Ils le rattrapèrent peu avant le crépuscule. Mani se jeta sur lui, et l'écrasa de sa masse colossale, tandis que Kara lui liait efficacement les mains et les pieds, lui arrachèrent l'œil de Khandar. Ils cherchèrent un instant la bouilloire -sans succès-, le frappèrent suffisamment pour qu'il ne les gêne pas, et qu'il bredouille qu'il n'avait rien dissimulé qui ne fut sur lui. Suffisamment pour qu'ils en soient presque sûrs.
Quand ce fut le cas, les deux mystérieux guerriers -la brune sculpturale et le colosse noir-, traînèrent le Seigneur Toriyama derrière eux pour un long voyage à travers le désert. Il existait des méthodes bien plus efficaces que la torture pour faire parler un homme, et ils pourraient en disposer à leur base.
Ils sauraient bientôt où était passé le réceptacle de Shukaku.
Il n'y avait pas de sommeil, rien que la torpeur.
Elle venait lorsqu'il était épuisé. Non pas simplement après une journée de veille, mais lorsqu'il était vraiment épuisé, vidé de toute sa substance, avec juste assez de chakra résiduel pour le maintenir en vie et empêcher Shukaku de pointer le bout de son nez.
Il n'y avait pas de sommeil, rien que cet état second, dans lequel on ne pensait à rien, où les pensées devenaient blanches, et où seuls les sons semblaient franchir la barrière entre le cerveau et la pensée, sans pour autant que cette dernière leur attribue la moindre signification. On ne sentait que le temps passer, sans savoir combien s'était vraiment écoulé. Certains ninjas auraient appelé ça de la méditation. Pour Gaara, ce n'était que la torpeur : un ersatz de sommeil, un mauvais substitut, moins efficace.
Et les seuls bruits qui lui parvenaient étaient les ronflements de Natsuhi. C'était la première fois qu'elle ronflait en dormant, et cela voulait sûrement dire qu'elle était vraiment épuisée. Dans le blanc de ses pensées, son nom revenait périodiquement. Ça aussi, ça voulait sûrement dire quelque chose, mais la torpeur ne permettait pas à Gaara de mettre le doigt dessus.
Et puis, après un temps indéfinissable, les ronflements cessèrent, et une respiration plus régulière prit sa place. Puis des bruits de réveils, et enfin, les bruissements du matelas sur lequel on se relève. Gaara ouvrit les yeux.
Il avait à peu-près récupéré. Ses blessures avaient disparu en une nuit et une journée entière, grâce à Shukaku. Sa réserve de chakra était loin d'être pleine, mais suffisante pour tenir correctement le coup en cas de combat modéré. Natsuhi était loin de tenir la comparaison, et s'efforçait de ne pas grimacer en se levant du lit, couverte de bleus et de bosses. Mais elle tenait debout. Elle pouvait marcher.
S'équipant de sa gourde de sable, Gaara sortit sans un mot, achever le travail qui lui avait valu leur place. Il en était capable, à présent. Ils auraient peut-être un peu de nourriture en échange, mais ça n'était pas vraiment important. Moins que le fait qu'il pourrait ainsi régler une partie de la dette que l'autre lui avait légué. Réparer une partie des erreurs de son ascendance. Il le maudit encore, en silence.
Lorsqu'il passa sous le pan de tissu qui délimitait l'entrée de la tente, et après quelques pas dans le village, il se rendit compte que les villageois ne le regardaient plus comme avant. Toujours de la circonspection, mais plus de haine. Et dans les yeux de certains, dans les yeux de laque ce cette petite fille, une lueur d'espoir.
Ils étaient une dizaine à creuser quand il arriva, galvanisés par ce simple filet d'eau qui coulait un peu plus vite depuis vingt-quatre heures. Ils se retournèrent pour le voir arriver, silencieux, avec, réalisa Gaara, du respect. Simplement du respect, sans crainte ni dégoût. C'était étrange. Pas désagréable. Apaisant. Il leva la main vers la fissure dans le roc, faisant s'écouler un mince filet de sable vers sa destination, et se mit au travail, bien plus efficacement que la première fois. La fissure s'agrandit, insensiblement. Les grains crissaient contre la roche, la réduisaient en poudre. Elle était très dure, et Gaara n'oublia pas d'en récolter pour sa réserve personnelle.
Au bout d'une demi-heure, l'ouverture avait doublé de volume. L'eau qui s'écoulait aurait suffit à nourrir un village trois fois plus grand que Sharrah, et elle semblait pure, d'une transparence parfaite. Le silence se changea en rires de joie, d'abord timides, puis de plus en plus intenses, en félicitations. C'était suffisant pour faire tourner la tête, pour avoir l'impression de décoller. Kazekage. C'était cela qu'il voulait des habitants de Suna. C'était cela. C'était pour ça.
En redescendant vers le petit village, Gaara se sentait presque flotter. Il avait donné ce qui lui semblait peu. Il récoltait plus que tout ce qu'il avait imaginé. La reconnaissance. La joie. Les personnes n'étaient pas les bonnes, mais c'était des êtres humains, et il en avait été capable. Il en avait été capable, et il avait gagné le droit de s'en réjouir.
Ce soir là, il y eut une sorte de banquet, pour le féliciter, et aussi pour fêter l'avènement de jours meilleurs. Pas énormément de nourriture, quelques litres d'un alcool très fort auquel Gaara n'osa pas toucher, de peur que Shukaku ne profite d'une ébriété pour se manifester, et, surtout, beaucoup de joie et de bonne humeur. Natsuhi, une fois assise lentement sur sa chaise, se mit à rire aux plaisanteries des villageois. Gaara se contentait de sourire, mais la lueur qui dansait dans ses yeux était neuve, et bienveillante.
Pour la première fois de son existence, il passa une soirée entière à ne penser qu'à des choses gaies.
Et il s'aperçut qu'il aimait ça.
-Allez, avance!
On poussa Renji dans sa cellule, on claqua la porte garnie de barreaux avant de la cadenasser solidement, puis de sceller le cadenas à l'aide de sceaux ninjas complexes dont même lui n'avait jamais dû entendre parler. Sedara était plutôt soulagée de se voir enfin délestée de ce fardeau: Il ne représentait plus un danger, et elle était enfin en permission.
-Franchement, à ta place, j'aurais honte, cracha Toru.
Renji ne répondit pas, ce qui porta la rage de son coéquipier à son comble.
-Répond quand on t'insulte !
Le médic eut un regard désabusé, un brin exaspéré.
-Je ne vois pas de quoi j'aurais honte, vu que je n'ai rien à voir dans cette histoire. Mais depuis le temps que je le répète, je pense que si tu avais dû me croire, tu l'aurais déjà fait.
Une sorte de petit sifflement sortit d'entre les lèvres de Toru, qui fit brusquement volte-face pour se diriger d'un pas rapide vers la sortie. Sedara dévisagea un moment le traître, puis suivit le ninja à la natte noire. Avant de sortir, elle ne put s'empêcher de lâcher une petite phrase assassine :
-J'espère que tu aimes autant l'équipe d'interrogatoire que tu as aimé la fermer pendant le voyage. Tu risques de ne pas être déçu.
Renji ne put réprimer un frisson. Mais elle était déjà partie.
Conservant du mieux possible l'air stoïque, impassible, de celui qui cautionnait plus ou moins l'attitude de son taré de coéquipier, Senjiro détourna légèrement la tête pour ne plus voir.
Il n'y avait rien à faire. Il était un ninja aguerri. Supportait n'importe quelle scène de combat. Quand le sang coulait à flots, quand les hommes mourraient, quand les entrailles se déversaient sur le sol, quand les civils étaient touchés, tout cela, il supportait sans broncher. Pourtant, Raito qui tuait, ça, il devait tourner la tête pour ne plus le voir.
Il ne faisait pas de scène incroyable, pourtant, comme certains autres ninjas un peu dérangés avec qui Senjiro avait eu l'occasion d'évoluer. Pas de scènes de torture, pas de morceaux éparpillés un peu partout. Pas, non plus, d'humiliation de l'adversaire avant la mise à mort. Raito ne disait jamais rien, d'ailleurs, même si les autres l'insultaient, le provoquaient, tentaient de le pousser à bout. Simplement il se battait, finissait par immobiliser son adversaire, et passait à la mise à mort. Académiquement. Le parfait schéma enseigné aux jeunes recrues, le cas d'école. Rien de tout cela n'aurait été insupportable si ce n'était l'expression de son visage.
Raito fixa tranquillement le vieil homme, un civil, avec un léger doux sourire. Rien de vicieux, rien de caché dans ce sourire. Il était réellement heureux de se retrouver dans cette situation, face à un homme qu'il allait torturer –une fois n'était pas coutume, il savait où se trouvait Sabaku no Gaara et, si ça ne faisait pas partie de la routine, Raito n'avait rien contre quelques ongles arrachés-, puis mettre à mort. Absolument aucun bluff dans ce sourire : Pour Raito, ce moment était un instant précieux, privilégié.
Il pencha sa tête, et ses longs cheveux noirs glissèrent pour tomber sur le visage de sa victime. Senjiro ne sut jamais ce qu'il murmura à son oreille, mais l'homme regarda alors dans la foule des villageois une petite fille aux yeux de laque les yeux agrandis de frayeur, et se mit à parler en tremblant. Raito le laissa tranquillement s'exprimer et son regard s'adoucit de seconde en seconde, au fur et à mesure que le moment tant attendu approchait.
Senjiro fit sortir en silence tous les villageois de la tente dans laquelle se déroulait la scène. Il ne tenterait pas de l'arrêter : quand Raito était comme ça, rien ne pouvait l'empêcher de tuer. Une fois terminé, on avait aussi intérêt à le laisser tranquillement reprendre ses esprits sous peine d'être la prochaine victime, et, si Senjiro était capable de faire preuve de calme –intérieurement seulement- ce ne serait pas le cas des villageois. Il tourna le dos et attendit.
-Ne t'inquiète pas, je ne te ferai pas souffrir…
Sa voix avait la texture d'un voile de soie, d'une caresse. Il saisit doucement la nuque du vieil homme, hypnotisé, avec un geste très tendre, et, du pouce, caressa son menton.
Puis le long poignard courbe de Raito fut dans son cœur.
Et, durant les quelques secondes qui définissaient son agonie, Raito le regarda mourir. Sans tristesse, sans cette basse excitation malsaine qui caractérisait parfois les ninjas dérangés, mais exactement de la manière dont on regarderait la personne avec laquelle on passerait le reste de sa vie, dans un moment intime. Avec un amour absolu.
C'était inapproprié. C'était obscène. C'était insupportable. Le vieil homme tomba dans les bras de Raito, foudroyé, et l'homme l'enserra de ses longs doigts blancs, l'accompagnant dans sa chute. Ils restèrent là un moment, tandis que la lueur de vie dans les yeux fatigués s'éteignait, tandis que l'autre se gorgeait de cette vie qu'il avait prise, à la manière d'un vampire. Parce que pour lui, prendre la vie était le seul moment où il ressentait quelque chose. Et il ressentait quelque chose de si pur que tuer était devenu une drogue.
Senjiro savait très bien ce qu'il faisait, mais la seule chose qu'il perçut vraiment fut le long soupir qui annonçait la fin de la curée et le début du retour à l'ordre. Ce moment fragile où il ne fallait surtout pas le déranger.
Et ce qu'il ressentait, cet amour absolu avec sa victime, écœurait toujours Senjiro. On pouvait ressentir beaucoup de chose durant cet acte, mais pas ça. Ça, c'était réservé au domaine de la vie privée, à la personne qu'on aimait. Pas à celles qu'on tuait. C'était pervertir l'amour, le détourner de la manière la plus vile qui soit.
Kara n'était pas avec eux, ou ils se seraient aperçus qu'ils tournaient en rond, qu'ils avaient perdu la direction de Suna comme de Sharrah avant une grosse demi-journée. Quant à espérer rejoindre le Jinchuuriki, il n'en était plus question. Quand ils comprirent, Raito eut un léger sourire, et murmura, doucement, qu'il comprenait maintenant pourquoi il avait eu l'impression que sa victime pensait avoir gagné au moment de mourir. Il ne semblait pas lui en vouloir, car pour lui, tout était pardonné quand le kunai trouvait le cœur. Ce n'était pas le cas de Senjiro, qui fulmina des heures durant avant qu'ils ne retrouvent le chemin du village du sable.
Ils n'avaient plus qu'à rentrer bredouille.
Suna. Suna se dressait enfin devant eux, ses falaises protectrices se dessinant, massives, imposantes, au-dessus de leurs têtes. Le matin venait de se lever, et l'ombre de la muraille les recouvrait déjà, les protégeant du soleil de plomb qui pointait son nez à l'est.
Ils étaient de retour. Enfin, à la maison. Tout n'était pas fini, mais Natsuhi se sentait soulagée de retrouver cet endroit familier, sécurisant.
-Enfin chez soi, lâcha-t-elle avec bonne humeur, oubliant ses genoux écorchés et les tiraillements de sa peau consécutifs aux blessures subies durant leur épopée. Une visite chez les médics, un bon bain, et je serai comme neuve!
Gaara grommela. Il ne semblait pas partager l'enthousiasme de son équipière.
Quelques minutes plus tard, ils se présentaient à la porte du village, et Natsuhi comprit pourquoi. Le regard que lança le garde à Gaara était sans équivoque, et ressemblait certainement à ceux qu'elle lui réservait aux premiers jours de leur aventure. Il la couvrit de honte. Encore une fois. Comment pouvait-on vivre avec ce regard posé sur soi, en permanence? Comment pouvait-on se supporter?
-Natsuhi, ton frère t'attend avec impatience, déclara le second préposé à la garde de la porte. Quand vous aurez fait votre rapport, il veut que tu ailles le voir.
-Temari et Kankurô sont là? Demanda une voix grave.
Il avait retrouvé l'air sombre et renfrogné des premiers jours, repassant ce masque avec la même facilité avec laquelle il aurait enfilé un vêtement. Sa carapace. Celle qui le protégeait des regards de dégoût, qui le mettait à l'abri.
Et, alors que l'attitude du second garde changeait pour se mettre au diapason du premier, Natsuhi se dit qu'il en avait grand besoin, de cette carapace, tant ce regard mauvais la clouait sur place. Elle attrapa discrètement la manche de Gaara, et le tira un peu, l'entraînant avec elle quelque pas plus loin. Le masque glissa un court moment, et une expression fugitive d'étonnement traversa le Jinchuuriki. Et la colère, la même que celle qui l'avait prise lorsqu'elle s'était mise devant lui pour le protéger, une colère noire, la submergea, contre elle-même et contre le monde entier. Non. Il n'aurait plus à affronter ces regards tout seul. Elle le traîna plus en avant dans le village, loin des deux imbéciles.
Mais au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans le village, les regards noirs devinrent plus nombreux, plus insistants. Au bout de quelques minutes, Natsuhi devint paranoïaque: Elle imaginait que tout le monde parlait d'eux. Et ce n'était sûrement pas vrai, mais, de temps en temps, un regard confirmait ses vagues soupçons, et c'était comme si tous les autres s'étaient rendus coupables au même titre que le véritable coupable.
Et Gaara la regardait. Et le masque tombait de plus en plus souvent au fur et à mesure qu'il comprenait pourquoi elle était en colère. Chaque fois qu'elle le tirait un peu plus loin d'un villageois qui avait manifesté sa haine, elle s'énervait un peu plus, baissant la tête, s'assombrissant. Elle... Elle désapprouvait leur attitude.
-Arrête, s'il te plaît.
-Quoi? Cracha-t-elle, se retournant brutalement. Elle ressemblait à une bête aux abois, traquée par la foule, comme si on allait lui sauter dessus d'un instant à l'autre.
Et c'était sûrement à ça qu'il aurait ressemblé si elle n'avait pas été là.
Partager
Gaara avait toujours pensé qu'il serait agréable de partager la souffrance. Ça l'en aurait peut-être un peu déchargé. Et c'était le cas. Il était en fait tellement surpris que quelqu'un puisse partager sa réaction qu'il en oubliait sa propre colère.
Mais finalement, partager ça... Non. Ça soulageait, mais ce n'était pas agréable.
-Ce n'est pas pour toi. Ce n'est pas à toi d'être en colère à ma place.
-Mais... Mais... Ce n'est pas juste! Ils ne savent rien de toi! Tu n'es pas comme ils l'imaginent, je...
-Je sais. C'est comme ça. J'ai essayé, tu sais, de casser ce mur... Mais ce n'est pas comme ça qu'on fait.
Elle grommela dans ses dents, serrant les poings. Le fait qu'elle soit ainsi en colère produisait un effet étrange: il empêchait Gaara d'être en colère, comme si elle l'avait absorbée. Et il se retrouvait sur un îlot. Un curieux îlot de calme, au milieu de la tempête. Ils le regardaient, le haïssaient, mais parce qu'elle était là, parce qu'elle ressentait ce sentiment d'injustice, elle avait l'effet d'un bouclier. Et lui, derrière, laissait passer ces sentiments comme de l'eau autour de lui. Il les traversait.
Quel calme...
-Comment on fait, alors? Râla-t-elle.
Ils étaient presque arrivés devant le palais du Kazekage. Il s'arrêta, se tourna vers elle, et la regarda droit dans les yeux. Il eut un léger sourire.
-On fait comme avec toi, au début. On encaisse, on fait son boulot, et on attend. Et on oublie jamais d'espérer. Jamais.
Elle se détourna, sembla un instant au bord des larmes, et Gaara s'en voulut de lui avoir rappelé qu'elle leur avait ressemblé un jour. Elle poussa un soupir, puis dit, d'une toute petite voix:
-Je te demande pardon. Excuse-moi. Je...
-Je sais. Ne t'en fais pas.
Elle le dévisagea à nouveau, la colère disparue de son visage, mais remplacée par une grande tristesse, et beaucoup de honte. Elle mit les mains dans ses poches, mal à l'aise, et se remit à marcher en direction du palais. Et Gaara sentit petit à petit les regards peser à nouveau sur lui, de plus en plus fort. Il regretta presque qu'elle ne soit plus en colère.
Mais non. Elle ne devait pas assumer ça à sa place. Il retrouverait cet instant de calme, cet îlot de tranquillité, tout au fond de lui-même, lorsqu'il serait prêt. Mais elle ne pouvait être son bouclier pour toujours: C'était une chose qu'il ne pouvait pas lui demander.
Il s'avança à son tour vers le palais, la suivant de quelques mètres, et ce fut un peu comme si sa tristesse à elle s'insinuait à travers les pores de sa peau.
