi, d'accord ? »

— « D'accord. … Merci maman. »

Il ne voit pas Sarah mais il sait qu'elle sourit à l'autre bout du combiné, de ce sourire plein de tendresse et de câlins qui fait qu'il a parfois envie de trouver du réconfort dans ses caresses sur son crâne comme lorsqu'il était petit garçon. C'est ce sourire qui creuse des fossettes dans les joues et plisse légèrement la commissure des yeux en dessinant de jolies rides.

… Bucky a le même.

Chris tire nerveusement sur l'ourlet de son polo.

— « Je ne sais pas quand je serai prêt. »

— « Ce n'est pas grave, je serai là quand tu le seras. Je – J'aimerai tant d'aider, tu sais. … Peut-être que je devrais cesser de t'appeler par tous ces surnoms et attendre que tu sois plus à l'aise avec toi-même. Je ferais tout pour toi, mon chéri. Je t'aime. »

Le blond rit doucement tandis que le nœud dans son ventre se desserre un peu. Incapable de suivre ses propres règles. Sarah pouffe à son tour et c'est chaud, si chaud et doux. Comme une couverture.

Il effleure distraitement son couvre-lit du plat de la main.

— « Je vais retrouver Natasha et Clint demain matin, on passera probablement un petit moment ensemble. … Est-ce que je pourrais venir te voir après ? Je ne m'attarderai pas très longtemps mais j'aimerai te voir », demande-t-il timidement.

« J'en serai très heureuse mais je ne veux pas que tu te sentes obligé. Savoir que tu es revenu et que tu vas bien est déjà plus que je n'osais l'espérer ces derniers mois. Nous pouvons nous appeler à nouveau si tu le désires. Entendre ta voix est déjà un tel soulagement Stevie. »

Chris pince les lèvres. Il réalise que la sienne aussi lui a manqué, cette voix douce emplie de bienveillance. Elle semble combler quelque chose dans son cœur mais creuser un autre trou ailleurs. Il a vraiment besoin d'entendre Bucky maintenant. Bucky rend tout plus facile, même quand il grommelle sur son incapacité à faire la cuisine ou lui reproche qu'il chante faux. Rééquilibrer la balance à tout prix.

— « Excuse-moi maman, je vais raccrocher maintenant », dit-il dans un souffle. « Est-ce que je te verrais demains ? »

« La porte de la maison t'est toujours ouverte et tu as la clé. … Je préparerai des cookies trois chocolats et noix, tu les ramèneras chez toi. (…) … Est-ce que tu les aimes toujours ? »

Le blond rit et hoche la tête. Sarah prend son rire pour un encouragement alors elle lui parle de plusieurs de ses desserts préférés et Chris est certain de repartir de chez elle avec plusieurs boîtes de biscuits faits maison.

Il coupe la communication, pose son portable sur son torse et ferme un instant les yeux. Un grondement un peu plus sourd que les autres résonne depuis Hyde Street, probablement le passage d'un bus. Non, assurément un bus, celui de la ligne 49 de North Point Street à Geneva Avenue. Les paupières toujours closes, il appuie sur le numéro d'appel pré-enregistré. On décroche à l'autre bout du fil et pendant une fraction de seconde, le blond entend le bruit de la mer, un cri de mouette. C'est une bouffée d'air frais.

La maison.

« Allô ? »

— « Allô Bucky ? C'est moi, Chris. »

Son compagnon ricane et le blond sourit sans pouvoir s'en empêcher. Il a l'impression qu'il a embrassé Bucky pour la dernière fois il y a une éternité.

« Je sais que c'est toi, ton nom s'affiche sur mon portable quand tu appelles. »

— « Tu pourrais avoir d'autres Chris dans ton répertoire. »

« … Si tu dis ça pour que je te réponde à quel point tu es unique, sache que je ne le ferais pas… Au risque de paraître sentimental, j'ajouterai seulement que je reconnais le son de ta voix. »

Chris éclate de rire et s'affale contre son matelas. Il s'abandonne parce que c'est Bucky et l'émotion qu'il sent en lui est un ronronnement de chat satisfait, une vibration plaisante dans son corps et ses os. C'est Bucky. Il se tortille, retire rapidement ses chaussettes et les abandonne sur le parquet de la chambre. Pieds nus, en jeans, comme chez eux.

« Est-ce que tu es arrivé à San Francisco ? »

— « Oui, il y a moins d'une heure. »

« C'est tard. Est-ce que vous avez eu un problème sur la route ? »

— « Notre détour par la route 36 était un vrai détour et il y avait des embouteillages sur les derniers cinquante kilomètres avant le Golden Gate. »

« Charmant… Bienvenu dans l'enfer de la grande ville. »

Chris décide de faire comme si ce n'était pas vraiment un indice du fait que Bucky refusera de venir avec lui à San Francisco. Il veut se réveiller avec lui dans son gigantesque lit, leurs membres emmêlés et le soleil chauffant agréablement leurs peaux nues.

Il joue distraitement du bout des orteils avec la descente de lit.

— « Est-ce que tu as reçu mes messages ? »

« Oui, je les ai tous reçu. Je me demande encore si la taille de ton dessert ce midi était juste un effet de prise de vue ou s'il était vraiment énorme. J'ai eu beau regarder avec attention, je n'ai pas réussi à me décider. »

— « Avoue que l'idée de cette énorme part te donne envie de savoir où nous nous sommes arrêtés pour le déjeuner », ricane-t-il.

« Peut-être. … Où était-ce ? »

— « À Willits sur la route 101. Tu aurais détesté la décoration mais le repas compensait les nappes en vinyle rouge et l'énorme tête de bison accrochée aux murs. »

« Tu es sérieux ? Il n'y a pas de bison dans cette partie de la Californie… »

— « Je sais mais leur vitrine de desserts était gigantesque… »

Bucky éclate de rire dans le combiné et Chris gigote un peu sur le matelas.

Il roule lentement sur le flanc, observe la moitié droite du lit, vide et aux draps bien tirés, à l'oreiller bien tapé. Vide.

Il pince les lèvres, les doigts emprisonnés dans l'attelle le démangent.

« Qu'est-ce qu'il y avait d'autres dans la vitrine des – ? »

— « Je suis dans mon appartement Bucky. Je t'appelle depuis ma chambre, je suis sur mon lit », dit-il doucement.

Bucky ne termine pas sa question et au fond, Chris s'en fout un peu. Il ne veut pas parler de desserts ni du goût douteux des propriétaires du diner de Willits. Il se concentre sur la respiration du brun qui souffle doucement à son oreille. C'est une tornade dans le silence du combiné.

— « …Est-ce que tu vas bien ? »

Chris hausse légèrement les épaules avant de se rappeler que son compagnon ne peut pas le voir et que c'est parfaitement inutile. Il a dit qu'il allait bien – il l'a dit à sa mère, à ses amis – mais quand Bucky lui pose la question il hésite un peu. Le blond frotte ses orteils contre le tapis et fait glisser les fibres un peu longues entre eux. Il plisse fort les yeux et voit des points blancs danser derrière ses paupières closes.

« … Parle-moi Chris. Tu peux me parler et me dire ce que tu as besoin de dire. … Surtout si tu n'oses pas le faire avec d'autres. »

— « Comment le sais-tu ? », demande-t-il d'une voix un peu étranglée.

« Je te connais. »

— « … Le fait que je pourrais t'en dire plus ne signifie pas que tu es moins important qu'eux. »

« Je sais, ça signifie juste que tu as une confiance aveugle en moi et j'en suis très flatté. Alors ? »

Il inspire profondément, frotte encore la plante de ses pieds sur le tapis.

— « … Tu me manques. »

- « … Toi aussi Chris. Tu manques à Sandy, elle te cherche dans la maison. »

Ah. Quelque chose se tord dans son estomac, quelque chose de vraiment très noué et très serré. Il frotte son visage contre la taie d'oreiller elle ne sent rien si ce n'est une vague odeur de lessive un peu passée. Il ne respire pas leurs parfums à eux, si délicieusement emmêlés après une nuit d'amour. C'est propre mais neutre, impersonnel. Il soupire.

« … Est-ce que j'avais le droit de te le dire ? Je ne voulais pas te faire te sentir mal, excuse-moi. »

— « Ne t'excuse pas, ça flatte peut-être un peu mon égo. »

« Tu es sans doute l'homme le moins orgueilleux que je connaisse Chris. (Il rit tendrement) Si nous changions de sujet plutôt ? Je suis en train de faire une promenade à Manila Beach avec Sandy. Est-ce que tu veux l'entendre ? »

— « Bien sûr. Est-ce que tu penses qu'elle reconnaîtra ma voix ? », sourit le blond.

« Tu l'as élevé pour en faire une fille à papa, elle va te reconnaître à ta seule respiration. Sand' ? Viens par ici s'il te – Ah non, lâche ça c'est dégoûtant ! »

Chris éclate de rire. Il entend encore Bucky vociférer dans le combiné puis soudain, celui-ci est rempli d'aboiements. Le blond l'éloigne un peu de son oreille mais il sourit à en avoir mal aux muscles de son visage. Bucky continue à parler à Sandy et il ferme à nouveau les yeux. Il a toujours aimé le voir interagir avec la chienne tout en affirmant qu'elle ne comprend pas la moitié de ce qu'il lui dit ou qu'elle n'en fait qu'à sa tête. C'est pourtant plutôt craquant.

Après une dernière vocalise, Sandy se tait brusquement, sans doute attirée par quelque chose de plus intéressant que le portable de Bucky. Le brun éclate de rire. Chris ignore pourquoi et il a soudain la désagréable impression qu'Eureka est à l'autre bout du monde.

« C'était bruyamment joyeux. Sand' est en train de courir après les mouettes, elle – Merde, elle est dans l'eau. Je vais devoir la rincer en rentrant. »

Chris rit d'une voix un peu étranglée.

— « Tu veux bien me faire écouter l'océan maintenant ? »

Bucky s'exécute. Le roulis des vagues est un grondement un peu loin et quand l'écume meurt sur le sable, elle fait un petit son un peu précieux. Si loin.

« Tu es sentimental… »

— « Tu trouves ça étrange ? »

« Même ce que tu peux faire de bizarre est craquant à mes yeux. »

— « Je ne fais rien de bizarre », proteste Chris.

« Tu ranges tes chaussettes par couleur dans ton tiroir et si je te laissais faire, je suis certain que tu les repasserais. C'est définitivement bizarre mais vraiment adorable. »

Le blond rit doucement. Il le ferait sans le moindre doute, comme repasser leurs taies d'oreiller si Bucky tournait la tête.

— « … Bucky ? »

« Hum ? »

— « Je suis peut-être rentré un peu trop tôt. Ou parti un peu trop tôt ? Je ne sais pas ce que je dois dire », marmotte-t-il.

« … Les choses ne se passent comme tu l'imaginais ? »

— « Je n'imaginais rien de particulier. Ou en tout cas, je suis heureux que Clint n'ait pas organisé une grande fête surprise chez moi… »

« C'est ce qu'il avait prévu ? Bon sang, ce type a la délicatesse d'un bulldozer, est-ce qu'il ne peut pas te laisser un peu de temps ? Bordel… »

Chris sourit. L'indignation de Bucky – même ses insultes – sont une source de réconfort.

Le brun marmonne encore quelques mots peu amènes entre ses dents serrées avant de soupirer puis d'inspirer profondément. Chris fait la même chose, au même rythme. C'est bête comme c'est sentimental.

— « J'ai l'impression que tout est tellement compliqué et je ne sais pas où est ma place. Je suis chez moi mais c'est comme si je m'installais chez quelqu'un d'autre. Je n'ai jamais ressenti ça quand tu m'as accueilli chez toi », souffle-t-il.

« Ça ne devrait pas me rendre aussi fier. (Le blond s'esclaffe). Je me sens quand même obligé de te rappeler que tu rasais un peu les murs les premiers jours. »

— « Ce n'était pas la même chose. Tu travaillais chez toi, j'avais peur de te déranger et j'étais un peu décontenancé. »

« À quel propos ? »

— « Un inconnu atrocement séduisant m'avait proposé de m'installer chez lui », explique-t-il d'un ton un peu bravache.

Bucky pouffe, Chris s'en nourrit comme le Ficus toujours assoiffé du salon.

« Je craignais aussi de te surprendre un jour nu dans la salle de bain. Tu ne fermais jamais et tu étais toujours très discret. … Est-ce que tu veux me dire autre chose ? »

Le blond pince les lèvres.

— « Natasha et Clint m'ont raccompagné à l'appartement mais il m'a proposé d'aller faire des courses, d'aller manger dans notre restaurant dans lequel j'ai ma banquette attitrée et où je chante tout le répertoire de Led Zeppelin avec le patron. »

- « Pauvre de lui, tu chantes plutôt faux. »

— « Clint m'a aussi proposé d'aller rendre visite à ma mère dès demain. Je ne me souviens pas de ce restaurant, j'apprécie Led Zeppelin mais il n'est certainement pas mon groupe de rock préféré et je ne suis juste… pas prêt. Tout va trop vite, San Francisco va trop vite et je ne vois plus l'océan depuis mes fenêtres », récite Chris à toute allure et ça ressemble à une complainte.

« Même le salaire que te verse David ne te permettrait pas de t'offrir un appartement à San Francisco avec une vue directe sur l'océan… »

— « Bucky… », marmotte-t-il.

Son compagnon ne rit pas. En réalité, un silence étrange, un peu pesant lui répond et Chris se dit qu'il est le dernier des imbéciles de se plaindre ainsi alors que Bucky a bravement contenu son envie de lui dire de rester chez eux, avec lui et d'attendre.

Le blond se mord les joues, honteux. Bucky ne parle toujours pas, il n'entend plus Sandy non plus.

« … Je peux prendre le pick-up et venir te chercher immédiatement. Si la route 101 est dégagée et que je ne m'arrête pas, je pourrais être là vers vingt-deux heures. Ce n'est pas si tard, nous pourrions faire le chemin inverse à peine ton sac posé dans le pick-up et en échangeant plusieurs fois de place derrière le volant. Tu n'as qu'à me le dire Chris et je suis parti dans le quart d'heure qui suit pour te ramener chez nous. »

Chris cligne des yeux. Il roule lentement sur le dos, laisse ses doigts errer du côté droit du lit. Personne ne l'a appelé Chris depuis des heures et entendre Bucky le faire de sa voix rauque et grave est un plaisir. C'est son prénom, le sien, le seul qu'il a eut pendant les neuf derniers mois. C'est celui qu'il a trouvé avec Bucky – tout plutôt que John – et il l'aime.

Chris sourit tendrement et le nœud dans sa poitrine se desserre un peu. C'est parfaitement déraisonnable, c'est inenvisageable mais avoir conscience de cette opportunité – Bucky conduisant jusqu'à San Francisco pour lui – est quelque chose de réconfortant. Il est son héros.

« Je t'assure que je peux le faire. »

— « Je sais mais je ne peux pas te demander ça. Ce ne serait pas prudent de te faire conduire pendant cinq heures d'affilée depuis Eureka. J'ai une voiture ici. J'ignore à quoi elle ressemble – Clint m'a juste dit qu'elle était moins belle que la Mercedes de David – mais ça reste une possibilité », répond-il prudemment.

« Si tu t'inquiètes pour ma sécurité, je peux quitter Eureka demain main tôt et être chez toi dans la matinée. On s'arrêterait pour déjeuner à Willits dans ce diner avec son horrible décoration. Partir demain ne retarderait notre retour que de quelques heures. »

Chris se mord les joues. Demain. Il doit aller bruncher avec Natasha et Clint demain matin dans un restaurant qu'il connaît et rendre visite à sa mère il a demandé et Sarah a accepté avec cette voix douce, teintée d'un léger trémolo.

La respiration de Bucky résonne à son oreille, elle semble caresser son visage mais il secoue lentement la tête.

« Chris ? Est-ce que tu veux que je vienne ? Laisse ta voiture à San Francisco, ta Mercedes t'attend toujours à la maison. Tu n'auras pas besoin de l'autre. »

Il y a une forme d'urgence dans la voix du brun, d'espoir aussi. Chris s'en veut de devoir refuser parce que même s'il a un peu envie de fuir pour retrouver leur vie douce et facile, il n'est pas ce genre d'homme.

— « …Entendre ta voix me fait déjà du bien. Je me sens juste tellement… frustré. J'ai l'impression que des souvenirs se pressent dans mon esprit mais qu'ils restent insaisissables. J'ai l'impression d'être trop lent et Clint ne cesse d'évoquer les choses que j'ai oubliés. Quand je fais une erreur, il me regarde comme si j'étais en train de lui briser le cœur », souffle-t-il.

« Il espère trop après toi, il devrait savoir que tu as besoin de temps. Tu t'es déjà souvenu de tant de choses en cinq jours. Est-ce que tu as eu la migraine depuis ton départ ? »

— Non pourtant Clint a eu presque sept heures pour passer en revue au moins deux ans de notre amitié », grimace le blond. « Il est plus à l'aise dans mon propre appartement que moi. Il m'a presque mis mes chaussons aux pieds. »

« Tu ne portes pas de chaussons, tu marches toujours pieds nus. »

— « Il semble que les choses soient un peu différentes à San Francisco. Je te l'ai dit, c'est compliqué… »

Bucky renifle doucement.

« C'est dommage. »

— « Quoi donc ? »

« J'adore te regarder marcher pieds nus à la maison, je trouve ça sexy de te voir en tee-shirt et jeans sans chaussures. … Je te l'ai dit, j'adore la moindre tes bizarreries. »

Chris s'esclaffe et son appréhension s'éloigne encore, comme le menace de sa migraine. Bucky rappelle Sandy une nouvelle fois et le blond entend la chienne aboyer. Dieu que cela peut lui manquer.

« Est-ce que tu as ouvert ton sac de voyage ? »

— « Je viens de le monter dans ma chambre. … J'ose à peine ouvrir le dressing pour ranger mes affaires et voir celles que j'ai laissé. »

« Son contenu ne sera jamais aussi bien que ma collection de tee-shirts vintage. Ouvre-le s'il te plaît. »

Le blond lève les yeux au plafond. Il se redresse, rampe un peu sur le lit pour tirer son bagage à lui. Il coince le portable contre son épaule et l'ouvre rapidement, fébrilement. Comment a-t-il pu oublier le cadeau ? Il dérange sans pitié le contenu bien ordonné, retourne les polos et les boxers. Il est caché au fond, sous un jean soigneusement plié et même si c'est un cadeau, le blond le reconnaît.

Il sort le volume du sac, observe sa couverture cartonnée.

— « Tu m'as donné notre album photo… », dit-il d'une voix un peu rauque.

« Je te l'ai seulement prêté. Ne l'oublie pas quand tu rentreras chez nous, nous n'avons pas de copie de toutes les photos et certains ne tiennent vraiment à cœur. »

Chris rit d'une voix un peu étranglée.

Il le feuillette lentement, envahi de souvenirs et du visage de Bucky.

Le blond s'attarde sur une page, là où figure sur papier glacé une de ses photos préférées. C'est un instant volé en compagnie de Sam, saisi par Maria dans leur jardin. Les deux hommes n'étaient pas encore ensemble à cette époque, pourtant Chris a l'impression que son visage – son regard aussi – hurlent à qui veut l'entendre ses sentiments pour Bucky. Le brun est assis à ses côtés, il rit à une plaisanterie de son meilleur ami.

Quelques jours plus tard, Chris interrogeait Sam sur sa relation avec le brun.

Encore un peu plus tard, il lui volait un peu leur premier baiser et apprenait que ses sentiments étaient partagés.

« … Tu l'as trouvé ? »

— « Oui… »

« Bien. Quand j'étais adolescent, ma mère m'a envoyé trois étés de suite dans une colonie de vacances. Sam était avec moi mais c'était la première fois que je quittais réellement la maison. Elle avait glissé dans ma valise un bracelet fait avec un galet poli qu'elle avait trouvé à Manila Beach. C'était pour que j'emporte un peu de chez nous avec moi. … Je n'ai pas eu le temps de te faire un bracelet. »

— « Je n'aime pas avoir quelque chose au poignet », sourit Chris.

« Je le sais aussi, c'est la raison pour laquelle je n'ai pas cherché. »

Le blond s'esclaffe joyeusement. Il referme avec soin l'album photo sur ses genoux et caresse sa couverture de son pouce.

— « Merci Bucky, je vais le garder sur ma table de chevet. »

« Est-ce que tu dors aussi à gauche du lit ? »

Le jeune homme se contorsionne pour ouvrir les tiroirs des deux tables de chevet. Celui de droite est vide, il trouve la notice de montage du petit meuble chiffonnée au fond. Le tiroir de gauche est rempli de lui et il acquiesce en riant.

Chris entend que Bucky rappelle Sandy puis le craquement de l'escalier de la terrasse. Il perçoit encore le frottement d'un meuble que l'on déplace, le brun est en train de s'installer dans le salon de jardin.

« … Est-ce que tu veux bien me dire à quoi ressemble ton appartement ? »

Oh, il est tellement amoureux de lui.

Le blond se cale confortablement contre ses oreillers, ses pieds nus posés à plat sur le matelas puis il raconte lentement la décoration, les couleurs, le mur de briques et la grande fenêtre en fer de sa chambre.

Bucky le taquine un peu sur le contenu de son dressing alors Chris se lève pour l'ouvrir. Le meuble est grand, rempli de costumes, de chemises et de cravates. Ça l'oppresse un peu et il grimace mais le brun lui demande avec gourmandise une photo d'un complet bleu roi qu'il lui décrit. Il lui affirme ensuite d'une voix chaude qu'il doit vraiment être très sexy quand il le porte.

Ils discutent encore et Chris remarque à peine que la nuit tombe sur San Francisco tandis qu'il arpente l'appartement de long en large pour tout raconter à Bucky.

Le blond sort sur le balcon et regarde en direction de la baie de San Francisco. La ville lui paraît gigantesque et lui, bien petit.

Son estomac gronde et il se frotte distraitement le ventre. Son portable bipe aussi à son oreille, il va bientôt manquer de batterie.

— « J'ai faim… », marmonne-t-il.

Bucky rit tendrement.

« Mange quelque chose dans ce cas, avoir le ventre vide te rend toujours grognon. »

Le jeune homme jette un regard par-dessus son épaule à sa cuisine désespérément vide. Il passe une main dans sa nuque.

— « Est-ce que tu aimerais qu'on dîne ensemble ? Je vais aller acheter quelque chose et je pourrais te rappeler à mon retour. Je dois charger mon portable », propose-t-il.

« C'est une bonne idée. Est-ce que tu as une télé ? Nous pouvons manger en regardant Hell's Kitchen ensemble. »

— « Tu n'aimes pas Hell's Kitchen », lui rétorque le blond, son blouson déjà à la main et un regard vers son gigantesque écran plat.

« C'est un de tes programmes préférés – Dieu seul sait pourquoi parce que je trouve Gordon Ramsay vraiment très antipathique – alors je survivrai. Tes commentaires le rendent un peu plus intéressant. Fais vite des courses, je t'attendrai. »

— « Je t'aime Bucky. »

« Moi aussi Chris mais sois efficace s'il te plaît. J'ai aussi très faim. »

Chris éclate de rire. Il rit encore quand il enfile le bombers, qu'il vérifie machinalement qu'il a bien pris son portefeuille et ses clés. Il met son portable en charge puis sort de l'appartement.

Sur le seuil, le blond jette un regard à l'appartement. Beau, bien agencé, fonctionnel et avec du cachet mais un peu froid. Un peu trop étranger encore avec ces photos dont il n'identifie pas toutes les personnes présentes.

Chris ferme la porte et s'éloigne dans le couloir pour gagner l'ascenseur.

Il s'y sentira probablement un peu mieux en dînant avec Bucky devant Hell's Kitchen. Ce sera comme être à la maison.