La salle arc-en-ciel était jolie avec toutes ses couleurs vives sur les murs, mais Annabelle la trouva affreuse aujourd'hui. Peter ne s'y trouva pas. C'était Oumar qui le remplaçait. Un autre infirmier avec un air blasé rajouta de la lassitude pour la première fois depuis son début de travail.

Elle éprouvait toujours de la difficulté à trouver l'esprit de Peter dans le laboratoire. Elle ignorait où il était, mais le bel infirmier se trouvait à plusieurs mètres et elle ne put entreprendre de conversation avec lui. Il lui avait averti que les autres pourraient les entendre.

Sa supérieure continua son travail comme d'habitude et elle laissa son regard explorer davantage les sujets de tests. Ces derniers continuèrent leur routine. Rien ne permettait de savoir ce qu'ils pouvaient penser, mais elle trouva leurs comportements robotiques. Ils se levaient le matin, prenaient leur déjeuner, allaient à la salle arc-en-ciel, faisaient leurs tests, prenaient des repas, se lavaient et retournaient se coucher depuis leur naissance...Ils ne se posaient pas de questions sur leur existence, ni sur les origines de leur pouvoir. C'est comme si tout était normal pour eux. Brenner avait un contrôle parfait sur eux. Même les plus vieux comme Deux ou Trois ne se montraient guère curieux de ce qui se cachait au-delà du laboratoire…

Ces derniers s'amusaient aux échecs. La plupart du temps Deux remportait les batailles et il semblait s'en vanter devant son ami. Elle surprit de les entendre se moquer du sujet Onze à voix base, mais la jeune femme avait des oreilles aiguisées. La jeune femme fut prise sur le fait. Trois fut surpris par son regard et baissa la tête en signe de soumission. Deux se tourna vers elle et fronça les sourcils à sa présence et se tut.

Son uniforme et son poste parlaient pour elle. Walker représentait « papa » pour eux. Une forme d'autorité à ne pas remettre en question, ni à bousculer. Elle tourna son regard vers Onze qui dessinait sur une des tables. La plupart des autres tests étaient déjà partis vers d'autres pièces pour leur test de routine.

-Tu veux jouer avec moi? Demanda une voix qui lui fit tourner la tête de même que celle de sa supérieure.

Onze avait quitté sa place pour se rapprocher d'elle, une main timide tirant sur son uniforme pour montrer sa présence, car elle n'avait que huit ans. Dr. Ellis relâcha son travail avec Neuf pour s'adresser à Onze :

-Je ne pense pas que mademoiselle Walker désire jouer avec toi, Onze. Elle doit m'assister dans mon travail.

-Oh…

L'enfant semblait déçu, car son regard se mit à contempler le sol avec tristesse.

-Cela ne me dérange pas de m'occuper de Onze si vous voulez. J'ai pris les notes pour Neuf, je peux très bien m'occuper de Onze un petit instant, proposa-t-elle à la femme scientifique. De plus, je pourrais poser des questions à Onze pendant que vous vous continuez les autres sujets.

Dr. Ellis la regarda un instant et sourit.

-Très bien. Si vous vous sentez à l'aise de questionner Onze, faites-le.

Une autorisation. Pendant un instant, Annabelle avait cru que la femme scientifique aurait rejeté son idée pour sauver du temps. Bien qu'elle semblait fermée et sévère de temps en temps, la Dr. Ellis se montrait compréhensive. L'autorisation semblait redonner de la couleur et de l'espoir à Onze. Même si honnêtement, la rouquine n'était pas très à l'aise en présence d'enfants, elle voulait faire plaisir à la petite fille.

Le sujet de tests tira sa main pour la guider et elle la suivit jusqu'à un jeu d'échec libre. Elle prit place, un sourire au visage. La jeune femme prit place à l'opposée un peu gênée, mais elle garda son cahier de notes près de ses mains.

-Je n'ai jamais joué aux échecs, Onze. Je ne pense pas être la meilleure partenaire de jeu, dit-elle à l'enfant qui ne perdait pas son sourire sur son visage.

-Ce n'est pas grave. Peter m'a déjà montré les bases...Je pourrais te montrer.

Onze lui montra rapidement et Annabelle mémorisa rapidement les déplacements des pièces. Elle n'était pas très douée. Ce n'était pas son genre de jeu, mais comme elle voulait faire plaisir à Onze et qu'elle devait la questionner, elle n'en fit pas de cas. Et puis, ça pouvait lui donner une pause que de rester simplement à côté de sa supérieure.

-Alors, comment vas-tu aujourd'hui? Demanda-t-elle en mémorisant les questions et le jeu d'échecs.

-Bien, dit-elle. J'aime tes cheveux. On dirait du feu.

-Merci, Onze, dit-elle rapidement. Pourquoi tu ne t'amuses pas avec les autres? Pourquoi tu m'as choisi?

La petite baissa le regard devant sa question. Ce n'était pas la première fois qu'on la lui posait, mais elle semblait réticente à donner une réponse valable. Annabelle n'avait peut-être pas assez sa confiance, mais elle pouvait supposer des choses. Surtout avec les propos de Deux et de Trois.

-Ils ne veulent pas jouer avec moi, répondit-elle finalement.

-Pourquoi? Est-ce que tu leur as demandé de jouer avec toi?

-Oui. Avant, j'avais Huit comme amie. Mais elle a disparu.

Un autre sujet de test absent du radar. Les sujets comme Un et Huit semblaient être des mystères ici. En effet, ils manquaient deux numéros et Walker se demandait ce qui avait bien pu se passer. Peut-être étaient-ils simplement morts? Mais disparue ne voulait pas nécessairement dire que Huit était morte. Ni Un. Il faudrait qu'elle enquête là-dessus ou qu'elle demande à Peter. Il saurait lui répondre.

-Les autres me détestent.

Ah. C'était ça. La jeune femme l'avait remarquée.

-Et puis...Peter t'aime bien. Alors, je t'aime bien aussi.

Il n'était pas autorisé à un sujet de tests de parler ou d'interpellé un infirmier par son prénom, une règle définie par Brenner. Il n'était pas autorisé non plus à un infirmier de tisser des liens avec un sujet en particulier...Pourquoi Onze parlait-elle de Peter?

Annabelle ne le prit pas en note dans son carnet. On poserait des questions sur la relation qu'Onze entretenait avec l'infirmier et on se demanderait pourquoi Peter avait parlé d'Annabelle à Onze. Donc, des ennuis. Peut-être pas pour elle, mais pour Peter.

Peter t'aime bien.

Oui, une phrase prononcée par un enfant, mais qui était vrai. Les paroles d'Onze la frappèrent. Elle repensa à la façon de se comporter avec elle. Dès le début, il s'était montré gentil envers elle, plus qu'envers les autres. Il lui avait offert un dessin, son portrait, et il avait essayé de toucher sa main à plusieurs reprises de manière délicate et maladroite. Puis, il avait embrassé sa main. Il semblait désespéré de l'aider avec sa faculté. Peut-être était-il juste galant...

Et puis, il était vrai qu'elle ressemblait à Onze. Les autres ne voulaient pas jouer avec elle lorsqu'elle était enfant et on la mettait souvent à part à cause de la couleur de ses cheveux et sa tendance à tomber dans la lune facilement. Si on n'entre pas dans le moule, on se fait rejeter.

Elle se dépêcha de poser les questions habituelles pour gagner du temps. Il aurait été intéressant de questionner Onze sur les événements du laboratoire, mais pas en présence des autres.

-Je dois y retourner, dit-elle en plein milieu du jeu. Papa va venir te chercher bientôt pour ton test.

-Merci d'avoir joué avec moi, dit Onze avec un petit sourire.

Annabelle ne savait pas pourquoi les autres la rejetaient. Onze semblait avoir du potentiel caché comme tous les autres et pour la première fois, la rouquine éprouva de la compassion envers l'enfant. Bien sûr, ils étaient tous des sujets, des rats de laboratoire appartenant à Martin Brenner et ils ne méritaient peut-être pas son attention, ni sa pitié. D'après les fiches de descriptions des divers sujets, Onze resta la plus timide. Celle qu'on avait tendance à oublier sa présence tellement qu'elle était distraite. Souvent rejetée par les autres, la petite fille se retrouva isolée sans amis. Pourtant, sa fiche avait indiqué qu'elle s'amusait avec Huit. Cette dernière avait disparu sur les papiers depuis quelques années. Elle aurait voulu en connaître davantage. Il fallait absolument questionner Peter.

-Très bien, Onze, dit-elle en restant polie et en tentant de l'encourager. Tu es meilleure que moi aux échecs. Merci de me l'avoir montré.

Elle sourit de nouveau et la porte s'ouvrit pour laisser entrer l'infirmier aux beaux cheveux blonds et les yeux de Peter se posèrent sur elles. Il ne lui parla pas par la pensée. Il aurait été dangereux que Deux ou Trois puissent entendre quelque chose, mais la jeune femme le vit sourire.

Comme d'habitude, Dr. Ellis et elle quittèrent la salle arc-en-ciel pour aller faire leur travail dans leur bureau. Annabelle quitta le bureau pour aller manger à la cafétéria un peu plus tôt avec deux livres dans ses mains et son repas. Walker retrouva les autres employés qui terminèrent leur repas et elle alla s'installer avec le peu de femmes qui travaillaient au laboratoire.

Il y avait des groupes qui s'étaient formés comme celui des infirmiers qui mangeaient ensemble, Peter n'y était pas. D'ailleurs, il ne s'y trouva pas dans la cafétéria. Le groupe des gardiens qui mangeaient ensemble aussi fixaient Annabelle avec un drôle des regards suspicieux. Les autres femmes l'accueillirent avec joie. Il fallait se serrer les coudes entre femmes après tout.

-Vous avez entendu parler de l'histoire de Stanley? Demanda une dame dans la cinquantaine qui devait travailler comme secrétaire au rez-de-chaussée du laboratoire.

-Chut...Le docteur Brenner ne veut pas qu'on discute de cette histoire. Il va sûrement l'annoncer tout à l'heure, dit une infirmière.

-J'ai entendu dire qu'il était allé à la bibliothèque et qu'il était devenu complètement fou. La plupart des personnes qui s'y trouvaient ont oublié ce qui avait provoqué ça...Il n'est pas redevenu lui-même encore à ce qu'on dit.

-Il se passe des choses étranges dans cette ville, c'est moi qui vous le dis.

Annabelle écouta la conversation. Elle avait une étrange sensation que ce serait le sujet de la journée dans tous les départements. Après tout, les rumeurs et les commérages semblaient répandus dans n'importe quel lieu de travail. Elles avaient toutes une raison de s'y intéresser, mais Annabelle ne voulait pas participer à la conservation. Le simple souvenir du visage de Stanley couvert d'araignées la rendait mal à l'aise.

-Peut-être qu'il y aura une réunion d'ici demain. Je m'attends à avoir des réponses, continua une autre femme.

La plupart des employés commencèrent à quitter la cafétéria. Il restait encore quarante-cinq minutes au sien. Peter entra à ce moment-là et il alla se servir sous le regard des femmes qui commencèrent à quitter.

-Lui...Il est bizarre, murmura une infirmière en se levant et en regardant Annabelle. Vous pouvez aller manger dans votre bureau. Je crois que ce serait mieux.

Pour de rares occasions dans sa vie, la rouquine sentit de la colère montée en elle et elle ne savait pas pourquoi elle semblait si intense.

-Je peux très bien rester ici.

-C'est juste que...Peter est dangereux et vous serez seule avec lui…, continua l'infirmière avec insistance en restant pendant que tout le monde quittait. Vous ne savez pas ce qu'il peut faire...C'est un psychopathe.

-Pardonnez-moi, mais c'est en dehors des règles de parler d'un autre employé ainsi, répondit-elle en étant énervée, les sourcils froncés et regardant l'autre avec mépris. Je ne pense pas que le docteur Brenner appréciera cela, n'est-ce pas?

-Non...Bien sûr que non, mais c'est Peter...Alors…, continua l'autre.

Putain qu'elle était énervante. Pourquoi était-elle si méchante? Pourquoi disait-elle des choses aussi méchantes sur Peter alors qu'elle ne le connaissait pas? Même chose pour Stanley…Lui non plus ne le connaissait pas.

-Peter est très gentil et très travaillant. Vous devriez quitter avant…

-Est-ce qu'il y a un problème? Demanda Peter se tenant près d'elles avec son plateau de nourriture.

Il semblait si calme. Pourtant, Walker était persuadée qu'il avait entendu la conversation. L'autre femme se crispa devant son comportement et s'excusa rapidement. Comme si les deux autres avaient attrapé la peste, elle quitta la cafétéria rapidement, la peur sur son visage. C'était quoi ce bordel?

L'infirmier amical s'assied en face d'elle, toujours aussi calme et ses yeux se plongèrent dans les siens. La colère d'Annabelle fonda comme une glace au soleil.

-Tu as pris ma défense, se réjouit Peter. Personne ne l'a jamais fait. Merci.

-Eh...Merci, répondit-elle, troublée.

Il était si sincère que son cœur manqua un battement. Incapable de supporter son regard sans rougir, elle le questionna :

-Pourquoi tout le monde te déteste ici?

«Tout le monde me déteste parce qu'il ne me comprend pas. Toi, tu es différente. Tu me fais confiance. Je l'apprécie beaucoup, Annabelle. Mes secrets te seront réveillé bientôt...Je te demande juste de continuer à me faire confiance, peu importe ce qui arrivera. D'accord?»

D'autres secrets. La jeune assistante aurait sans doute ses réponses lorsqu'ils se retrouveraient dans la salle d'archives.

«Très bien. Je te fais confiance. Je veux seulement des réponses. J'ai l'impression que tu ne me dis pas tout, Peter. Il se passe des choses étranges et tu tardes à me donner des réponses concrètes.»

«Les réponses que j'ai à te donner risque de te choquer. Si je te le dis maintenant, tu risques de démontrer de la détresse.»

«Donc, les autres avaient raison? Tu es...dangereux?»

«Est-ce que j'ai l'air d'être dangereux?»

Non. Peter semblait si doux, si calme et il l'avait aidé. Pourquoi en serait-il autrement?

«Dis-le-moi, alors. Sinon, je quitte la table et je te laisse manger seul.»

Elle avait le droit à ses réponses. Elle en avait marre d'attendre. Peter la jugea du regard et elle le sentit attraper son esprit d'une manière plus forte pour envelopper et la sonder. C'était perturbant de l'avoir visuellement en face d'elle et il se retrouvait derrière sa nuque, sous sa peau, à explorer ses émotions et ses intentions comme un livre. Le lien s'était renforcé avec le temps.

«J'ai besoin que tu promets que tu me traiteras toujours comme ton ami.»

«Oui, Peter. Je veux juste que tu...»

«Très bien. Regarde mon poignet gauche.»

Son regard se posa rapidement, ne comprenant pas sa demande, mais elle continua à l'écouter parce qu'il était le seul à lui fournir des réponses et il l'avait aidé. Elle lui était redevable.

Il tira légèrement sur son manche pour relever un tatouage noir sur sa peau blanche : 001.

Le choc et incompréhension s'affichèrent sur son visage. Un se trouvait en face d'elle. Un sujet de tests.

«Comment est-ce possible? Tu es l'un d'entre eux.»

Pour la première fois, Peter fronça les sourcils devant son air troublé. Mais elle ne s'était pas levée pour partir en courant et il en parut soulagé comme s'il craignait qu'elle puisse avoir peur de lui.

«Je suis le premier sujet de test et le premier prisonnier du laboratoire. C'est pour cela que je peux communiquer avec toi par la pensée. Je suis lié à cet endroit maudit.»

«Pourquoi est-ce que tu ne t'enfuies pas? Si tu as autant de pouvoirs que les autres, tu devrais être dans la capacité à t'échapper d'ici.»

«Je ne peux pas. Brenner m'a implanté Soteria dans le cou. C'est un appareil qui supprime la grande majorité de mes pouvoirs. Je ne peux pas sortir d'ici. Il me traquerait et me ramènerait ici de force. Tu dois garder ton calme...Ton visage est trop expressif en ce moment et les caméras t'observent. Brenner arrive...»

Annabelle reprit son repas en tentant de digérer ce qu'elle venait d'apprendre. Elle ne voulait pas quitter son siège pour partir en courant. Elle voulait continuer à avoir des réponses. Les caméras étaient toujours à l'affût.

Des pas se firent entendre et la rouquine tourna le regard pour voir Brenner entré dans la cafétéria. L'homme sembla troublé lorsqu'il remarqua Peter mangé son dîner en sa compagnie, mais il ne leva aucun commentaire.

-Mademoiselle Walker, pouvez-vous me suivre s'il vous plaît, dit-il.