Mes petits chats,

La nouvelle vie (momentanément séparée) de Steve et Bucky se poursuit. Nos deux héros sont encore un peu perdus, un peu paumés aussi l'un sans l'autre mais bien entendu, ils s'aiment toujours :) Cette fois, c'est Steve qui est en proie au doute et qui se débat encore avec sa vie oubliée. Les choses ne se passent pas comme il le souhaite mais il est entouré par de bonnes personnes :)

Je profite de ce petit mot pour vous indiquer que je serai en congé du 23 septembre au 2 octobre inclus. Je vais travailler dur la semaine à venir pour tenter de finir la partir 31 et pouvoir la poster à mon retour, le vendredi 4 octobre mais rien n'est moins sûr… Je vous présente par avance mes excuses pour ce contretemps (s'il a lieu).

Enfin, petite anecdote. En rentrant de la salle de sport cette semaine, j'ai trouvé un exemplaire du roman "Les Ambassadeurs" d'Henry James. Vous savez, l'auteur américain dont j'ai décidé que Bucky portait le prénom. J'ai trouvé cela amusant et je l'ai interprété comme un signe pour continuer à travailler dur sur cette histoire :) J'espère qu'elle continuera à vous plaire pendant encore les quelques parties menant lentement à sa conclusion.

Lors de la publication sur le site, je me suis rendue compte que le formatage du fichier a été un peu chamboulé. Je pense avoir corrigé les coquilles que j'avais repéré mais n'hésitez pas à me faire signe si vous en repérez d'autres. Je vous en remercie :)

Ci-dessous, quelques notes pour les curieux et à tous, je vous souhaite une bonne lecture.

Bien à vous,

ChatonLakmé


Farrow & Ball est une entreprise britannique haut de gamme de peintures et de papiers peints fondée en 1946. Elle se distingue par sa palette de couleurs et ses motifs, fondés sur des archives historiques.

Hersey's est une entreprise agro-alimentaire américaine fondée en 1894 spécialisée dans la fabrication de confiseries, notamment à base de chocolat.

Charlie «Bird» Parker (Kansas City, 1920 – New York, 1955) est un saxophoniste emblématique du jazz américain. Il est considéré comme un des jazzmen les plus influents de l'histoire du jazz, au même titre que Louis Armstrong ou Miles Davis.

Mission District est un quartier tendance de San Francisco situé à l'est de la ville. Castro District (appelé aussi le Castro) est un quartier limitrophe réputé pour son ambiance festive et coeur de la communauté gay de la ville. Situé au nord-est de San Francisco, Union Square concentre les activités commerciales. Enfin, Lower Haight (au centre) est un quartier plutôt résidentiel et familial, réputé pour ses Painted Ladies, les maisons d'époque victorienne très colorées de San Francisco.

Jimmy Fallon (né en 1974 à Brooklyn, New York)est un acteur et producteur américain, animateur de plusieurs talk-shows très populaires à son nom tels que le Late Night with Jimmy Fallon ou The Tonight Show Starring Jimmy Fallon dans lesquels il reçoit des personnalités en vue.

Créé en 1865, le San Francisco Chronicle est un journal quotidien publié localement et l'un des plus importants journaux de Californie.

Le Rocky Mountain National Park Colorado désigne le parc naturel des Montagnes Rocheuses, très apprécié pour ses paysages naturels, ses forêts et ses rivières. Fondé en 1915, il protège 107 800 hectares, accessibles uniquement par deux routes carrossables et près de 575 km de sentiers. Le parc national de Rocky Mountain est reconnu par l'Unesco comme réserve de biosphère depuis 1976.

UCLA est l'acronyme de l'Université de Californie à Los Angeles, fondée en 1919. Elle est considérée comme une des meilleures universités publiques des États-Unis

James Dean (Marion, 1931 – Cholame, 1955) est un acteur américain, sex symbol des années 1950 et un des meilleurs acteurs de sa génération. Sa mort prématurée à 24 ans a contribué à forger sa légende. Il a été le seul acteur à être nommé deux fois à l'Oscar du meilleur acteur à titre posthume.

Les Hauts de Hurlevent est un roman de l'autrice britannique Emily Brontë, publié pour la première fois en 1847. Récit horrible et tragique d'une vengeance et d'un amour trahi, il met en scène des personnages cruels dont le beau mais revanchard Heathcliff. Cette œuvre a été adaptée de très nombreuses fois au cinéma et à la télévision.

Arizona Dream est un film franco-américain sorti en 1993, réalisé par Emir Kusturica. Johnny Deep y tient le rôle principal, celui d'un orphelin vivant dans un monde plein de rêves que son oncle invite à son mariage en espérant le voir rencontrer l'amour et reprendre son magasin de voitures d'occasion.

Le samovar est un ustensile domestique en forme de vase comportant un petit robinet, utilisé en Orient (et tout particulièrement en Russie) pour faire bouillir l'eau du thé. On en trouve la trace en Oural dès le XVIIIe siècle avant sa diffusion par des entreprises russes.


L'homme de la plage

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Trentième partie


Mi-avril


—«Pensez-vous réellement qu'une visite sur le chantier est nécessaire? … Non, je n'essaye pas d'éviter de me rendre à Sacramento pour vous voir, je pense juste que votre contremaître serait parfaitement en mesure de – (…) Quelles sont vos prochaines disponibilités?»

Son téléphone fixe coincé entre son épaule et son oreille, Steve ouvre son agenda électronique. Il fait défiler les jours puis les semaines à venir au rythme des dates énumérées par son interlocuteur. Le blond fronce les sourcils. À la fin de la semaine en cours puis quinze jours plus tard puis trois semaines et…

C'est tard. Trop tard. Beaucoup trop tard.

Quand Steve affiche le calendrier du mois de mai sur son ordinateur – il voit déjà les premiers jours du mois de juin en bas à droite – il se crispe presque douloureusement.

Beaucoup beaucoup trop tard.

—«… Vous n'avez réellement aucune disponibilité plus tôt?», tente-t-il un peu maladroitement avant de rouler des yeux. «Non, je vous assure que je n'ai nullement l'intention de partir en vacances prochainement et que c'est la raison pour laquelle je vous demande de modifier votre agenda très chargé pour moi. Je comprends que vous ayez beaucoup d'obligations Mr. Erius mais si vous ne pouvez pas être présent, je peux également faire la visite de chantier avec – Bien entendu, vous souhaitez être là…»

Steve pianote du bout des doigts avec agacement sur son bureau.

Il se hausse très légèrement sur sa chaise et jette un regard alentour à l'open space.

Ses collègues sont tous concentrés sur leurs propres projets, les yeux rivés sur leur ordinateur ou plongés dans d'épais volumes déposés par les architectes travaillant pour Castelain Investment Development. Personne ne fait attention à lui, un brouhaha continu de conversation résonne dans la gigantesque pièce, installée au vingt-sixième étage de l'immeuble occupé par le promoteur immobilier.

Le blond hésite mais un rapide coup d'œil sur son agenda électronique achève de le convaincre. Les premiers jours de mai, c'est impossible pour lui. Il inspire profondément.

—«Mr. Erius, je n'ai pas prévu de partir en vacances en avril mais j'ai d'autres projets qui vont très prochainement se concrétiser. Peut-être pourrais-je transmettre votre dossier à un de mes collègues pour prendre la suite? Je suis persuadé que vous parviendrez à convenir d'un rendez-vous et – (…) Vous ne voulez pas, vous préférez que je sois votre unique interlocuteur sur ce projet. Je vous suis très reconnaissant pour votre confiance.»

Le blond passe une main exaspérée dans ses cheveux.

Il balaye une nouvelle fois son agenda, étouffe silencieusement un juron puis enregistre le rendez-vous au mardi suivant, dans dix jours. Il n'a pas le choix, Mr. Erius est associé avec C.I.D sur un très gros contrat et il le veut lui. Tant pis si cela l'oblige à faire cent cinquante kilomètres dans la journée et à rentrer chez lui à vingt heures passées. S'il conduit vite sur la route 80, il pourra peut-être être de retour pour l'heure du dîner – même un peu tardif – et appeler Bucky.

Steve regarde les jours qui repoussent encore un peu son retour à Eureka.

Merde.

—«Mr. Erius? Je vous confirme que je viendrai à Sacramento mardi prochain à dix-sept heures. Je vous souhaite une bonne journée. (…) Non, cela ne dérange pas réellement mon emploi du temps. Je vais devoir faire quelques ajustements mais – Oui, bonne journée à vous aussi.»

Le jeune homme raccroche brusquement avec humeur et fusille son agenda du regard.

Tandis qu'il envoie un mail au contremaître du chantier pour l'informer du rendez-vous, un nouveau mail apparaît dans sa messagerie. Mr. Erius liste avec une parfaite célérité ses doléances sur une vingtaine de lignes.

En lisant qu'il demande à faire un point sur le choix des peintures pour le hall de l'immeuble – est-ce que le rose Great White de Farrow & Ball se mariera réellement bien avec le blanc Wevet?– Steve pense sincèrement qu'il se fout du monde. Il n'est pas décorateur, C.I.D a embauché pour cela un Français aux manières un peu prétentieuses qu'ils vont payer à prix d'or pour décorer les futurs appartements de grand luxe de la résidence. Connard.

Alors que son téléphone sonne à nouveau et affiche le numéro de Hady Erius – probablement pour lui demander s'il a bien reçu son mémo – Steve décide de faire une pause. Il achète un mauvais café et une barre de chocolat à la machine automatique de l'étage puis sort quelques minutes sur la terrasse exposée plein sud.

Les sourcils plus froncés que jamais, il mâche le chocolat trop sucré avec la puissance d'une broyeuse industrielle.

Ce rendez-vous à Sacramento repousse son retour à Eureka à… une éternité.

Le blond crispe ses doigts sur son gobelet en carton recyclé. Il l'éloigne brusquement de lui quand il s'écrase et que le café tangue, trop dangereusement pour son costume gris souri. Il est seul sur la terrasse – deux fumeurs discutent à l'opposé, appuyés contre la rambarde en verre et métal – et il jure bruyamment. Merde. Merde!

Steve regarde ses doigts. Le chocolat commence à fondre et il remballe soigneusement le reste de son en-cas, un peu écœuré.

… Non. C'est la perspective de ce rendez-vous qui lui tord désagréablement l'estomac.

Le blond se sent déjà tellement coupable d'avoir annoncé à Bucky qu'il prolongeait son séjour à San Francisco pour raison professionnelle. Il ne s'agissait que de quelques jours, pas plus – Mr. Erius ne semble pas le seul à ne pas pouvoir se passer de lui et dans d'autres circonstances, Steve se sentirait flatté – qui se transforment lentement en deux semaines de retard.

Il songe au calendrier qu'il a accroché sur la porte de son frigo. Il ne raye pas les jours passés comme un condamné mais assurément, il les compte.

Le brun lui manque.

Ils vont s'appeler le soir-même, Steve se demande comment il va bien pouvoir lui annoncer la nouvelle. Bucky n'a pas rechigné la première fois, il a dit qu'il comprenait mais le blond a senti dans sa voix combien cela le peinait. Parce qu'ils se manquent.

Parfois, c'est même étouffant quand il rentre à son appartement sur Hyde Street et qu'il trouve celui-ci désespérément vide. Il devient mélancolique et un peu triste. Clint se persuade alors qu'il fait une rechute et si Steve refuse poliment une sortie en soirée pour rester tranquillement chez lui, son ami est déjà prêt à le conduire aux services d'urgence du Saint Francis Hospital. Cela signifie forcément que quelque chose ne va pas car Steve Rogers n'est jamais mélancolique.

Le blond tourne légèrement la tête et observe l'open space par les grandes baies vitrées.

Chez C.I.D aussi, il est difficile de trouver un peu de solitude bienvenue; cette pause sur la terrasse est une exception. Ses collègues semblent tour à tour fascinés, mal à l'aise – c'est vraiment trop étrange de n'avoir des souvenirs que partiels de soi – ou envieux car le directeur Castelain fils lui a rendu son poste dès sa première visite, trop heureux de renvoyer le jeune homme embauché à sa place et qui semblait porter la marque de son incompétence inscrit en lettre écarlate sur son front. Steve a alors encore plus envie d'appeler Bucky pour entendre son rire, son sourire et se convaincre que non, il n'est pas étrange. Il a tout le temps envie de l'appeler au point de tenir son portable enfermé dans son tiroir de bureau, comme un lycéen auquel on demanderait de déposer son deuxième cerveau dans une boîte à l'entrée de la classe.

Les deux fumeurs achèvent leur cigarette, traversent la terrasse pour l'écraser dans le cendrier design installé à côté de la porte. Ils le saluent, Steve leur répond d'un léger signe de tête.

—«Il est nouveau? Je ne l'ai jamais vu ici.», demande le premier en tenant la porte à son collègue.

—«Il travaille au département technique et il lui est arrivé une véritable histoire de dingue. Viens, je vais te raconter.»

Les deux hommes disparaissent dans le bâtiment.

Steve les suit du regard le long des grandes baies vitrées.

Le premier parle avec animation et après quelques secondes, il voit le second le dévisager d'un air incrédule. Le blond se console en songeant qu'en les observant depuis la terrasse extérieure, il a l'impression que ses deux collègues sont les animaux enfermés dans le vivarium. Pas lui.

Il soupire, passe une main dans ses cheveux et reprend sa barre chocolatée pour la grignoter encore un peu. Il n'a jamais eu cette impression quand il habitait à Eureka, même complètement amnésique. Seigneur, Bucky lui manque tellement. Leur maison, leur lit lui manquent. Steve songe à changer tout son linge de lit et le canapé du salon pour des modèles lui permettant d'y retrouver un peu de Manila. Clint se moque de lui quand il en parle alors il a arrêté et il cherche seul. Il s'avère qu'il n'est pas très bon pour ça. Sandy aussi lui manque. … Sa vie à Eureka lui manque. Sa vie tout court peut-être.

Steve esquisse un sourire un peu triste. Il jette un regard à sa montre, rassemble ses affaires pour retourner à son bureau encore un peu avant midi. Nous sommes jeudi, il va déjeuner chez Sarah tout à l'heure.

Le blond termine son café et jette le gobelet dans la poubelle à côté de la porte avant d'entrer. En apercevant son bureau dans l'open space, le blond se masse distraitement la nuque. Il a retrouvé son poste il y a une quinzaine de jours, il a déjà des raideurs musculaires à cause de la position assise qu'il tient plusieurs heures par jour. Il a mal. Il n'avait jamais mal nulle part quand il travaillait pour David excepté quand il se blessait mais dans ces moments, Bucky était avec lui et le soignait.

Il fait craquer ses cervicales et se laisse tomber sur son fauteuil. Alors qu'il sort son ordinateur de veille, la jeune femme du bureau voisin lui jette un regard par-dessus la cloison.

—«Steve?»

Le blond ouvre sa boîte de mail, il a envie d'envoyer sa souri contre le mur en voyant deux messages non lus de Mr. Erius annotés d'un «Urgent!» rouge. Mais qu'il lui foute la paix!

—«Steve?»

Le jeune homme voit soudain un trombone rose en forme de chat tomber sur son clavier. Il tourne la tête, lève les yeux et croise le regard marron de sa voisine. Celle-ci sourit gentiment.

—«Tu ne te reconnais toujours pas, hein?»

—«Tu n'aurais pas eu plus de succès en m'appelant Mr. Rogers», reconnaît-il.

—«Par pitié Steve. Nous sommes voisins de bureau, cela fait presque de nous des frères et sœurs compte tenu du temps que nous y passons alors je ne t'appellerai jamais d'une manière aussi formelle», répond-elle en roulant des yeux. «… Est-ce que tu veux bien me rendre mon trombone-chat s'il te plaît? C'est une édition collector Hello Kitty que j'ai acheté pendant mon voyage de noce au Japon avec Charles.»

Steve rit légèrement et le lui tend par-dessus la cloison. Satisfaite, elle le range avec un soin tout particulier dans sa boîte – une énorme boîte en forme de petite maison rose bonbon s'il se souvient bien – avant d'apparaître à nouveau.

—«Et est-ce que tu vas finir ta barre Hersey's?», demande-t-elle avec intérêt.

—«Il est presque midi, tu vas bientôt sortir déjeuner…»

—«Mon gynécologue dit que je fais du diabète gestationnel. J'ai tout le temps envie de manger sucré. … S'il te plaît?»

Steve obtempère une nouvelle fois, il ne l'aurait probablement pas fini de toute façon. Sa voisine s'en empare rapidement et commence à la manger, accoudée contre la cloison.

—«C'est dégoûtant mais j'aime vraiment en manger. La grossesse te faire des choses absolument contraires à tous ceux en quoi tu crois Steve.»

—«J'essayerai de m'en souvenir», dit-il d'un ton pince-sans-rire en lui tendant un mouchoir en papier pour s'essuyer les doigts. «Est-ce que ce n'est pas mauvais pour le bébé que tu te mettes à manger très sucré?»

—«Tu es tellement gentil», soupire-t-elle en papillonnant des yeux et Steve rit légèrement. «C'est exactement la raison pour laquelle je suis debout maintenant pour t'interroger. J'ai cru comprendre que les choses ne se déroulaient pas comme tu l'espérais avec Mr. Erius et que tu en avais gros sur le cœur. Je te prête très amicalement mon épaule pour pleurer si tu veux et sache que je ne le ferai pour personne d'autre que toi ici. Ne bouge pas, j'arrive.»

La jeune femme tire familièrement son fauteuil de bureau de l'autre côté de la paroi, envahissant l'espace de Steve de toute sa joie, de sa robe aux couleurs bigarrées tendue sur son énorme ventre.

Le blond cligne des yeux, un peu gêné.

Il ne s'est pas encore habitué à voir la grossesse de Nicolas. Quand il a disparu, la jeune femme venait tout juste d'intégrer Castelain Investment Development – elle et ses plantes vertes – dans le box voisin du sien. Nicole n'a pas changé, exceptée qu'elle est enceinte de sept mois et qu'elle est persuadée qu'elle va accoucher du prochain Charlie Parker ; son mari est saxophoniste professionnel pour un studio d'enregistrement branché de Mission District.

Penchée vers lui, elle lui tapote gentiment le genou, une légère trace de chocolat à la commissure de ses lèvres. Nicole a été la seule à lui témoigner une réelle sympathique à son retour. Le travail est exigeant, le turn-over est important et Steve a reconnu peu de visages familiers à son premier jour. Il n'y a eu que le sien, tacheté de son et entouré d'une masse de cheveux châtains comme dans son souvenir. Le blond a envie de la serrer contre lui mais son ventre tout rond l'embarrasse.

—«Aller, raconte-moi. Je veux développer mes capacités d'écoute pour gérer sa future crise d'adolescence», rit-elle.

—«Je ne suis pas certain que Charlie Parker ait jamais fait sa crise d'adolescence. Je pense que le concept n'existait probablement pas dans les années 1930…»

—«Comme il va être encore meilleur que lui, sa crise d'adolescence sera dantesque. Je t'écoute Steve.»

Le blond joue distraitement avec son stylo. Il remarque qu'il a une tache d'encre bleue sur le pouce.

—«… Le retour au travail est difficile», reconnaît-il.

—«Tu ne travaillais pas pendant ton absence?»

Steve apprécie vraiment Nicole et sa délicatesse. Il sourit et hoche la tête.

—«Si, j'avais un emploi et il me plaisait bien. Je faisais un peu la même chose qu'ici mais j'étais au bord de la mer –»

—«San Francisco est bordé par l'océan d'un côté et la baie de l'autre», lui rétorque la jeune femme avec malice.

—«Ce n'était pas pareil», rit le blond en levant les yeux au plafond.

—«… C'était mieux?»

—«C'est ce que je me demande. Mon patron me faisait confiance, je menais les chantiers d'un bout à l'autre et j'étais au contact des artisans et des entrepreneurs tous les jours. Je n'avais pas à gérer les pleurnicheries des promoteurs qui me demandent si le Great White de Farrow & Ball se mariera bien avec le blanc Wevet alors que nous payons à prix d'or un décorateur sur ce chantier», grommelle-t-il.

Nicole se redresse sur sa chaise de bureau et renifle légèrement de dédain.

—«Je trouve Pierre insupportable et si tu me demandes mon avis, je dirais que son goût est ringard et prétentieux.»

Steve ne peut pas la contredire. Pierre de Carvillo a exigé de poser de la robinetterie plaquée or dans les sanitaires des appartements – le blond pense que c'est très vulgaire – et des têtes de lit faites à main, capitonnées de velours comme les lits d'un bordel de luxe. L'enfer.

Il passe une main dans ses cheveux, remarque que l'horloge de son ordinateur affiche midi. Sauvé pour la pause déjeuner. Il doit partir s'il veut être à l'heure chez Sarah.

Nicole gigote un peu, une main posée sur son ventre qui la gêne pour se relever. Steve l'aide aussi délicatement que possible, ses doigts enroulés autour de son coude. La jeun femme rit joyeusement et lui tapote gentiment la main.

—«Merci Steve. Je ne vais pas me briser, tu peux me lâcher maintenant. Tu vas déjeuner chez ta mère, n'est-ce pas? Ne tarde pas, notre pause n'est pas si longue si tu veux profiter d'elle», sourit-elle.

Le blond range tout de même sa chaise sous son bureau pour elle. Quand il se retourne, Nicole a les lèvres pincées et les joues un peu pâles. Elle frotte lentement son ventre en de petits gestes circulaires et concentriques.

—«Est-ce que tu vas bien?»

—«Manger ce chocolat n'était pas une bonne idée finalement. J'ai encore le goût sur la langue, il n'est vraiment pas bon», avoue-t-elle d'un ton un peu penaud.

Steve prend sa gourde en métal – floqué du logo de C.I.D, l'entreprise s'est engagée dans la lutte contre le plastique jetable et le blond savoure l'ironie car le BTP est probablement une des industries les plus polluantes de la planète – et lui serre un peu d'eau. Le verre est en plastique jetable. Ils sont en libre service à côté des fontaines à eau, disposées à plusieurs endroits à l'étage pour remplir les fameuses gourdes isothermes. C'est ridicule.

—«Tu as des nausées? Veux-tu que je te ramène de la tisane au gingembre quand je rentrerai? Tu m'as dit que ça t'avait un peu aidé la semaine dernière, je peux m'arrêter chez California Grocery au retour», propose le blond.

—«Tu es vraiment très gentil Steve», souffle-t-elle affectueusement en prenant ses affaires – le blond éteint son ordinateur pour elle. «Je te remercie mais Charles doit m'attendre en bas, nous allons déjeuner en amoureux. Il en a probablement avec lui, j'ai mis quelques sachets dans son sac à dos et il ne le vide jamais…»

Steve s'esclaffe légèrement et traverse avec elle l'open space. Lui aussi, il aime les repas en amoureux. Il y en a eu beaucoup avec Bucky, leurs jambes emmêlées sous la table ou appuyés l'un contre l'autre dans le canapé. Le blond n'apprécie pas vraiment la cuisine de son appartement, elle est trop grande et surtout, trop vide. Tout est moins bien sans Bucky.

Plusieurs de leurs collègues sont en train de quitter le bureau comme eux pour aller déjeuner. Dans le couloir devant l'ascenseur, un groupe de jeunes femmes se met à chuchoter et à le dévisager quand elles l'aperçoivent. Steve passe devant elles, elles lui adressent un concert de charmants sourire auquel il répond d'un air crispé.

Nicole glisse son bras sous le sien.

—«Ignore-les, elles finiront pas se lasser. Veux-tu que je lance un autre ragot pour toi? Je pourrais dire que Michaël couche avec Pamela du département comptable et ce n'est pas un mensonge, je suis presque certaine que c'est vrai», souffle-t-elle à son oreille.

—«Il ne sort pas avec cette fille du vingt-quatrième étage?»

—«Tu apprends vite jeune padawan», rit la jeune femme en serrant son coude. «Il est toujours avec elle, Pamela est son rendez-vous de cinq à sept.»

—«… Je pense que ce ne sera pas nécessaire, je parviendrai à survivre», répond-il avec une pointe de gêne.

Il apprécie Michaël, c'est un type sympa qui s'adresse à lui comme à un collaborateur normal. C'est moche.

Ils entrent dans la cabine d'ascenseur puis sortent dans le grand hall de l'immeuble. Steve croise les deux fumeurs aperçus un peu plus tôt, lesquels reprennent un vif conciliabule avec d'autres collègues quand ils l'aperçoivent. Il soupire.

—«J'ai entendu dire qu'une partie du vingt-cinquième étage a lancé des paris sur ce qu'il t'est arrivé», reprend la jeune femme.

—«Je suis au courant. Les deux théories qui ont le plus de succès sont celle disant que j'ai eu des problèmes avec la justice et que je me suis caché pendant quelques mois et l'autre affirmant que j'ai fait la fête à l'autre bout de la planète avec des filles à peine pubères. C'est humiliant», gronde-t-il.

—«Tu devrais le signaler au service des ressources humaines. Ce n'est pas sain comme climat de travail.»

Steve se contente de hausser les épaules, il n'a jamais été dans ses habitudes de se plaindre auprès de qui que ce soit. Il a sa conscience pour lui et Castelain Père possède les éléments de son dossier médical qui corroborent sa version des faits. Il attend juste de tous ses vœux que les rumeurs cessent enfin.

Nicole claque sa langue contre son palais d'agacement.

—«Ils sont jaloux de toi. Tu as été absent pendant neuf mois mais à peine arrivé, le fils Castelain t'a redonné ton poste après avoir remercié ton remplaçant. Je ne le regrette pas – il était bête à manger du foin – mais il avait des amis ici. On t'a à nouveau confié des dossiers importants, tu as retrouvé certains de tes clients passés et tu n'as eu aucune retenue de salaire.»

—«Je ne suis coupable de rien», proteste-t-il.

La jeune femme presse à nouveau ses doigts sur son coude pour l'apaiser mais Steve se mord les joues.

Il n'a pas voulu de traitement de faveur, pas plus qu'il ne projetait de récupérer son bureau et ses dossiers.

Il avait juste de demander un entretien à la direction de C.I.D. par courtoisie, pour expliquer les raisons de son absence. Castelain Investment Development représente huit années de sa vie professionnelle, l'entreprise lui a permis de faire ses preuves et d'acquérir des responsabilités parce qu'on lui a fait confiance. Steve voulait juste les remercier. Il a bien pensé qu'il remettrait peut-être quelques dossiers en ordre avant de les transmettre à ses nouveaux collègues, qu'il présenterait poliment ses excuses aux partenaires de C.I.D. Juste ça. Pour faire les choses biens. Mais les jours passent et il revient travailler tous les jours dans ce grand immeuble au cœur de Financial District comme si rien n'avait réellement changé; excepté qu'on l'étudie comme un cas assez fascinant d'étrangeté. Une agression qui l'a rendu amnésique et l'a conduit à se construire une autre vie ailleurs pendant neuf mois? C'est bien plus divertissant que la dernière caméra cachée de Jimmy Fallon avec Angelina Jolie et plus excitant que le dernier épisode de la dernière série à la mode (qu'il n'a toujours pas commencé à regarder.)

Tout cela sans compter l'effet involontaire qu'ont provoqué – paraît-il – ses cheveux plus longs et sa barbe chez certaines de ses collègues.

Steve frotte distraitement sa mâchoire du bout des doigts, sur la peau lisse et douce.

Il a recommencé à se raser, sans pouvoir s'empêcher de se demander si Bucky le trouverait toujours séduisant à son retour. Il aurait pu refuser les demandes pressantes de Clint et ignorer les mots moqueurs sur son allure de mec branché de Castro District mais il n'a pas pu oublier la réaction de sa mère quand elle l'avait revu pour la première fois… Steve a fait ce qu'il faut. C'est quand même abandonner un peu de lui-même; un peu de sa vie amoureuse avec Bucky aussi parce que le brun l'aime avec ces cheveux et cette barbe.

Il soupire. Tout est si compliqué et il ne s'agit que d'une banale coupe chez le coiffeur.

Le hall est très grand et leurs collègues s'empressent de sortir déjeuner.

On bouscule maladroitement Nicole, elle siffle d'agacement entre ses dents et Steve l'emmène un peu à l'écart pour qu'elle reprenne son souffle. Il louche un peu sur son énorme ventre. La jeune femme est censée accoucher dans deux mois, il se demande distraitement s'il sera encore à San Francisco pour rencontrer l'enfant.

Nicole le remercie d'un sourire un peu pâle, accrochée à son bras.

—«Est-ce que tu veux que j'appelle ton mari?»

—«Il va paniquer. Laisse-moi juste quelques secondes…», souffle-t-elle.

Steve hoche la tête mais continue de surveiller soigneusement les abords, jetant des regards noirs autour d'eux. La jeune femme sourit et repousse une mèche derrière son oreille.

—«Tu as repris ton poste mais j'ai l'impression que la dernière chose dont tu as envie est d'être ici. Il ne s'agit pas que de ton travail, n'est-ce pas?»», reprend-elle.

—«… Ma vie à Eureka me plaisait beaucoup. Elle me manque aussi.»

—«Eureka dans le comté d'Humboldt? C'est là que tu étais? C'est amusant, la famille de Charles vient de Ruth, ce n'est pas très loin.»

—«Je sais, je connais», sourit Steve.

Oh oui, il connaît. Il y a passé un des meilleurs et des plus beaux moments de sa vie, celle de Chris et elle de Steve.

Nicole s'appuie à nouveau sur son coude, ils reprennent leur marche dans le hall en direction des vastes portes vitrées donnant sur la rue.

—«… J'avais aussi quelqu'un dans ma vie là-bas. Nous habitions ensemble», avoue-t-il doucement.

Les doigts de la jeune femme se pressent sur lui et Steve sent sa gorge se serrer un peu. Il n'a pas parlé de Bucky en dehors de son cercle familial et amical. Il n'a pas honte, il l'aime éperdument mais il est content de garder cette part de secret quand autour de lui tous semblent s'acharner à décortiquer sa vie jusqu'à l'indiscrétion. Pas Nicole.

—«Tu m'as dit que tu travaillais là-bas. Dans quel domaine étais-tu?»

—«Tu vas trouver cela amusant… J'étais maître d'œuvre pour un important propriétaire immobilier d'Eureka. Je gérais tous les travaux courants dans ses immeubles et les gros chantiers d'aménagement.»

La jeune femme s'esclaffe légèrement et Steve sourit. Oui, lui aussi peu goûter l'ironie de la situation.

—«Cela semble te plaire plus que ce que tu fais ici.»

—«… J'étais heureux», acquiesce pudiquement le blond.

Nicole s'appuie plus fort contre lui tandis qu'ils continuent d'avancer à petits pas vers l'entrée de l'immeuble. Elle caresse doucement son ventre, un léger sourire aux lèvres.

—«Tu as disparu quelques semaines après que j'ai intégré C.I.D. Nous avions à peine fait connaissance et je ne suis que ta voisine de bureau mais si tu as besoin de parler, je suis là.»

—«Je te remercie.»

Steve a envie d'ajouter qu'il s'en souviendra même s'il n'en a pas réellement besoin.

Nicole va bientôt accoucher, il ne veut pas l'embêter avec ses questionnements existentiels mais peut-être que sa proposition mérite d'être étudié plus sérieusement. Il est difficile de parler à cœur ouvert avec Clint et Natasha, sans parler de Sarah. Ils attendent tous tellement après lui que le blond ne peut pas leur exprimer son mal-être et sa mélancolie. Alors il rumine – un peu – et est triste – parfois.

Ils sortent de l'immeuble.

En face d'eux, appuyé contre la rambarde du trottoir, son mari l'attend avec une pointe de nervosité. Quand il les aperçoit, il les salue immédiatement d'un grand geste et court presque jusqu'à eux. Steve lâche doucement le bras de son amie.

—«C'est un homme, la personne que j'aime…», avoue-t-il doucement.

—«Je suis mariée à un homme alors je peux te comprendre», le taquine Nicole. «… Tu étais vraiment bien à Eureka, n'est-ce pas?»

—«Je ne suis pas malheureux à San Francisco.»

—«Ce n'est pas ce que j'ai dit. Mais si la personne que tu aimes n'est pas ici, que ton travail là-bas te plaisait plus alors peut-être que tu n'as pas besoin de rester. La vie est toujours une question de choix Steve et quand on a trouvé le bonheur quelque part, j'ai tendance à penser qu'il ne faut pas le lâcher.»

—«San Francisco n'est qu'à quatre heures de route du comté d'Humboldt», marmonne-t-il.

—«Alors tu deviendrais un petit-ami à distance qui rentre chaque week-end pour repartir le dimanche soir? Laisse-moi te dire que huit heures de route par week-end sans compter tes déplacements professionnels, il y a de quoi crever un homme. Charles et moi avons essayé quand nous habitions à Fresno il y a quelques années et qu'il travaillait à San Francisco, cela a été un échec. Les personnes qui s'aiment sont faites pour être ensemble alors je l'ai rejoint.»

Steve esquisse une grimace. C'est un raisonnement pragmatique.

Nicole sourit tendrement à son mari qui fend bravement la foule dans sa direction et serre une dernière fois sa main dans la sienne.

—«Si tu nous quittes, pense à moi pour prendre la suite du dossier de Sacramento. Ce projet me fascine.»

—«Tu as dit que tu détestais le décorateur.»

—«C'est toujours vrai mais je pense que je n'aurai pas d'autres opportunités de superviser un chantier qui utilise des tonnes de marbre importé d'Italie et qui dore à l'or fin les colonnes du hall d'entrée de l'immeuble. Je n'ai jamais dit que j'étais toujours parfaitement rationnelle.» Elle le regarde. «Tu me montreras une photo de ton petit-ami tout à l'heure?»

—«… Si tu veux.»

—«Un peu si je veux! Je suis persuadée qu'il est incroyablement séduisant.»

—«Je ne pensais que tu étais aussi superficielle», se moque-t-il.

—«Ce n'est pas le cas. J'imagine juste à quel point ce sera délicieux de te voir former un beau couple avec un beau garçon. Alors? Il l'est?»

—«Plus que tu ne peux l'imaginer.»

La jeune femme lui jette un regard malicieux et le blond s'esclaffe. Son mari la rejoint enfin et l'enlace en lui donnant un baiser de cinéma. Le couple rit tendrement bouche contre bouche; Steve les envie.

Ils se souhaitent un bon appétit puis se séparent sur ce bout de trottoir devant les bureaux de C.I.D. Le blond s'éloigne en direction de Mission Street pour prendre le bus 5 à Transit Center. Il descend une vingtaine de minutes plus tard à Mcallister St & Pierce St, au coeur du quartier de Lower Haight. La maison de sa mère n'est plus qu'à quelques pas.

Sa maison de famille.

Steve s'arrête devant le perron et lève les yeux sur la façade étroite à la couleur de pâte d'amande. Elle est décorée de colonnettes, de motifs sculptés sous les pans de la toiture et un bow-window orne le rez-de-chaussée. La maison ressemble à une pièce montée dont le blond a l'impression de sentir déjà le goût excessivement sucré sur sa langue mais il l'aime.

Quand la famille Rogers s'est installée à San Francisco il y a une trentaine d'années, elle a pu acheter une de ces Painted Ladies si photogénique parce que tout était à refaire à l'intérieur. Joseph Rogers s'y était attelé pendant deux ans avec une énergie de cinq hommes, réalisant la quasi-totalité des travaux lui-même. À présent – et même si Sarah ne veut pas en entendre parler – la maison est devenue un excellent investissement immobilier dans un quartier très recherché. Sa mère y cultive juste des principes de vie douce et tranquille, un peu mélancolique aussi depuis que Joseph est décédé il y a sept ans.

Steve secoue la tête et monte les quelques marches du perron.

Il sort son trousseau de clés, se trompe une nouvelle fois, ronchonne et s'obstine jusqu'à ce qu'une main amie vienne lui ouvrir.

—«J'ai entendu gratter, j'ai cru que quelqu'un essayait d'entrer ici par effraction», sourit tendrement Sarah sur le seuil.

—«En plein jour et dans un quartier très animé?»

—«Le San Francisco Chroniclea écrit qu'il y avait eu une recrudescence de vols par ici.»

—«Je t'ai déjà dit de ne pas lire ce journal, leurs journalistes n'écrivent que sur des sujets anxiogènes», la gronde doucement Steve. «… Quelle est la clé de ta porte déjà?»

—«Celle avec la tête large, Stevie.»

—«Celle de mon appartement a aussi une tête large, j'habite dans un immeuble ancien», lui répond le blond d'un ton piteux.

Sa mère rit joyeusement et s'efface pour le laisser entrer.

Steve se glisse dans l'entrée, l'embrasse sur la joue et accroche sa veste au porte-manteau. Il voit une ombre passer imperceptiblement sur le visage de sa mère et le jeune homme la dépose sur le portant d'à côté.

Ah oui, c'est vrai.

C'est celui qu'il utilise depuis toujours et que Sarah avait étiqueté à son nom quand il était enfant. Sa patère.

Sa mère se mordille légèrement les joues et déplace à nouveau sa veste pour l'accrocher à son premier emplacement.

—«Excuse-moi Stevie, c'est ridicule. Tu es bien libre d'accrocher ta veste où tu le souhaites, c'est… Bon sang, il ne s'agit que d'un fichu porte-manteau.»

—«Mais j'ai toujours accroché mes affaires sur le dernier portant à gauche», répond-il doucement.

- «Je détestais les courgettes quand j'étais enfant et maintenant je les accommode à toutes les sauces, tout le monde peut changer mon ange», rétorque Sarah du tac-au-tac. «Mets ta veste où bon te semble et dépêchons-nous de nous mettre à table. Tu n'as pas beaucoup de temps pour déjeuner.»

Steve sourit et lui emboîte le pas.

Il traverse le salon, regarde les cadres photos posés sur le manteau de la cheminée et sur la table basse entre les canapés.

Le blond ne peut pas s'en empêcher à chaque fois qu'il vient.

Quand il se penche dessus, il remarque à chaque fois de nouvelles choses et se souvient de petits détails encore enfouis en lui qui rendent Sarah très belle dans sa joie quand ils en discutent. La photo de mariage de ses parents. Lui à son bal de promo avec une jeune fille châtain à son bras, sa cérémonie de remise de diplôme de UCLA, leurs vacances géniales dans le Rocky Mountain National Park Colorado quand il était adolescent. Autant de tranches de vie dans lesquelles apparaissent des membres plus ou moins éloignés de leur famille.

… Bucky qui ne figure sur aucun cliché de cette vie dont il reprend possession.

Le blond s'approche de la cuisine pour aider mais sa mère le chasse en direction de la salle à manger. Il s'assoit sagement, boit un verre d'eau pour apaiser sa gorge un peu sèche et serrée.

Steve lève les yeux, contemple l'arcade moulurée qui délimite le salon et la salle à manger puis la pièce autour de lui. Il y a d'autres photos posées sur le buffet voisin. Toujours pas de trace de Bucky.

Sarah revient et pose sur la table un plat fumant qui lui donne l'eau à la bouche. Son ventre gronde bruyamment, le blond n'avait pas conscience de combien il était affamé. Son rendez-vous trop tardif avec Mr. Erius eest encore coincé en travers de sa gorge.

Sa mère le sert généreusement avant de baisser les yeux sur le plat.

—«Tu pourras peut-être en emporter un peu. J'en ai cuisiné beaucoup trop…»

—«Rassure-toi, je meurs de faim et je compte bien me resservir», sourit Steve en avalant une première bouchée enthousiaste.

—«N'oublie pas de mâcher quand même.» Sarah étend soigneusement sa serviette sur ses genoux. «Est-ce que tu as eu des contrariétés au travail? Tu as toujours faim quand tu es stressé. Les choses ne se passent pas comme tu le voudrais?»

Le blond pense brièvement à ce rendez-vous à Sacramento, à ses jours qui vont encore devoir s'écouler avant qu'il ne revoie Bucky à Eureka.

Il fronce légèrement les sourcils, joue un peu du bout de fourchette avec un morceau de pomme de terre.

—«… Il ne s'agit de rien d'insurmontable, juste des rendez-vous que je n'avais pas prévus et des ragots dans les couloirs.»

—«S'agit-il de rumeurs à ton sujet?»

Steve hausse légèrement les épaules. Il sent le regard de sa mère sur son visage et esquisse un sourire aussi rassurant que possible.

—«Les gens sont juste curieux et leur curiosité est mal placée. J'ai été absent à cause d'un accident, rien de plus. Courtney travaille au cabinet de direction, elle était en arrêt de travail depuis un an et demi quand j'ai intégré C.I.D. et personne ne trouvait matière à redire.»

Inutile que sa mère apprenne pour les paris qui courent sur son compte et toutes les rumeurs peu agréables qui font de lui un profiteur, un flambeur voir un criminel. Voire les trois à la fois.

—«Si cela te tracasse, peut-être devrais-tu en parler au service des ressources humaines», suggère Sarah.

—«Nicole m'a dit la même chose mais je pense qu'il a autre chose à gérer. Les gens finiront par se lasser. Elle est ma voisine de bureau», ajoute-t-il quand sa mère l'interroge d'un regard.

Elle hoche la tête, un léger sourire aux lèvres. Steve joue un peu plus nerveusement avec un autre morceau de légume.

—«Elle est mariée et enceinte de sept mois, elle va bientôt accoucher», précise-t-il.

—«C'est bien. Et qu'en est-il de ces rendez-vous qui te tracassent?»

—«Je vais devoir me rendre à Sacramento dans quelques jours. Ce n'est pas ce que j'avais prévu et je n'en ai pas la moindre envie», marmonne le blond.

—«… Tu vas devoir reprendre la voiture?»

Sa mère pose lentement sa fourchette sur le bord de son assiette, un pli soucieux barrant son front. Elle le dévisage avec inquiétude, une inquiétude que Steve lit dans ses yeux bleus. Sarah esquisse un sourire gêné et recommence à manger mais il a compris. Reprendre la voiture et partir en rendez-vous, comme il y a neuf mois et que tu as disparu.

Le blond pose une main sur la sienne avant de la serrer gentiment. Elle s'agrippe presque douloureusement à lui, ses couverts abandonnés dans son assiette.

—«Ce n'est pas pour tout de suite maman, j'ai déjà beaucoup à faire à San Francisco avec les chantiers des quartiers du centre-ville. Nous en reparlerons le moment venu, d'accord? Je pourrais partir avec un collègue, par exemple avec Nicole.»

—«Pourquoi elle?»

—«Elle s'intéresse beaucoup à ce chantier, c'est un très beau projet.»

Steve tait soigneusement que cette visite pourrait constituer le début du tuilage de ses dossiers à la jeune femme. Loin des oreilles curieuses de C.I.D., il leur sera plus facile de discuter de la suite de la carrière de Steve au sein de la société. D'ici une semaine, le blond espère également y voir plus clair de son côté.

Sarah recommence à manger, l'air encore un peu incertain.

—«… Il est vrai que tu es l'un de leurs meilleurs éléments. Ils t'ont rendu ton poste sans rien te demander en échange, Clint a dit qu'ils t'avaient presque supplié», reprend-elle lentement.

—«Clint fantasme beaucoup de choses en ce qui me concerne.»

—«Il est aussi une des personnes qui te connaît aussi le mieux. Vous êtes amis depuis plus de dix ans», rétorque sa mère en souriant.

—«… Il continue à me parler de choses dont je ne me souviens pas.»

Ses paroles jettent un léger froid dans la petite salle à manger et le blond enfonce sa tête entre ses épaules. Mince, quel gaffeur. Il jette un regard en coin à Sarah.

—«… Je suis persuadé qu'avec le temps, ça me reviendra. Excuse-moi maman.»

Sa mère termine la dernière bouchée de son assiette – elle a toujours eu peu d'appétit – éloigne un peu le plat sur la table et se tourne vers lui. Les pieds de sa chaise raclent doucement le parquet. Steve se concentre sur sa propre assiette généreusement servie, le regard doux de sa mère lui brûle le front. Elle attend patiemment puis se rapproche encore un peu de lui quand il pose ses couverts.

—«Je ne veux pas que tu te justifies ou que tu t'excuses Stevie, tu n'as aucune raison de le faire. Les choses sont comme elles sont», dit-elle doucement.

Sarah sourit toujours. Elle caresse gentiment le dos de sa main en un petit geste de réconfort et effleure son front plissé du bout d'un doigt quand il fronce les sourcils. Comme quand il était enfant. Le jeune homme sourit et s'abandonne un peu à la caresse. Il est plaisant parfois d'être à nouveau un petit garçon.

—«… Je pourrais ne jamais me souvenir de ce qui me manque maman», chuchote-t-il.

—«Ce n'est pas grave. Crois-tu que je me rappelle de la première rentrée que j'ai faite quand j'avais quatre ans ou du nom de ma meilleure amie de lycée? Tu retrouveras peut-être tous tes souvenirs, peut-être pas. Cela n'a pas d'importance tant que tu te sens bien.»

Steve esquisse un sourire un peu petit, un peu fragile.

Sarah presse ses deux mains sur la sienne.

—«… Est-ce que c'est le cas? Est-ce que tu vas bien?», demande-t-elle doucement.

Le blond déglutit légèrement.

Ah, la question.

C'est la première fois qu'une autre personne que Bucky le lui demande depuis qu'il est revenu à San Francisco. Clint semble croire que sa vie – leur vie à tous – est redevenu comme avant et Natasha se prête volontiers à ce petit jeu de dupe. Ses collègues de travail n'ont que des interrogations futiles à son égard. Sarah lui pose parfois la question mais à la manière dont elle le fait, Steve sait qu'elle s'attend à ce qu'il lui avoue un peu de fatigue ou le début de rhume de saison. Pas qu'il se sent perdu dans son quotidien et que l'absence de Bucky est un gouffre sans fond dans sa poitrine.

Sarah sourit toujours, une grande tendresse dans le regard et le blond sent sa gorge se serrer légèrement.

Sourirait-elle de la même manière à Bucky si elle le rencontrait?

—«Je… Ça va.»

—«Je t'ai connu plus convaincant Stevie, je ne te demande pas si tu as bien mangé ce matin et si ta journée est agréable. Tu me mentais mieux que cela quand tu avais dix-sept ans. Tu as réussi à me faire croire que tu n'avais pas perdu ta virginité cette nuit où tu as découché avec tes amis de lycée», répond Sarah en lui pinçant le nez.

—«Maman…», grommelle-t-il avec gêne.

Steve tente de retirer sa main mais sa mère éclate de rire. Elle enlace leurs doigts sur la table, entre leurs assiettes sales et les miettes de pain. C'est la maison et le blond déglutit.

—«… Je ne te mens pas. Je t'assure que je vais bien – mieux», se corrige-t-il. «Je suis heureux de t'avoir retrouvé.»

Le sourire de Sarah est rayonnant et il la rend belle, vraiment très belle.

Le blond songe à Bucky qui a perdu sa mère et son cœur se serre douloureusement. Il a tellement de chance.

Il prend doucement les mains de Sarah dans les siennes et les porte à son visage pour embrasser ses jointures. Elles sont fines et douces, les ongles sont bien entretenus et quelques taches de vieillesse parsèment le dessus de ses mains. Elle est avec lui.

—«Stevie?»

—«Je suis juste vraiment heureux», répète-t-il. «Quand j'ai entendu ta voix pour la première fois depuis neuf mois, ça m'a bouleversé. Je me suis souvenu de tes mains quand tu caressais mon front parce que mes allergies me clouaient au lit et de la manière dont tu chantais quand tu préparais des gâteaux dans la cuisine.»

—«Tu as toujours dit que je chantais faux.»

—«Tout comme moi mais heureusement pour nous tous, cela n'a jamais gâté ta cuisine», s'esclaffe le blond avec malice.

Sarah sourit, ses yeux dans les siens. Steve a conscience qu'il serre ses mains un peu trop fort mais sa mère ne cille pas. Elle est juste là, bien présente, bien vivante. Il déglutit, la gorge serrée.

—«… J'ai pleuré quand je t'ai entendu pour la première fois au téléphone. Et j'ai encore pleuré quand tu es venu me rendre visite à ton retour», dit-elle doucement.

—«Je ne l'ai pas vu.»

—«J'ai attendu que tu quittes la maison, je ne voulais pas t'oppresser. Tu semblais déjà si peu à l'aise assis dans le salon et pendant notre discussion. J'espérais seulement que tu retrouves un peu tes marques dans la maison.»

—«Excuse-moi.»

Sarah hausse légèrement les épaules.

—«Ce n'est pas aussi dramatique que cela en a l'air. J'ai eu tout le temps de te regarder et de réaliser que tu étais à nouveau là, avec moi. … Tu avais tellement changé.»

Sarah effleure gentiment ses cheveux. Quand son pouce caresse par inadvertance la cicatrice sur sa tempe – une marque à peine visible à présent – il frissonne légèrement.

—«Je trouve qu'ils commencent à être à nouveau un peu trop longs, je vais retourner chez le coiffeur», dit-il.

Steve ignore bravement la désagréable torsion de son estomac. Il se trouve encore étrange quand il croise son reflet dans un miroir ou la vitrine d'un magasin. C'est lui sans être lui, il n'est pas l'homme que Sam surnomme le hipster le plus sexy d'Eureka ni celui qui fait gémir Bucky quand il frotte sa joue barbue contre son cou ou son torse pendant l'amour.

Sarah fronce les sourcils.

—«Pourquoi le ferais-tu? Est-ce que cela te gêne?»

—«Pas vraiment.»

—«Je trouverai cela dommage, ils sont bien comme cela et je serai loin de te trouver repoussant si tu continuais à les faire pousser encore un peu. La barbe t'allait très bien aussi.»

Steve rouvre les yeux et jette un regard incrédule à sa mère.

—«Mais tu – tu avais l'air si surprise quand je suis venu te voir. Tu semblais ne pas me reconnaître alors j'ai pensé que c'était mieux si je coupais tout… Clint ne les aime pas non plus, il n'arrête pas de me dire de me raser et de porter les cheveux courts depuis qu'il m'a retrouvé à Eureka. Je ne voulais pas rendre les choses plus compliquées pour tout le monde alors je l'ai fait», balbutie-t-il.

Il passe une main nerveuse dans ses cheveux et crispe ses doigts sur sa nuque.

Steve est soudain profondément exaspéré de les sentir si court entre ses doigts, tout comme de savoir ses jours parfaitement glabres.

Il songe à Bucky qui, allongé sous lui dans leur lit, caresse si tendrement l'arête de sa mâchoire piquante ou enfouie ses doigts dans ses longues mèches en lui chuchotant combien il le trouve beau. Parfois, c'est après qu'il a joui et sa voix rauque, éraillée et parfaitement repue sonne pour lui comme mille promesses. Parfois elles sont trempées de sueur et le blond est un peu gêné mais Bucky l'embrasse, chaud et souple contre lui. Il l'aime. Il aime les sentir effleurer son torse et quand sa barbe frotte la peau sensible de son bas-ventre.

Steve déglutit. Il enfonce ses ongles dans la chair tendre de sa nuque.

—«… Bucky les aimait beaucoup, il me trouvait beau avec», souffle-t-il douloureusement.

Il garde les yeux baissés sur leurs mains enlacées. Celles de Sarah reposent toujours entre les siennes, sans aucun geste pour s'éloigner de lui. Peut-être n'a-t-elle pas compris? Pas entendu? Bucky est pourtant un prénom masculin et quel homme dirait à un autre qu'il le trouve beau? Peut-être est-ce aussi une question d'intonation. Sa mère ne peut pas entendre le brun quand il le complimente, la manière dont sa voix est pleine de sourire et de tendresse. Il veut expliquer encore mais quand il lève les yeux et qu'il croise les siens, il se dégonfle lamentablement.

Sarah sourit et caresse une nouvelle fois ses cheveux, son visage.

—«Tu es toujours très beau. J'ai été surprise de te voir aussi… chevelu et barbu mais tu le portais très bien. Je suis désolée de t'avoir donné l'impression du contraire, Stevie. J'ai entendu Clint te demander de te raser mais jamais je ne l'aurai exigé de toi.»

—«Je suis toujours Steve.»

—«Bien entendu, tu as juste une vie plus riche que la plupart des gens. Et tu as… James dans ta vie. C'est bien comme cela qu'il s'appelle?», demande-t-elle doucement.

Steve se sent rougir un peu. C'est pourtant exactement ce dont il voulait parler avec sa mère mais qu'elle aborde le sujet la première le décontenance un peu. Entendre le prénom de Bucky dans sa voix le chatouille toutefois agréablement. James est vraiment un très beau prénom.

Il frotte nerveusement une main puis l'autre sur son jean, elles sont un peu moites.

—«Est-ce que je me suis trompée?», dit Sarah d'un air un peu gêné.

—«Non, il s'appelle bien James. … Est-ce que c'est Clint qui t'a parlé de lui?»

—«Il l'a évoqué dès qu'il m'a appelé après votre première rencontre chez lui. Ou plutôt chez vous d'après ce que j'ai compris.»

Steve rougit un peu plus fort et sa mère rit légèrement.

—«Qu'est-ce qu'il t'a raconté d'autre à son sujet?»

—«Je ne pense pas que ce soit très important. Ce qui m'importe est surtout ce que toi, tu peux me dire sur lui», le corrige Sarah.

Subtile manière de ne surtout pas évoquer les choses qui fâchent. Le blond ose à peine imaginer ce que Clint a pu raconter à sa mère au sujet de Bucky; il trouve même surprenant qu'elle veuille en savoir plus s'il l'a présenté comme un kidnappeur et Dieu sait quoi d'autre encore.

Il esquisse un sourire timide.

—«… Tu veux vraiment le savoir?»

—«La seule autre chose que je considère comme importante est que j'ai appris qu'il t'a accueilli chez lui il y a neuf mois pour t'aider. J'ai légitimement le droit d'être un peu curieuse à son sujet; à moins que ce ne soit un autre bienfait d'habiter dans une petite ville plutôt qu'une grande métropole. Les gens se montrent accueillants et bienveillants.»

—«Bucky est bien plus que cela. Tu ne peux même pas imaginer tout ce que je lui dois alors que je n'avais qu'une chemise à peu près correcte et quelques dollars en poche en quittant l'hôpital», rit Steve avec bonheur.

Sarah hoche gentiment la tête. Elle serre une dernière fois sa main puis replace sa chaise correctement avant de désigner le plat d'un geste.

—«Est-ce que tu en prendras encore? (Le blond indique non d'un signe de tête.) Je vais te préparer une portion à emporter et nous irons nous installer dans le salon pour le dessert. J'ai acheté une tarte à la crème chez Lezinsky's

—«C'est ma préférée», sourit Steve.

—«Je sais. C'est la même que celle que j'ai acheté quand tu avais cinq ans pour ton premier anniversaire à San Francisco. Tu seras content d'apprendre que le fils de Byrd Lezinsky a décidé de reprendre l'affaire de son père.»

—«Il n'a pas fait des études en droit et fiscalité des entreprises?»

—«Si mais il semble qu'il s'ennuie à mourir, il s'est lancé dans une reconversion professionnelle. Byrd est ravi de voir que l'entreprise va continuer, il prévoyait de prendre sa retraite dans deux ou trois ans. Il y aura donc toujours des tartes à la crème quand tu viendras me voir. Aide-moi à débarrasser la table et va t'installer. Nous avons beaucoup de choses à nous dire», sourit Sarah.

—«… À propos de Bucky?»

—« À propos de quoi d'autre mon chéri? Je veux tout savoir. Ou en tout cas, tout ce que tu voudras bien me dire», rit-elle.

Steve rougit un peu.

Il empile avec soin les assiettes et les couverts avant de suivre sa mère dans la cuisine. Celle-ci sort du frigo la boîte en carton imprimée au logo vintage de la pâtisserie. Le blond se lèche déjà les lèvres de gourmandise et il s'empresse de prendre les assiettes à dessert dans le placard.

—«… Est-ce que Mr. Lezinsky met toujours de la crème dessus?»

—«Bien sûr Stevie et quand il a su qu'elle était pour toi, il en a ajouté encore un peu. Tu es tellement gourmand», dit Sarah en levant les yeux au plafond.

—«Bucky dit la même chose.»

C'est un cri du cœur, un cri trop longtemps enfermé en lui.

Même après deux semaines, Clint refuse toujours obstinément de parler du brun. Loin d'Eureka, il ne cherche plus à paraître cordial et change de sujet avec une telle rapidité que Steve s'en sent un peu insulté. Plus prudente, Natasha semble juste craindre de dépasser la limite invisible de l'indiscrétion. C'est une attention délicate mais elle ne lui demande jamais rien. Après plusieurs sourires gênés et les invectives de Clint, le blond a juste arrêté de parler de Bucky. Heureusement, l'enthousiasme de Nicole et la gentillesse de Sarah lui ouvre à présent des perspectives joyeusement illimitées.

Il retourne dans le salon avec les assiettes, récupère leurs verres et la carafe d'eau sur la table avant de poser le tout sur la table basse.

Sa mère le rejoint, tenant à deux mains le plat à tarte et le blond sourit. Mr. Lezinsky semble également très heureux de le revoir, la crème posée dessus forme un dôme comme il n'en a jamais vu de si haut.

La part que sa mère lui serre est aussi généreuse que celle du plat principal et il l'entame d'un coup de fourchette identique, le dos confortablement appuyé contre le dossier du canapé. C'est sa place, là où la mousse un peu usée a pris lentement l'empreinte de son corps avec les années. Assis sur le fauteuil voisin, Sarah l'observe en souriant doucement. Il sait qu'elle y pense aussi, à sa place ici, dans le salon familial, dans le canapé familial, à manger une tarte à la crème. Comme avant.

Elle coupe un petit morceau qu'elle commande à déguster lentement.

—«Qu'est-ce que Bucky dit également de toi? Peut-être préfères-tu que je l'appelle James, je comprendrais que ce surnom soit uniquement le tien.»

—«Bucky préfère que tout le monde l'appelle comme ça. Il trouve son prénom un peu trop prétentieux.»

—«Il est joli pourtant, très distingué. … C'est pour James Dean? C'était un très bel homme.»

—«Non, Henry James.»

—«L'écrivain? J'ai lu Portrait de femme quand j'étais en première année de lycée, c'est longtemps resté mon livre préféré.»

—«Par quoi l'as-tu remplacé?»

—«Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë, je suivais une option en littérature européenne à la même époque. Je suis un peu tombée amoureuse d'Heathcliff.»

Steve rit joyeusement. Il hoche la tête.

—«La mère de Bucky appréciait beaucoup Henry James. Elle était professeur de littérature.»

—«Elle était une femme de goût. Henry James n'était pas un homme très séduisant mais il en va peut-être autrement de Bucky», le taquine Sarah.

—«Tu souhaites réellement que l'on parle de ça?», gigote un peu Steve sur le canapé.

—«Est-ce que cela te gêne?»

—«Non mais c'est –» Il pose son assiette sur son genou, les doigts serrés sur la porcelaine. «Bucky est un homme et nous n'en avons jamais vraiment parlé ensemble…»

—«Nous ne l'avons pas fait mais je sais que ton attachement à Denis, notre voisin quand tu avais une quinzaine d'année n'était pas uniquement d'ordre amical. Je me doute depuis quelques années que tu as tenté des choses à l'université», répond-elle en haussant légèrement les épaules.

—«Denis était vraiment un très bon ami.»

—«Tu changeais cinq à six fois de tenue avant d'aller le voir et je t'ai vu rougir plus fort qu'un coquelicot la première fois qu'il t'a adressé la parole. Tu avais le béguin pour lui Stevie.»

Le jeune homme se mord les joues. D'accord, il avait eu un très gros béguin pour Denis Martin à l'époque. Il le trouvait cool et tellement beau avec son faux air de Johnny Deep époque Arizona Dream. Ils étaient allés ensemble au cinéma, Steve avait choisi son plus beau polo pour se mettre en valeur et Denis avait souri en lui disant qu'il était mignon. Ce n'était pas réellement l'effet recherché – il aurait apprécié que le brun le trouve charmant ou tout du moins attirant – mais mignon était mieux que rien.

—«Tu avais aussi été très triste quand tu l'avais croisé dans le quartier avec sa petite-amie», reprend Sarah.

—«… Elle était horriblement vulgaire.»

—«Tu manquais peut-être un peu d'objectivité mon ange. Nous n'avons jamais évoqué cette époque mais je n'ai rien oublié. Je me souviens aussi parfaitement de Mason la première fois que tu l'as amené à la maison.»

Steve rougit un peu.

Mason était un très bon ami à UCLA. Et un petit peu plus.

Pendant un été, le blond lui avait proposé de venir avec lui à San Francisco pour quelques jours. La maison familiale n'était pas très grande, la chambre d'amis était minuscule et les deux garçons avaient dormi dans celle de Steve. Pas vraiment dans des lits séparés malgré le matelas posé sur le parquet. Ils étaient amis, cela ne prêtait pas vraiment à conséquence de dormir l'un à côté de l'autre malgré la tension un peu électrique, le frisson qui courait sur sa peau quand ils étaient ensemble. Cachés dans l'obscurité de la chambre et la protection des draps, ils s'étaient embrassés – plusieurs fois – et avaient eu les mains un peu aventureuses. Ça avait été bon, parmi les meilleures vacances d'été de sa vie.

Sarah rit malicieusement.

—«Ne te torture pas, je sais qu'il était un peu plus que cela. Vous dormiez dans la même chambre et dans le même lit.»

—«Nous n'avons rien fait de déplacer, papa et toi étiez au bout du couloir.»

—«J'ai toujours soupçonné que c'est ce qui vous avez permis de vous retenir…»

Le blond enfonce sa tête entre ses épaules, un peu honteux. Il est un homme maintenant et Dieu qu'il a une sexualité délicieusement active avec Bucky mais ces souvenirs de Mason le gênent. Ça avait été bon mais leur brève amourette exploratrice n'est en rien comparable avec son histoire avec le brun.

Sarah presse gentiment son genou.

—«Il n'y a rien de mal à quoi que ce soit Stevie. Je t'en aurai un peu plus voulu si tu avais vraiment fait l'amour avec lui sous notre toit sans m'en parler mais ça n'a pas été le cas.»

—«Tu viens de me dire que –»

—«Cela n'a rien à voir avec le fait que Mason était un garçon. Je t'en aurais tenu rigueur parce que j'aurai trouvé que ce n'était pas très respectueux vis-à-vis de ton père et de moi, surtout après nous l'avoir présenté comme un de tes amis.»

—«Il l'était aussi, comme Denis.»

Sarah lui jette un regard entendu et Steve sourit en coin. D'accord, Mason avait été un peu plus que cela le temps que cela avait duré soit exactement les quinze jours de vacances chez lui. Ils s'appréciaient, ils s'entendaient bien mais ils n'étaient pas amoureux. Steve avait perdu sa virginité avec un garçon en troisième année d'université; il s'appelait Christian. Christian avait un peu plus compté. Steve, pas vraiment pour lui. Le blond avait fréquenté des femmes après l'université, cela semblait plus facile et moins blessant.

Il esquisse un sourire.

En réalité, Bucky a été le seul, le vrai, l'unique dans sa vie. Il va pouvoir le lui dire à son retour.

Le blond recommence à manger, termine sa part de tarte et pose son assiette sur la table basse. À côté de lui, sa mère déguste la sienne en de petits gestes élégants et méthodiques. Il se ressert un morceau pour l'accompagner et Sarah glousse.

Le salon est envahi d'un silence confortable et familier; un de ces silences que trouble d'habitude seulement la radio en fond sonore comme le faisait Joseph Rogers. Steve l'apprécie, il en a besoin pour rassembler un peu ses idées et se lancer. Il guette un signe, une indication.

Quand sa mère pose doucement son assiette à son tour, qu'elle lèche familièrement une trace de crème sur le bord, il se lance.

—«… Bucky promenait sa chienne à Manila Beach quand il m'a trouvé, il est resté avec moi jusqu'à l'arrivée de l'ambulance. Mes souvenirs de ce moment sont un peu flous mais je me rappelle de sa voix qui essayait de me rassurer et de sa chienne allongée contre lui. Il avait pris ma main dans la sienne et je crois que je me suis recroquevillé sur lui.» Il déglutit. «À mon réveil à Providence, il est la première personne que j'ai cherché.»

—«Il était là?»

—«Non, je crois que le règlement de l'hôpital ne l'autorisait pas à le faire. Sam – le médecin urgentiste qui m'a accueilli et son meilleur ami – l'a appelé pour lui dire que j'étais revenu à moi. Il est venu me rendre visite dès le lendemain, il avait apporté des cookies et Sandy – sa chienne – était avec lui. Il pensait que la voir me rendre les choses plus faciles.»

—«C'est très délicat de sa part. Est-ce que cela t'a aidé?», demande doucement Sarah.

Steve hoche la tête.

—«J'étais très heureux de le revoir et très nerveux aussi, Sandy m'a apaisé. Bucky semblait aussi mal à l'aise que moi, c'est peut-être pour ça que j'ai accepté d'aller habiter avec lui après ma sortie de Providence», sourit-il avec tendresse.

—«… Tu lui as fait confiance dès votre première rencontre?»

—«Je ne me souvenais de rien mais Bucky était là quand je suis revenu à moi sur la plage et il était encore là à l'hôpital. Il m'a apporté des vêtements, il m'a acheté un hamburger un soir et il me l'a apporté après l'heure de visite pour me faire plaisir. Il est ce genre d'homme, maman.»

Sarah acquiesce lentement mais le blond lit sa surprise dans ses yeux. Il est peut-être temps de parler du principal maintenant. De ce qui l'a décidé à suivre Bucky même si le brun lui avait annoncé habiter sur un bateau amarré dans la marina de Woodley Island ou dans un chalet perdu dans la réserve forestière de Headwaters à plus d'une heure de route d'Eureka. Il croise ses doigts entre eux.

—«… Et il est très beau. Bucky est vraiment très beau, tu sais», souffle-t-il.

Il jette un regard en coin à sa mère. Elle boit son café à petites gorgées et l'encourage à poursuivre d'un sourire, d'un léger signe de tête.

Steve serre ses doigts entre eux, un peu timide. Il ignore ce que Clint a pu raconter comme horreur à sa mère concernant son compagnon – c'est forcément ce qu'il a fait – mais il est temps de raconter sa version de l'histoire à présent.

—«La beauté est quelque chose d'un peu subjectif. À quoi ressemble-t-il?», le taquine Sarah.

Alors Steve raconte.

Il décrit et sans doute, il se perd un peu dans des détails pas très utiles ni très opportuns; sa mère n'a raisonnablement pas besoin de savoir que Bucky a une petite tache de naissance en forme d'oiseau bizarre à l'intérieur de la cuisse droite mais il le fait quand même parce qu'il se rappelle de leurs rires quand il l'embrasse à cet endroit un peu chatouilleux.

Il raconte, encore et encore.

Les cheveux noirs – un peu longs qui lui donnent l'air d'un mauvais garçon – les yeux si bleus, le sourire si gentil et tendre et sa bouche – oh, sa bouche au modelé parfait et d'une jolie couleur. La même que celle de ses tétons. Ça, le blond le garde pour lui.

Sarah pose sa tasse dans la soucoupe. La porcelaine tinte, Steve arrête de parler. Il ne pensait pas que ce serait possible.

—«Quelque chose ne va pas?»

—«… Non, c'est juste – Je suis un peu surprise par tout ce que tu me racontes. J'ai l'impression que tu me parles d'une autre personne que celle que Clint m'a décrite», avoue-t-elle avec une pointe de gêne.

—«Si Clint t'a dit qu'il fallait se méfier de Bucky parce qu'il était beau et que l'histoire criminelle des États-Unis est remplie de tueurs en série séduisants, sache que je suis déjà au courant. Il me l'a dit dans la voiture quand on quittait Eureka», marmonne le blond.

Ils étaient déjà à plus de cent kilomètres de Manila mais Steve avait éprouvé l'envie irrépressible de rentrer en auto-stop.

Sarah joue nerveusement avec l'anse de sa tasse, la porcelaine tinte encore.

—«Clint a été horriblement inquiet pour toi pendant ton absence. Vos retrouvailles l'ont un peu… bouleversé.»

Il ne répond pas. Il le sait mais vraiment, qui peut dire une chose pareille à son meilleur ami en lui souriant d'un air de connivence? Non, Steve ne trouve pas cela amusant et bien entendu, il n'est pas d'accord. Jamais de la vie, jamais de ses deux vies.

Sa mère lui adresse un sourire contrit et pose sa tasse sur la table basse.

—«… Dans quel domaine travaille-t-il? Tu m'as juste dit qu'il était traducteur mais il pourrait tout aussi bien rédiger des notices d'aspirateur que traduire de la poésie», reprend-elle avec intérêt.

—«Il est spécialisé en littérature russe du XIXe siècle», s'esclaffe le blond. «Bucky travaille pour Stark Publishing, il collabore avec eux sur une nouvelle édition commentée d'Anna Karénine de Tolstoï en partenariat avec une professeure de l'université d'Arizona.»

Steve est fier et il sait que cela s'entend dans sa voix. Sarah aussi.

—«Je suis impressionnée de savoir qu'il est capable de lire et de parler le cyrillique. Est-ce qu'il l'écrit aussi?»

—«Oui mais Bucky est un peu moins à l'aise. Il n'a pas énormément l'occasion de pratiquer.»

—«Cela doit être une belle langue à écouter. Est-ce qu'il a déjà lu à haute voix pour toi?»

—«Bucky m'a lu des passages d'Anna Karénine parfois mais ce n'est pas une langue très poétique. J'aimais juste bien l'écouter. Souvent, il marmonne en russe pour parvenir à trouver la meilleure formulation en anglais. J'adore l'entendre faire ça. … J'ai aussi commencé à lire Anna Karénine pour pouvoir en parler avec lui s'il voulait.»

—«Oh Stevie, c'est adorable», rit Sarah.

Le blond rougit un peu et hausse légèrement les épaules.

Bucky lui a dit la même chose un soir qu'ils discutaient ensemble du chapitre XXVIII. Il l'avait dévoré de baisers dans le canapé quand Steve lui avait montré le carnet dans lequel il prenait des notes pour se renseigner sur certains éléments de contexte et les mots russes conservés dans la traduction. Qui aurait pu savoir qu'un samovar est un ustensile servant à préparer le thé et pas uniquement le personnage d'un dessin animé de Walt Disney? Quoique, Mrs. Samovar dans La Belle et la Bête est une théière donc…

Sarah se rapproche de lui et Steve continue à raconter.

Il se souvient si bien de tout.

Il a tellement envie de parler de Bucky à une personne proche de lui, une personne qui comprendrait combien il est important.

Il parle de l'inconnu devenu progressivement son ami puis l'homme qu'il aime.

Il parle, parle et parle encore sans parvenir à s'arrêter.

Il décrit la maison de Manila Beach, la chambre du rez-de-chaussée qu'il a occupé pendant plusieurs mois avant de rejoindre Bucky dans la sienne – il ne parle pas de tout le reste, de Ruth Lake, de leurs mains baladeuses et de leur première fois. Elle ne concerne qu'eux.

Il parle et Sarah écoute.

Elle sourit, elle rit parfois. Ses yeux bleus brillent joliment; elle l'interroge gentiment, sans le brusquer même si parfois une ombre un peu peinée passe sur son front. C'est le moment où Steve évoque ses rendez-vous médicaux à Providence, ses visites au commissariat d'Eureka ou ses migraines.

Il raconte encore son histoire avec Bucky, leur histoire plus intime et Steve ne réalise pas combien il s'anime; combien il est vivant. Il plonge toujours plus profond dans ses souvenirs si délicieux.

Le blond frotte distraitement ses paumes sur son pantalon alors qu'une agréable chaleur bourdonne dans le creux de son ventre.

Bucky.

Bucky.

Bucky.

Leur colocation inespérée, Sandy, son travail pour David. Leur premier baiser et leur couple.

C'est comme assister à un film en accéléré. Steve repasserait bien volontiers la bobine.

—«C'est toi qui as fait le premier pas?», demande sa mère avec étonnement quand il évoque leur premier baiser.

—«… Je suis vraiment amoureux de lui maman. Je suis tombé amoureux de lui et après notre dispute dans la salle de bain, je ne voulais pas risquer de perdre ce que nous n'avions pas encore. L'entendre suggérer qu'il allait découcher pour la nuit m'a rendu malade.»

Sarah acquiesce lentement. Elle joue distraitement avec le bracelet de sa montre du bout des doigts.

—«… Et Bucky est aussi amoureux de toi? Ne me regarde pas comme si j'avais dit la pire des grossièretés. Je suis ta mère, je suis en droit de me poser la question», proteste-t-elle en levant les yeux au plafond.

—«Il m'aime tellement qu'il a tenu à ce qu'on réfléchisse à ce que cela signifiait de changer notre amitié pour autre chose. Bucky ne voulait pas que je regrette, il voulait que je sois vraiment sûr de moi et que je ne méprenne sur la nature de mes sentiments pour lui. J'ai dû le convaincre de nous laisser une chance.»

—«Et ce n'est pas le cas? Tu n'as jamais douté?»

—«Pas une seule fois.» Il crispe les doigts sur son pantalon. «Bucky m'aime tellement qu'il m'a dit de rentrer à San Francisco avec Clint et Natasha alors que ça l'angoissait terriblement de me savoir loin d'Eureka. Quand je l'appelle, j'entends encore dans sa voix combien il craint que je ne revienne pas à Manila. … À cause de ce rendez-vous à Sacramento, je vais devoir lui dire que je reste plus longtemps ici et ça me fait aussi mal qu'à lui.»

Cette fois, il en a peut-être dit un peu trop. C'est son autre cri du cœur, trop longtemps contenu aussi.

Sarah baisse les yeux sur ses genoux, ses mains nouées entre elles.

—«… Tu songes à retourner là-bas?», demande-t-elle lentement.

—«… Bucky habite à Manila», chuchote-t-il.

Steve pince les lèvres sans rien ajouter.

Il ne peut pas.

Il ne veut pas blesser Sarah en lui faisant comprendre que dans son esprit, il a toujours été évident que son voyage à San Francisco n'était qu'un passage pour retrouver un peu de lui-même. Il ne peut pas se voiler la face et ignorer qu'il a une autre identité civile. Il est Steve Rogers et il commence à l'accepter même si entendre Bucky continuer à l'appeler Chris tord son ventre de plaisir.

Il a changé des choses dans l'appartement de Hyde Street, des choses qui font froncer les sourcils de Clint quand il vient mais qu'il ne commente pas. Toutefois, cet endroit qu'il a acheté n'est toujours pas le sien. Il manque le panier de Sandy dans le salon à côté de la fenêtre, il manque Bucky et leur chambre avec sa vue sur l'océan. Cet appartement lui fait l'effet d'une location dont il devra tôt ou tard rendre les clés une fois qu'il aura réglé ses affaires. Cela faisait partie d'un plan qu'il a lentement mûri depuis son retour mais que des contraintes extérieures bouleversent trop souvent à son goût.

Retrouver son identité et les obligations de Steve Rogers. Mettre ses dossiers en ordre. Imaginer comment concilier ce qu'il sait de sa vie à San Francisco avec le reste de sa personne.

Retrouver Sarah. Mettre son appartement en location ou trouver un autre moyen de rentabiliser son investissement. Imaginer leur vie à trois quand elle viendra leur rendre visite à Eureka.

Le comté d'Humboldt n'est pas si loin de San Francisco; environ quatre heures de voiture et sans doute beaucoup moins par avion. Bucky et lui pourraient venir très régulièrement pour les week-ends.

Sarah passe une main dans ses cheveux.

—«Et tu es vraiment amoureux de lui…»

—«Tu ne peux même pas t'imaginer à quel point. Et il me manque tout autant», avoue-t-il doucement.

Sa mère acquiesce lentement, le blond quitte le canapé pour s'asseoir sur le bras du fauteuil. Il l'enveloppe immédiatement du sien avant de la serrer contre elle. Sa mère s'appuie contre lui et, tandis qu'il enfouit son nez dans ses cheveux, elle lui paraît plus petite et fragile que jamais. Sarah frotte doucement sa joue contre son épaule.

—«Je te promets que nous en parlerons ensemble quand le moment sera venu», souffle-t-il dans ses cheveux.

—«Tu es adulte Stevie, tu n'as pas besoin de mon approbation.»

—«C'est vrai mais cela me tient à coeur de le faire ensemble. Je t'ai retrouvé après neuf mois d'absence, ce n'est pas pour disparaître à nouveau sans un mot.»

Sa mère se presse un peu plus fort contre lui.

Steve sait qu'elle a le cœur gros et il s'en veut de lui faire de la peine. Il déteste blesser les gens qui comptent pour lui; c'est pourtant ce qu'il fait malgré lui depuis quinze jours en restant loin de Bucky.

Il soupire doucement, un peu las.

C'est si compliqué.

Sarah lève la tête, prend son visage à deux mains pour l'obliger à le regarder. Steve ne bouge pas, la gorge un peu serrée.

—«Je te remercie mais je veux que tu me promettes de me dire quand les choses seront devenues trop difficiles pour toi. Je ne veux pas que tu restes à San Francisco si cela te rend malheureux. Je veux que tu me le promettes.»

—«Tu as ma parole.»

—«Bien. Maintenant, montre-moi enfin une photo de ce garçon.»

—«Les plus belles sont dans notre album. Bucky l'a glissé dans mon sac avant mon départ d'Eureka pour me faire une surprise, il est sur ma table de chevet à l'appartement. Je pourrais te l'apporter ce week-end, si tu veux», dit Steve en prenant son portable dans la poche intérieure de sa veste.

—«C'est très attentionné de sa part», sourit-elle.

—«Bucky l'est toujours, il pense toujours à moi.»

Sa mère acquiesce, ses traits s'apaisent un peu. Steve espère que c'est parce qu'elle est rassurée de voir son petit garçon sincèrement aimé et aussi bien entouré quand il en a eu le plus besoin. Ils vont forcément trouver une solution pour que les choses continuent à bien se passer. Tous ensemble.

Steve fait défiler les photos sur son portable, un sourire aux lèvres et plus assuré que jamais. Oui, il va y arriver. Famille, amis, amant; il peut tout avoir.

Quand Sarah ajoute que Bucky est effectivement très bel homme, le blond a juste envie d'éclater de rire. De soulagement aussi.

Treize heures trente sonne trop tôt, il doit quitter la maison familiale pour retourner à Financial District.

Le blond se lève, aide à débarrasser la table basse puis embrasse tendrement Sarah sur la joue avant de la serrer contre lui.

—«Reviens vite me voir Stevie. Et ramène cet album photo pour me le montrer. Je veux en apprendre plus sur vous deux», souffle-t-elle en lui rendant son étreinte.

—«Merci maman.»

Steve la serre un peu plus fort contre lui, son visage dans son cou et infiniment reconnaissant de sa bienveillance et de sa curiosité sans méfiance à son égard.

Sarah s'éloigne de lui.

Elle le regarde avec attention puis arrange avec délicatesse le col de sa veste. Ses doigts viennent effleurer gentiment les mèches blondes qui tombent sur son front.

—«Tu es tellement beau…», souffle-t-elle avant de serrer ses mains dans les siennes. «Je ne dis pas que les choses sont faciles Stevie mais je te suis reconnaissante de m'avoir parlé comme tu l'as fait. … Bucky semble être quelqu'un de vraiment très bien.»

Le blond acquiesce lentement. Bucky est tellement… extraordinaire à ses yeux même dans ses défauts. Il l'aime, ses baisers sont délicieux et il a le super-pouvoir de repousser ses migraines quand elles le clouent sur le canapé de douleur. Il est parfait et l'idée que Clint ait pu salir tout cela le blesse plus qu'il ne peut l'exprimer. Pourquoi son ami ne comprend-il pas?

—«Tu ne me diras pas ce que Clint t'a raconté, n'est-ce pas?»

—«Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Vous êtes amis depuis plus de dix ans, je préfère que tu penses à cela. Et au fait qu'il n'a fait que s'inquiéter pour toi depuis neuf mois.»

—«… Quand Clint et Natasha étaient à Eureka, j'ai eu peur qu'il aille au commissariat pour accuser Bucky de Dieu sait quoi», dit-il d'un air sombre.

—«Je suppose que nous avons tous besoin de temps. Sois indulgent envers lui Steve. Et envers toi.»

Le blond hausse légèrement les épaules. Cela n'autorise les mots durs et les insinuations parfois cruelles. Dans la bouche moqueuse de son meilleur ami, amour se transforme en mensonge et gentillesse devient tromperie. Colocation se métamorphose en prédation. Accident devient emprise et violence. Quand ils se retrouvent pour un déjeuner ou une flânerie dans Union Square – Clint s'est fait un devoir de lui acheter une autre veste pour remplacer le bombers en cuir, Steve fait traîner les choses – il se sent soulagé de lire dans ses yeux qu'il se souvient correctement. Puis un peu mal à l'aise d'y lire tant d'espoir. Le sien est de rentrer à Eureka. Avec Bucky. Dans leur maison.

Il pince les lèvres. Sarah tire doucement sur une mèche de cheveux sur son front.

—«Clint m'a beaucoup soutenu pendant ces derniers mois alors sois indulgent s'il te plaît», répète-t-elle.

—«Je vais essayer», marmonne-t-il.

—«Je te remercie. Réserve-moi tout ton week-end, tu viendras le passer à la maison. Il nous faudra un peu plus qu'une après-midi pour commenter votre album photo.» Elle sourit. «Dis à Clint que tu n'es pas disponible pour personne d'autre que moi.»

Steve rit légèrement. C'est acceptable.

Il enfile à nouveau son blouson – Sarah ne peut s'empêcher d'arranger son col une dernière fois – puis descend les marches du perron, des restes de déjeuner dans les mains, soigneusement emballés dans des boites en verre. Sur le trottoir, il lui adresse un signe de main avant de s'éloigner vers l'arrêt de bus Mcallister St & Pierce St d'un bon pas, la poitrine agréablement gonflée.

Quand il monte dans le bus, les contenants s'entrechoquent dans le sac en papier kraft qu'il tient à la main. Steve vérifie leur état d'un coup d'œil et il sourit. La délicieuse tarte à la crème sera probablement achevée avant la fin de l'après-midi; Nicole fait souvent un peu d'hypoglycémie vers seize heures. Il songe au frigo de l'appartement, toujours un peu vide. Rempli avec les boites de Sarah, il aura un peu plus l'impression d'être chez lui.

Un coude crocheté à une barre de maintien, le blond envoie un message à Bucky pour lui proposer de dîner ensemble le soir-même. Quand il évoque le ragoût de viande et de pommes de terre, son compagnon répond qu'il est vraiment chanceux parce qu'il adore ça. Steve le sait. La prochaine fois – dans un temps indéterminé mais vraiment très prochain – il espère rentrer à l'appartement avec deux doggy bags. Le brun à ses côtés.