Chapitre 30 :

Les Élus

"Ménestrels ! Aujourd'hui, nous allons connaître la victoire ! Aujourd'hui, nous vengeons nos défunts ! L'heure est venue. Ketheric va enfin connaître le goût de la mort !"

La clameur de Jaheira et de ses soldats résonnait encore aux oreilles des aventuriers, alors qu'ils se frayaient un chemin jusqu'au sommet des Tours. Disparus, les fidèles attendant patiemment une audience près de la salle du trône ; seuls Z'rell et quelques zélotes servaient d'accueil. Les compagnons évitèrent les flèches, repoussèrent les assauts, bloquèrent les sortilèges. Chaque cultiste tentant de les ralentir était inévitablement assailli par un Ménestrel. Bientôt, ils grimpèrent les dernières marches menant aux appartements personnels du général et, de là, filèrent sur les créneaux du bâtiment.

Dame Aylin et Ketheric s'y faisaient déjà face, célébrant leurs amères retrouvailles. La fille de Séluné n'était que fureur, véritable visage du courroux du ciel. Le général, quant à lui, demeurait démesurément calme.

"THORM ! rugit l'Aasimar.

- Toi, constata l'interpellé.

- Ketheric, l'Apostat. As-tu enfin trouvé une déesse qui te convienne, au bout du compte ?

- Aylin, la voleuse. Tu m'as déjà pris Isobel, et maintenant, tu voudrais prendre ma vie ?

- Tu oses prononcer son nom ? Après tous tes crimes abominables, tu oses l'évoquer devant moi ?"

Isobel. La cléresse de Séluné, protégeant l'auberge de l'Ultime Lueur par ses prières et bénédictions. Nymuë se rappelait la tombe vide, dans le mausolée des Thorm. Le tableau représentant le général en deuil devant un corps sans vie. "Ssussun elgg oloth" : la lumière éliminant les ténèbres…

"Ils ignorent qu'elle a survécu, comprit l'elfe noire. Ou, du moins, c'est le cas d'Aylin."

Avec dédain, Ketheric se détourna de l'Aasimar afin de s'adresser aux nouveaux venus :

"Vous ! s'exclama-t-il. Que pensez-vous avoir accompli, exactement ? Croyez-vous vraiment pouvoir m'atteindre ?

- Soyez raisonnable, Thorm, conjura la musicienne. Ce n'est pas ce que vous avez toujours été. Ou ce que Mélodia et Isobel souhaiteraient."

Dame Aylin pivota vers eux, à ces paroles. Ses yeux s'écarquillèrent de surprise. Quant à Ketheric, seul le plus infime frisson le traversa. Il était une statue de pierre, un corps figé par la rigueur cadavérique. Il était vieux, et fatigué.

"C'est bien trop tard pour cela, répondit-il. Si Mélodia pouvait voir tout ce que j'ai fait, tout ce que je m'apprête à faire… elle saurait. Elle saurait que son mari est mort il y a des années, enterré avec Isobel. Et contrairement à elle, il ne peut être ramené.

- Ramené ? murmura l'Aasimar, interloquée. Quel mensonge est-ce cela ?

- Le mensonge des dieux, rétorqua le général. Celui que nourrit l'espoir. Il n'y a pas de lendemain pour les bannis.

- C'est faux."

La voix d'Ombrecoeur manquait d'assurance, mais sa posture était ferme. Quand elle croisa le regard de celui qui, comme elle, n'était plus entièrement un disciple de Shar, elle reprit :

"Mélodia vous attend de l'autre côté. Si Sélu… si votre ancienne déesse vous l'accorde, vos âmes peuvent encore être réunies."

L'expression de Ketheric parut s'adoucir, l'espace d'une fraction de seconde. Un bref éclat de ce qu'il avait dû être autrefois : pas uniquement un général, mais aussi un père de famille. Un homme ayant eu la chance éphémère d'être comblé par la vie, avant que ce bonheur ne lui soit réclamé.

"J'aimerais qu'il en soit ainsi, souffla-t-il. Vraiment. Mais la Vierge Lunaire n'est pas intervenue quand mon monde s'est effondré. Ni quand je tentai de le récupérer. Cela me coûta tout, héros. Absolument tout. Pour les divins, nous sommes des pièces de cuivre à leur ceinture. Des jetons, prêts à être échangés contre des restes. Vous pouvez tenter de me battre, âmes éveillées. Mais les dieux m'ont vaincu en premier."

Le sol se mit à trembler autour des compagnons ; les Tours elles-mêmes vibraient, tandis que le parasite dans leur tête poussait un cri d'exaltation. "Elle approche !", s'exclamait-il. "Juste ici… elle approche !".

"Qu'est-ce que c'est ? cria Dame Aylin.

- Le pouvoir que je possède vient à un prix, poursuivit Ketheric. Et j'ai depuis longtemps consenti à le payer. Cette histoire va se terminer ici et maintenant."

L'Aasimar s'envola, échappant de justesse aux secousses de plus en plus furieuses. Ses ailes argentées étincelèrent.

"Mon seigneur m'appelle, gronda le général. Tu vas retourner dans ta prison. Et moi, je vais récupérer ma fille."

Sur l'armure de Ketheric, la gemme violette brilla de mille feux. La seconde tour, près des aventuriers, explosa ; un immense tentacule jaillissait de ses profondeurs. A lui seul, il faisait la taille du Nautiloïd. Nymuë l'observa, bouche-bée, et seule l'intervention inopinée d'Astarion lui évita une avalanche de gravats. L'extrémité de l'appendice se dirigea à toute vitesse vers Dame Aylin, qui bifurqua brusquement sur le côté. Pas assez vite cependant ; la chose effleura une plume, dans le creux de son dos. Comme lors de l'attaque de Baldur's Gate, ce simple contact désintégra l'enfant de Séluné en un millier de particules cendreuses. Les compagnons se ruèrent vers Ketheric, sans que le général ne tentât d'esquisser le moindre mouvement. Au moment même où le poignard chaîné de Nymuë l'atteignait, il disparut à son tour, touché par la créature.

"Qu'est-ce que c'était que cette chose ? hurla l'elfe noire. L'Absolue ?

- Non, répondit Lae'zel. Cette chose est d'origine ghaik. Mais elle est… gigantesque.

- Ça venait de sous les Tours, ajouta Ombrecoeur. Depuis le début, le secret du culte se situe dans les tréfonds de Hautelune.

- Non, hors de question, protesta Astarion. Nous ne sautons pas là-dedans."

La musicienne s'était rapprochée du trou béant dans le mur. Le tentacule s'était enfoncé dans la roche à cet endroit, après avoir fait disparaître Aylin et Ketheric. Une lueur rougeâtre brillait, tout au fond, et les parois étaient recouvertes d'un liquide visqueux.

"Je crains que nous n'ayons pas d'autre choix." murmura la jeune femme, au grand désespoir du vampire.

Saisissant les filaments organiques, Nymuë se laissa glisser jusqu'au plus profond des Tours. Sa descente fut rapide, bien qu'une odeur pestilentielle l'obligeât à retenir sa respiration. Quand ses bottes heurtèrent un sol spongieux, les yeux de l'elfe noire eurent du mal à réaliser où elle avait atterri. Ce qu'elle avait entraperçu depuis le sommet n'était pas une lumière : c'était l'architecture même qui était rouge, pulsante, tel un gigantesque intestin. Des glandes étaient suspendues au plafond, recouvrant les murs alentour d'un liquide suintant. Des échos de leur fuite au sein du Nautiloïd lui revinrent en mémoire, alors que l'horreur se peignait doucement sur son visage, ainsi que sur celui de ses compagnons l'ayant rejoint.

Mais cette fois-ci, ils n'étaient pas passagers d'un navire. Ils se trouvaient au cœur d'une authentique colonie illithide.


"Depuis combien de temps est-ce que cette chose existe ? murmura Ombrecoeur, déboussolée.

- Depuis suffisamment longtemps pour être un véritable nid, commenta Lae'zel.

- Aucun doute que nos larves viennent de là, devina Astarion. Incroyable qu'une telle abomination ait pu être dissimulée sous les fondations des Tours…"

Nymuë, pour sa part, ne disait rien. Elle observait avec stupéfaction les va-et-vient de centaines de créatures d'une pièce à une autre, toutes d'origines et d'âges différents : gobelours, elfes, humains, tieffelins… Leur seul point commun étant leur regard vide, inexpressif, se posant sur eux sans les voir. Le parasite dans sa tête n'avait jamais été autant à son aise. Partout autour d'eux, se trouvaient ses congénères. Combien de pèlerins avaient voyagé jusqu'à Hautelune, pour finir dans ce trou ?

"Ce sont des coquilles vides, confirma la githyanki. S'ils étaient des individus autrefois, ils ne répondent plus désormais qu'aux caprices de la conscience collective.

- Ne devraient-ils pas se transformer en flagelleurs ? s'enquit la prêtresse.

- Si… mais comme pour nous, quelque chose retarde la cérémorphose. Notez comment nos larves frétillent d'excitation. Ce qui les a créées n'est pas loin : et c'est en trouvant cette chose que nous nous en débarrasserons.

- Concentrons-nous sur Dame Aylin, rappela Nymuë. Je n'ai vraiment pas envie de rajouter une fille de Seluné au nombre d'infectés…"

La main d'Ombrecoeur saisit la sienne, alors qu'ils passaient à proximité d'une salle où un groupe de fidèles découpait en morceaux une série de corps ensanglantés. Sans afficher la moindre expression, ils levaient et abaissaient leur bras inlassablement. "Les non-croyants, comprit l'elfe noire avec un haut le cœur. Ceux qui ne peuvent être convertis, ou qui échouent leur mission. L'Absolue leur trouve une utilité jusqu'à la fin.". Ses camarades et elle-même s'éloignèrent rapidement de cet affreux spectacle.

"Nous devons nous préparer à affronter le cerveau vénérable, les avertit Lae'zel. Il y en a un qui gouverne chaque colonie ghaik.

- Pas de problème, ironisa Astarion. Dites-moi, à quoi ressemble-t-il ?

- A de la matière grise flottante, dotée de tentacules mortels d'où suinte du fluide cérébrospinal, répondit très sérieusement la gith.

- Je vois… Je suis content d'avoir posé la question."

La prêtresse et la musicienne échangèrent un regard, se posant quant à elles une tout autre interrogation : qui était l'Absolue, si elle était capable de garder sous contrôle une telle créature, ainsi qu'une colonie tout entière à elle-seule ? Et quelle pouvait bien être l'étendue de sa puissance ?

Au détour de chemins sinueux, ils découvrirent une pièce remplie de caissons vides, comme ceux dans lesquels ils avaient été enfermés. Juste à côté, une antichambre rassemblait plusieurs bassins contenant une eau jaunâtre. "C'est donc là qu'ils génèrent les parasites, réalisa Nymuë. Là qu'ils les modifient par magie pour prendre le contrôle de leurs occupants…". Etrangement, les cuves étaient vides : si Hautelune avait été le point de départ des opérations de l'Absolue, la contamination de masse ne semblait plus être d'actualité. Cela ne pouvait signifier que deux choses : ou le culte avait trouvé un autre endroit où s'établir… ou il avait rassemblé suffisamment d'adeptes pour son armée. Les aventuriers échangèrent un regard lourd de sous-entendus.

Les salles suivantes étaient d'anciens laboratoires, depuis longtemps désaffectés. Les tables d'opérations rouge sang donnèrent une nouvelle nausée à Nymuë. Elle imaginait les sombres expérimentations ayant eu lieu entre ces murs… L'Absolue n'avait probablement pas obtenu d'excellents résultats avec les larves illithides du premier coup. La jeune femme visualisait l'injection forcée du ver dans la cervelle de la victime, encore et encore… jusqu'à trouver un sujet apte à survivre à l'intrusion.

Au pas de course, ils finirent par aboutir dans une pièce plus grande encore que toutes celles visitées. Descendant plus bas dans les méandres de la colonie, elle donnait sur une vaste étendue d'eau grise, saumâtre. Une plateforme les y conduisit, dès que les compagnons posèrent le pied dessus.

"C'est étrange… réfléchit Nymuë. Où a bien pu passer Ketheric ?"

Il ne s'était passé qu'une vingtaine de minutes depuis son repli au sommet des Tours, mais ni le général ni Dame Aylin n'avait été aperçus en fouillant la colonie…

"Il ne peut pas être loin. Mais…il y a autre chose, déclara Lae'zel en portant soudainement la main à sa tête.

- Vous aussi, vous sentez votre parasite danser la sarabande dans votre crâne ? s'enquit Astarion.

- Il perçoit quelque chose, là-dessous, souffla Ombrecoeur. Quelque chose de gros."

Nymuë le ressentait, elle-aussi. Le murmure ambiant de sa larve se muait lentement en rugissement alors qu'ils atteignaient les tréfonds du repère illithid. "L'Absolue", sut-elle avec certitude. Qui qu'elle fût - quoi qu'elle fût -, elle était toute proche.

Tout comme leur ennemi. L'imposante silhouette de Ketheric se détachait au milieu des vapeurs nauséabondes. Seulement, le général était loin d'être seul…

Les aventuriers se rapprochèrent discrètement, en se dissimulant parmi les ombres. Trois autres individus accompagnaient le maître des lieux : un jeune homme brun, au sourire sarcastique ; une femme à la peau pâle et aux yeux presque aveugles ; quant au troisième, il était à genoux et presque impossible à distinguer.

Ce fut l'homme qui parla en premier. Il était vêtu avec extravagance, portant un long manteau noir brodé d'or. Bien qu'il demeurât calme, sa voix trahissait son mécontentement :

"Vous aviez pourtant affirmé que la situation était sous contrôle, lança-t-il au général.

- Ce n'est pas à vous que je rends des comptes, Gortash, répondit celui-ci.

- Toutes mes excuses, ô généralissime. Doit-on claquer des talons, pendant qu'on y est ?"

La femme intervint, esquissant un sourire sans joie. Nymuë trembla en l'étudiant davantage : masquée par une cascade de cheveux blonds, la peau de l'inconnue était mouvante, comme si elle était constituée de fumée. Et ce qu'elle avait pris pour une armure de cuir rouge… était en réalité des morceaux de chair humaine, séchée et assemblée les uns avec les autres. Elle ressemblait à un cadavre, habillée avec les restes d'autres cadavres.

"Claquons des talons, oui, caqueta-t-elle. Et profitons-en au passage pour pourfendre ce tas de viande exsangue aussi inutile qu'une charogne couverte de mouches.

- Vous vous égarez, Orin, rétorqua Ketheric. J'ai rempli ma part du marché.

- Vous avez levé une armée pour nos maîtres, je vous l'accorde, reprit le dénommé Gortash. Mais que dire du prisme astral ? Des âmes éveillées renégates paradaient sous votre nez depuis tout ce temps… Et vous n'avez rien trouvé de mieux à faire que de prendre la fuite."

L'elfe noire jeta un coup d'œil angoissé à Ombrecoeur, dont les mains se serrèrent autour de son sac à dos. Ces cultistes savaient qu'ils possédaient l'artefact ! Et ils semblaient déterminés à le reprendre…

La respiration de la musicienne s'accéléra quand elle réalisa qu'elle ne percevait… aucune larve chez les étrangers. Les deux nouveaux venus, tout comme Ketheric, n'étaient pas infectés. Et pourtant, ils servaient l'Absolue ; celui que le général avait appelé Gortash avait fait mention de "maîtres"... Comme si c'était hier, la jeune femme se rappela leur premier échange avec l'Absolue alors qu'ils pénétraient le repère des gobelins : "Ils sont mes Élus." avait-elle dit. "Ils parlent en mon Nom.". Un elfe dégageant autorité et pouvoir ; un jeune homme au sourire avenant ; et une jeune femme au teint plus pâle que la mort…

Ces inconnus étaient les représentants du culte. Ceux-là même autour de qui s'organisait toute cette mascarade… Le bruit de l'acier retentit à son oreille, alors que Lae'zel dégainait sa lame. Astarion lui empoigna le bras, indiquant vivement une cinquième personne, plus en retrait : Dame Aylin était agenouillée au milieu de runes magiques. Les yeux clos, elle semblait incapable de se mouvoir. Nymuë adressa un hochement de tête au roublard, qui s'éclipsa aussitôt parmi les ombres.

Les Élus continuaient de se disputer :

"Vous nous avez fait perdre notre temps, Ketheric. Nous avons peut-être commis une erreur en déterrant votre fille !"

Cette provocation créa une brèche dans l'impassibilité du général, qui se jeta sur Gortash, poing en avant. L'éclat argenté d'une dague arrêta ses doigts à quelques centimètres du visage de son adversaire. Ayant bondit à une vitesse surhumaine, Orin se tenait maintenant debout entre les deux hommes, la lame de son poignard fermement pressée contre la gorge du belligérant. Gortash parut profondément amusé :

"Vous n'avez donc pas perdu de votre mordant, après tout. Mais il semblerait que vous n'arrivez toujours pas à la cheville d'Orin. La tueuse contre l'immortel. Je serais curieux de voir ça !"

La femme - l'assassin, d'après le titre lui ayant été donné - faisait glisser son arme le long du cou de Ketheric. Sa respiration devenait de plus en plus sourde alors qu'elle réprimait une série de tremblements :

"Son haleine d'outre-tombe me met dans tous mes états ! gémit-elle. Encore, encore, encore, ENCORE !"

Le claquement de langue de son associé la fit reculer à regret, éloignant son couteau de la cible tant convoitée :

"Hélas, reprit-elle plus calmement, c'est à lui qu'il incombe de mener notre charge meurtrière contre Baldur's Grave.

- Si l'arme est vraiment à votre portée, Ketheric, continua Gortash, je vous invite fortement à vous en saisir sans plus tarder. Orin et moi avons déjà assez attendu. Le plan doit être mis à exécution : nous allons marcher sur la cité, et nous comptons sur vous pour nous y rejoindre au plus vite avec toute notre armée… sans oublier le prisme, bien entendu."

Les deux Élus se dirigèrent vers le gigantesque bassin en contrebas. Penchant la tête, Nymuë n'aperçut qu'une grande étendue d'eau, suffisamment large pour accueillir plusieurs galions. A l'autre bout de l'antichambre, la silhouette furtive d'Astarion se rapprochait de la prison de Dame Aylin.

Gortash tendit la main vers l'immense cuve ; caché par l'excentricité de ses vêtements, son bras droit était recouvert d'un impressionnant gantelet doré. Un ouvrage d'orfèvre, à la courbure élégante. Tout comme l'armure de Ketheric, l'objet comportait une pierre mauve incrustée au niveau de la paume. Le jeune homme serra le poing :

"L'édit de Baine !" rugit-il.

Orin s'avança à son tour, brandissant une dague écarlate. Une troisième gemme violette avait été insérée au niveau de la poignée :

"Le fouet de Bhaal !" cria-t-elle.

Le sol se mit à trembler. Sortant des eaux troubles, quatre gigantesques tentacules s'accrochèrent aux extrémités de la pièce. Les appendices rosâtres ressemblaient à s'y méprendre à ceux les ayant attaqués, au sommet des Tours… Seulement, les compagnons pouvaient enfin apercevoir ce à quoi ils étaient rattachés. La chose ressemblait à un cerveau, mais d'une taille phénoménale. Surplombant les trois Élus, il remplissait la cavité tout entière. Son tissu cérébral se contractait, parcouru de vaisseaux sanguins palpitants. Et au sommet de son énorme tête se trouvait… une couronne. Une tiare suffisamment grande pour coiffer pleinement l'encéphale, forgé dans une roche sombre, paraissant plus dure encore que l'acier.

La créature gronda, faisant luire les joyaux de Gortash et Orin d'une lumière vive. C'était comme s'ils essayaient de dompter le monstre ; un combat qui, manifestement, leur donnait du fil à retordre… Alors que les tentacules du cerveau s'agitaient férocement, Ketheric s'approcha enfin du bassin :

"Le testament de Myrkul !" termina-t-il.

La pierre de son armure s'illumina, ajoutant sa puissance aux deux autres. Trois cavités vides sur la couronne du monstre brillèrent en réponse, tandis que son porteur se calmait, vaincu. Nymuë avait oublié comment respirer. Elle avait oublié le moindre élément la composant, tellement ses yeux peinaient à croire ce qu'ils observaient. Dans les tréfonds de son esprit, sa larve avait adopté un silence presque religieux. A la place, ce fut la voix de l'Empereur qui la ramena à la réalité :

"Un cerveau vénérable… murmura-t-il. L'une des créatures les plus cruelles et les plus puissantes de l'univers, réduite en esclavage par de simples mortels."

Il y avait presque… de l'envie, dans l'intonation du flagelleur mental. Si l'elfe noire en croyait Lae'zel, cette chose était ce qui contrôlait une colonie illithide. C'était elle, la fameuse "conscience collective" donnant des ordres à chaque individu infecté. Se pourrait-il alors que cette créature soit l'Absolue ? Un gigantesque encéphale, rendu plus puissant et docile grâce à une magie prodigieuse… et dont les larves, elles-mêmes altérées, servaient à maîtriser les victimes ?

"Mais alors, pensa Nymuë, la voix que nous avons entendue chez les gobelins… Celle-là même que chaque cultiste appelle un dieu… ce serait cette créature, depuis le début ?". Le Grand Dessein illithid, manipulé depuis les ombres par trois mortels. La représentation même du contrôle total, souverain, absolu ; celui qui ne s'impose pas par la force, la peur ou l'appât du gain, mais dévotion. Si tout cela était vrai, alors elle avait affaire à la fois à la plus grande escroquerie religieuse de tous les temps, ainsi qu'au plan de domination le plus terrifiant qui soit.

Le sang lui monta à la tête. Le monde tournait sur lui-même ; il lui fallut prendre plusieurs inspirations, avant de réaliser que les Élus continuaient de converser :

"Allons, allons, poursuivait Gortash. Nous n'allons tout de même pas nous battre devant notre hôte. Ouvrez grand les yeux, duc Gardecorbeau… Je vous présente l'Absolue !"

Ombrecoeur étouffa un cri de surprise. Nymuë elle-même dû s'accroupir, ne pouvant plus compter sur ses jambes chancelantes. Gardecorbeau, avait-il dit ? Elle connaissait ce nom. Elle avait vu son visage placardé partout dans la cité. Le grand-duc de Baldur's Gate était le protecteur de la ville, celui qui assurait paix et justice aussi bien auprès du petit peuple que des patriars. L'elfe noire pencha la tête en direction du quatrième membre de l'assemblée, toujours à genoux : c'était bien leur homme, pieds et poings liés. Un humain à la peau sombre, revêtu d'une armure d'acier décorée du symbole des Poings Enflammés. Les Élus n'avaient donc pas simplement lancé leur armée en direction de Baldur's Gate ; ils avaient aussi mis hors d'état de nuire son potentiel sauveur.

Un des tentacules du cerveau se déploya vers le duc. Orin s'approcha du héros de la cité, saisissant presque avec douceur son crâne entre ses doigts blancs :

"Tu luttes en pure perte, petit noble de rien du tout, susurra-t-elle. Une fois la larve aux commandes, tes chairs meurtries nous seront entièrement soumises."

Un parasite glissa le long de l'appendice, se dirigeant déjà vers la pupille de Gardecorbeau. Nymuë serra les poings pour s'obliger à demeurer immobile, sachant ce qui allait se produire. Le couinement aigu de la créature lui rappela comment, quelques semaines plus tôt, elle-même avait ressenti la pleine mesure de son impuissance lors de sa propre infection. Le grand-duc hurla quand le ver s'introduisit à l'arrière de son crâne. Lorsque le cerveau le déposa ensuite sur le sommet de sa tête, son corps était flasque.

"Je crois qu'il est temps pour nous de partir !" annonça joyeusement Gortash.

D'un bond, il grimpa sur la créature, suivi par Orin. Les deux Élus dévisagèrent Ketheric :

"Nous allons vider les lieux et nous mettre en marche, continua le jeune homme. Vous n'aurez qu'à nous rattraper avec l'armée quand vous aurez récupéré l'arme. Et Ketheric : ne faites pas la tête. Vous êtes censé jouer le rôle du redoutable général venu conquérir la ville. Et moi, je suis le héros volant à son secours."

Dominant le général du haut de leur parfait petit monstre, Gortash et Orin adressèrent un dernier rictus à leur complice, avant de disparaître. Élus, grand-duc et cerveau vénérable, tout se désintégra en l'espace de quelques secondes.

Mais Nymuë savait que la créature était toujours présente, au-delà des Tours. Elle et son armée s'étaient mises en marche.

En direction de Baldur's Gate.


Notes de fin :

Et voici pour cette semaine. J'ai eu des difficultés à rédiger la description des Elus, car là où je les explorent de façon assez poussée dans ma seconde fiction, ici l'approche est davantage observatrice. Il a donc fallut les présenter sans point trop en faire. Et mine de rien, entre la colonie, le cerveau vénérable etc., cela fait beaucoup d'informations. J'espère que ça reste digeste pour vous, malgré tout.

La semaine prochaine, l'action sera à l'honneur !

Merci pour votre lecture, et à bientôt.