L'eau.
Cristalline, pure, fraîche, désaltérante. Elle sentit son odeur avant même de voir le village se dessiner dans la poussière, au détour d'un canyon. L'eau avait l'odeur d'une promesse de repos, de soins –Et Dieu sait comme ils en avaient besoin tous les deux- de détente. L'eau avait l'odeur de la civilisation.
Takamaru réapparut au loin, tenant entre ses serres la gourde de Gaara qu'il avait volée, pleine. Il la laissa choir dans les mains de Natsuhi, qui s'empressa de la porter à ses lèvres et de boire. Ses lèvres se craquelèrent, sa gorge sèche cria de contentement. Elle s'abstint de vider entièrement l'outre, et la fit passer à Gaara avec encore la moitié de son contenu. Il se servit, sans un mot, et la vida entièrement à grands traits.
Tous deux tenaient à peine sur leurs jambes. Natsuhi considérait chaque pas effectué, grappillé vers leur destination comme un véritable miracle. Elle puait toujours le méchoui, et la douleur semblait provenir de chacun des pores de sa peau. Les derniers kilomètres étaient les plus durs. Chaque battement de cœur les propulsait en esprit vingt mètres plus loin, et l'horizon ne cessait alors de s'allonger, les éloignant paradoxalement un peu plus chaque seconde.
Le paysage avait pourtant changé. Cela, même le paradoxe du marcheur n'avait pu le dissiper. Les canyons s'étaient abaissés progressivement, soulageant Natsuhi de sa claustrophobie, des mousses d'abord, puis une herbe jaunasse avaient fait leur apparition, témoin d'eau en profondeur, mais pas encore en surface. La terre semblait moins craquelée. Derrière les montagnes, en s'éloignant de la frontière, s'étendait la savane, sauvage, qui remontait vers le nord, avant les terres d'onyx.
Sharrah était à l'origine un village de réfugiés, fuyant Ishkari l'assiégée, Ishkari la ravagée, par les tunnels, pour leur survie. Après la troisième guerre secrète, certains de ses habitants, ayant tout perdu dans la grande ville, ne voulurent plus y retourner, et s'installèrent dans cette oasis, coincée entre la muraille et la savane. De toiles de tente élimées, les habitations changèrent, et de petites maisons de boue séchée apparurent, puis une petite muraille, elle aussi de boue. Des peintures ocre, jaunes et brunes, furent appliquées sur les murs, prêtant un peu de gaîté et de vie à la petite communauté. Une termitière, presque aussi haute que la muraille, semblait grouiller sous le soleil de plomb.
Gaara était atterré. La pauvreté qui régnait ici semblait pire encore qu'à Ishkari. Une vieille femme famélique, traînant des pieds, menait un troupeau de bœufs musqués paître l'herbe sèche et jaunie de la savane, en amont du cours d'eau : Un mince filet de boue. On était bien loin des palais luxuriants des terres d'onyx du nord. Quand ils pénétrèrent le village, les gardes, avisant leurs bandeaux, les laissèrent passer avec un murmure d'étonnement. Les rues étaient presque désertes, et les quelques personnes qui déambulaient dans les rues les observaient avec mépris. L'accueil à Ishkari avait été froid et réservé, même en présence du seigneur de la province. Ici, il était carrément hostile. Et, réalisa Gaara, Natsuhi bénéficiait du même traitement que lui.
Un jeune garçon, d'environ onze ans, cracha à leurs pieds. Sa mère le tira en arrière, la peur au ventre, dévisageant Gaara de ces yeux affolés qu'il connaissait si bien. Il lui rendit son regard, espérant qu'elle n'avait pas interprété sa tristesse comme une insulte. Elle ne sembla même pas y prêter attention, et, tirant son fils, ils disparurent tous les deux dans l'ombre d'une maison de boue.
Sans ninjas, la troisième guerre n'aurait jamais eu lieu. Beaucoup de gens seraient, au contraire, bien vivants.
Avant, que mon frère ne nous trahisse et ne nous transforme en une zone de guerre, nous étions une des provinces les plus prospères. Tu n'as jamais vu Ishkari florissante, gamine, tu ne peux pas comprendre.
Quelques années avaient suffi pour transformer la beauté d'Ishkari en une fleur fanée, flétrie, dont les pétales tombaient un à un … La grande Ishkari… Alors tous les villages, les avants-postes de cette province, ressemblaient-ils à ça ? Un cloaque boueux ? Gaara comprenait maintenant pourquoi les gens semblaient si renfermés, même à Ishkari. Ca n'avait rien à voir avec le démon. En réalité, ils ne savaient certainement même pas qui il était.
Les ninjas. Que pouvaient penser ces gens des ninjas, qui avaient ravagé leur province quelque quinze années auparavant, trahis par l'un de leurs compatriotes, Khandar, et oubliés ensuite, par commodité ?
Et à Suna ils auraient aussi aimé t'oublier toi, pas vrai ? Eux, rien ne les empêchait d'être oubliés… La seule différence, c'est qu'ils ne pouvaient t'ignorer, toi.
Sandâr… Sandâr avait voulu se venger. C'était compréhensible.
Une petite filles aux yeux noirs comme de la laque les dévisageait, ouvertement éblouie par leurs vêtements élimés par le combat –bien plus neufs que ceux qu'elle portait- leurs armes étincelantes, et les bandeaux de ninjas. Ses lèvres s'entrouvrirent dans son émerveillement. Son ventre, anormalement gonflé, trahissait son état de malnutrition.
Mais, grimaça Gaara, certainement pas excusable.
Un seigneur de province, même du trou du cul du pays du Vent, jura-t-il intérieurement, aurait dû se battre pour sa province. Pour les habitants, qu'il aurait dû chérir. Pas pour une vengeance qui les aurait sacrifiés au nom d'une cause supérieure aussi insipide que la destruction.
Sa province… Sa province avait été détruite, ravagée, piétinée. Gaara comprenait la colère. Si Toriyama avait été un simple habitant, il aurait compris ce désir de vengeance. Il aurait pu le pardonner.
Mais il avait été leur seigneur. Toriyama avait eu une obligation envers ce peuple. Ils l'avaient cru. Ils l'avaient aimé. Il les avait trahis. Ils auraient été sacrifiés dans les ravages que Shukaku aurait causé sur son passage.
-Gaara, murmura Natsuhi, je ne crois pas qu'ils vont nous permettre de nous reposer. Je ne sais même pas s'ils pourraient nous donner à manger –s'ils le voulaient, ce qui n'a pas l'air d'être le cas.
Elle avait certainement raison. Et Gaara savait à qui on devait cette pauvreté. En partie à Toriyama, bien sûr, mais surtout à lui, responsable direct, qui s'était voilé continuellement la face, jusqu'à la fin. Eternel connard.
-Je te maudis, murmura Gaara entre ses dents.
-Hein ?
-Non… Rien, ce n'était pas pour toi. Je pensais au responsable de ce gâchis.
-Le responsable ?
-Si je veux sa place, je suppose qu'il faudra que j'arrange tout ça, grogna Gaara.
Elle ne comprit pas, et se tut. Elle allait ouvrir la bouche pour demander un éclaircissement quand un homme sortit d'une maison de boue pour se poser devant eux, les mains posées sur les hanches. Entre deux âges, ses cheveux poivre et sel lui donnaient l'air d'un père sévère, mais juste. Sa barbe, fournie descendait jusqu'à mi-poitrine. Comme tous les habitants de Sharrah, il était maigrichon, et hostile. Il toisa Natsuhi et Gaara de haut en bas.
-Que voulez-vous ? Vous n'avez rien à faire ici. Vous n'êtes pas les bienvenus.
Il ne manquait pas de cran. Natsuhi et Gaara auraient pu dévaster ce village de boue, même épuisés comme ils étaient. Mais ça n'aurait été que perte d'énergie, et cet homme le savait probablement.
-Nous cherchons un endroit pour nous reposer, déclara Gaara. Un endroit ou dormir, peut-être un peu d'eau, c'est tout. Nous ne vous importunerons pas.
-Habituellement, rétorqua l'homme, nous sommes accueillants avec les étrangers. Nous avons le sens de l'hospitalité. Mais des ninjas ne seront jamais plus acceptés parmi nous. Même pour une soirée.
Dans la case, derrière lui, un enfant pleurait.
-S'il vous plaît, supplia Natsuhi. Nous ne vous connaissons pas. Nous ne sommes pas responsables de ce qui vous est arrivés. Nous pouvons travailler pour assurer notre quotidien, si vous le souhaitez…
-C'est non.
-Attends, Mikaze.
Une femme, elle aussi entre deux âges, avait rabattu un pan du tissu qui servait de porte à la maison. Les pleurs de l'enfant se firent plus insistants. Elle inspecta à son tour leurs deux visiteurs des pieds à la tête.
-Vous êtes des ninjas, hein ? Si vous voulez qu'on vous tolère ici, rendez-vous utile. Sinon, retournez mourir dans le désert, et ne nous ennuyez plus.
Gaara considéra la femme en silence. Elle ne manquait pas de courage. D'autres lui auraient fait payer son impertinence. Lui ne s'en serait pas privé, dans un passé pas si lointain…
-Dites toujours ce que nous pouvons faire, dit-il, les bras croisés sur sa poitrine, et nous verrons.
Elle eut un mouvement sec du menton en direction de l'homme, qui hocha la tête de haut en bas en retour, puis s'en retourna sous la tente. Dans l'instant où le pan de tissu se rabattit devant l'ouverture, Gaara eut le temps de voir l'enfant qui pleurait : Deux ou trois ans, une touffe de cheveux noirs crépus, et des plaques rouges couvrant la majeure partie de son corps. Le dénommé Mikaze toussa, ramenant les yeux de Gaara vers lui, et lui jeta un regard ouvertement venimeux.
-Suivez-moi, ninjas.
Le mot, prononcé avec une haine évidente, semblait lui écorcher la glotte.
Ils suivirent Mikaze, slalomant entre les huttes de terre. Gaara se porta à sa hauteur, et glissa discrètement à son oreille.
-S'il vous plaît, je vais vous accompagner, et faire tout ce que je pourrai, mais ma coéquipière est gravement blessée et ne nous sera d'aucune utilité pour le moment. J'aimerais la laisser se reposer pendant que vous m'exposez le problème... Je vous en prie.
Il se retourna, et détailla Natsuhi de haut en bas, et la jeune fille semblait prête à tomber en miettes à chaque seconde. Il grommela, obliqua vers la droite et lui désigna l'entrée d'une case, recouverte d'une porte faite de colliers de perles.
-Vous pouvez aller là, jeune fille. Reposez-vous vite si vous pouvez nous être utile.
C'était visiblement une réserve de nourriture pour le bétail, comme en attestait la paille et le fourrage rangés ça et là. Natsuhi s'assit sur une botte jaunie avec un luxe de précautions, jeta un œil à Gaara qui acquiesça d'un signe de tête : Il se débrouillerait tout seul. Alors elle s'allongea, sous l'œil attentif de Takamaru. Elle dormait avant que Gaara ne ressorte de la case.
-Allons-y, déclara Gaara.
Derrière le village, à quelques centaines de mètres, à flanc de montagne, coulait un filet d'eau, tellement lentement qu'elle croupissait dans les creux et les recoins des roches en dégageant une odeur nauséabonde. Ils croisèrent deux hommes qui descendaient une petite piste de terre battue, aux os saillant sous la peau, une pioche sur l'épaule. Leur regard désabusé et amer suffit au chef du village pour comprendre leur compte rendu, et il se contenta d'un bref signe de la main.
Ils gravirent encore quelques mètres pour s'arrêter devant un pan de falaise portant des centaines de coup de pioche, mais également quelques marques plus erratiques attestant de l'utilisation d'explosifs.
-Ca fait six mois, commença Mikaze, que nous avons découvert que derrière cette paroi se trouvait un grand lac souterrain. Une nappe phréatique. Mais il coule tellement peu d'eau vers le village que le peu que nous recevons ne suffit pas et transmet toute sortes de maladies. La roche est trop dure pour nos pioches qui se cassent dessus, et les explosifs sont inutiles. La configuration de la nappe par rapport à la roche nous interdit la création de puits. Nous tentons avec acharnement d'agrandir un peu le trou qui laisse l'eau couler vers notre village, en priant pour que tout ne cède pas si brutalement que le village serait submergé. Jusqu'ici, aucun risque, nous avons à peine augmenté le diamètre de l'ouverture…
-Et vous pensez que je suis capable de mener à bien votre projet ?
-On dit que ceux qui portent les démons sont fous. Mais vous n'avez pas l'air fou. On dit aussi qu'ils disposent d'une puissance immense, et ça, je le crois. Oui, continua-t-il en ricanant au mouvement de saisissement de Gaara, je vous ai reconnu. Mais pour vous dire la vérité, pour nous, tous les ninjas sont des démons.
Un silence glacial ponctua ses paroles. Le vent fit voler quelques grains de poussière à leurs pieds, poussant vers eux l'odeur fétide du filet d'eau croupie.
-Bien, murmura Gaara.
Il n'aurait pas la force. Pas maintenant. Mais il lui fallait essayer, au moins de quoi justifier qu'on les garde, lui et Natsuhi, sinon il n'y aurait pas de lendemain pour eux. Sauf s'il se résignait à massacrer tous les villageois, et il préférait ne pas y penser, car il savait que le regard de laque de cette petite fille reviendrait le hanter dans le noir…
Il rassembla ses dernières forces, se servit du sable de sa calebasse et entreprit de sonder la mince fissure pour trouver le bon endroit à entamer. La roche était dure, plus dure que tout ce qu'il avait pu rencontrer jusqu'alors. Il décomposa, décomposa, décomposa, mais le moindre de ses efforts ne détachait que quelques atomes. Quelque chose bascula, et, brusquement, il ouvrit les yeux dans les bras de Mikaze qui venait de l'empêcher de s'écraser contre le sol.
-Je… Je…
-Je vois. Finalement, il faudra bien que je vous laisse vous reposer on dirait. Ceci dit, c'est déjà mieux. Ça suffit pour une nuit de repos, en tout cas.
Gaara tourna la tête vers la falaise, et vit que l'eau s'écoulait plus vite, certes pas assez pour nourrir tout un village, mais assez pour empêcher que les bactéries ne stagnent dans des flaques.
Le retour au village fut un calvaire, même avec le soutien de Mikaze. Il ne tenait presque plus debout. Natsuhi était toujours allongée, endormie sur sa botte de paille. On leur alloua une misérable tente dans un coin, on porta sa coéquipière sur un vieux matelas sans qu'elle se rende compte de rien. Gaara s'installa sur le sien, et ferma les yeux.
Pas question de dormir, mais rester immobile quelques heures ne pouvait pas faire de mal.
