Errer.
Errer, traîner les pieds dans le sable des chemins, sans but précis, et essayer de contenir le lent étau de la solitude qui serrait lentement et inexorablement sa gorge.
La place du marché, bondée, donnait directement devant le palais du Kazekage où ils avaient délivré leurs rapports. Une malédiction pour Gaara. A l'aller, elle avait joué le rôle du bouclier, mais elle habitait de l'autre côté du village, et pas lui. Elle était attendue. Pas lui.
Etrange, comme, une fois qu'elle s'éloignait, une fois qu'il se retrouvait totalement désœuvré, sans personne pour donner le change, la solitude revenait, plus forte qu'avant, avec cet effet boomerang qui lui coupait presque le souffle. Les distractions habituelles ne suffisaient plus. Regarder les volutes qui se dessinaient dans le sable n'apaisait plus. C'était comme si elle avait soulevé un voile, révélant tout un monde caché à ses sens. Elle était partie –momentanément partie, juste dîner avec son frère-, mais plus rien d'autre ne l'intéressait que ce nouveau monde, et il était incapable de soulever le voile seul. Et il se haïssait de devenir dépendant à ce point.
Si seulement Temari ou Kankurô n'étaient pas partis en mission, il aurait pu se tenir près d'eux et simplement les écouter parler, comme il le faisait parfois. Le manque se serait un peu délité. Il se serait senti un peu moins seul. Juste un peu.
Seul.
Il l'aurait également supportée, la solitude, n'eut été leurs regards scrutateurs, le descendant plus bas que terre, aussi explicites que s'ils lui avaient crié leur haine et leur aversion.
Abomination. Monstre.
Pourquoi en souffrait-il plus que d'habitude ? Parce qu'il savait que ce n'était pas le cas ? Parce que certains –rares- commençaient à l'accepter comme il était ? Parce qu'il voyait une lueur filtrer au bout du tunnel ?
Et la colère s'était remise à monter. Contre ceux qui le dévisageaient lorsqu'ils pensaient qu'il ne regardait pas, contre tout. Contre lui-même, incapable de tenir debout sans cette béquille et son rayonnant sourire. Merde, elle n'avait pas à s'arranger pour que tous ses morceaux restent collés ! C'était son boulot à lui, ça !
Il shoota dans un caillou au hasard, se tourna brusquement vers un homme aux cheveux bruns qui chuchotait à l'oreille de sa voisine en le regardant, lui dédiant la fameuse tête de panda mal lunée qui faisait si peur à Kankurô. Ils blêmirent, et s'éloignèrent en silence. Oh, oui, à présent qu'elle n'était plus là, il devait vraiment ressembler à cette bête traquée dont il avait vu le reflet alors qu'elle prenait le rôle à sa place.
Danger. Cette chose, il ne l'avait plus ressentie depuis l'épisode des assassins de Toriyama. La folie revenait, doucement, avec la colère. Il la sentait monter, comme quand il scrutait les ombres d'Ishkari. Il devait trouver quelque chose à faire. Vite. Ne pas rester dans la rue, où des centaines d'yeux le traquaient.
Il bondit, décolla à toute vitesse, déclenchant un mouvement de panique parmi les civils qui l'entouraient, empêcha de justesse à une gamine de se faire piétiner en la soulevant de son sable. Elle se débattit, instinctivement, mais il l'avait déjà déposée, et s'éloignait à vitesse ninja à travers les maisons aux toits arrondis.
Il y avait une sorte de terrain vague, dans lequel ils venaient s'entraîner, avec leur sensei, près des portes du village. Il n'y allait jamais. Il n'y avait jamais personne, à part quelquefois des aspirants Rock Lee, qui s'entraînaient seuls. Le dernier avait dû mourir deux mois auparavant. Lui préférait se percher sur les hauteurs des murailles, et surveiller, mais ce n'était pas ce qu'il lui fallait à présent.
Il s'avança vers les bottes de pailles durcies, aussi denses que des troncs d'arbres, posa sa gourde contre l'une d'elles, et se mit à frapper. Shukaku fit instantanément un petit coussin autour de son poings, parce qu'il n'y avait mis volontairement aucun chakra. Et il se serait blessé, sans cela, parce qu'il avait frappé de toutes ses forces, sans aucune protection. Il continua, donna un deuxième coup, un troisième, un quatrième. Il ne pouvait pas se blesser, la douleur ne pourrait pas le détourner de la folie, mais la concentration et l'épuisement le pourraient sûrement, elles. Il continua à frapper, sans chakra, simplement avec ses muscles –et Gaara était plutôt genre gringalet-, mais avec toute sa force. Et la douleur vint, quand même, parce que ses muscles s'endolorirent, et le soulagement avec elle, parce que les endorphines se déversaient lentement dans ses veines, et que ça, Shukaku n'y pouvait rien. Au bout d'une bonne demi-heure de coups directs, la botte de paille céda, et s'affaissa dans le sable. Il se dirigea vers la suivante.
-Tu te lances dans le Taïjutsu maintenant ? Je croyais pourtant que tu savais que ce n'était pas ton point fort…
Il s'arrêta, son poing à mi-distance entre lui et sa cible.
-Sensei.
Baki se tenait derrière lui, en habits de Jonin, croisant les bras, le pan de tissu recouvrant la moitié de son visage se soulevant légèrement au vent, dévoilant l'orbite vide par intermittence -L'œil que Gaara lui-même avait crevé dans un de ses accès de folie.
Ca tombait à la fois bien et mal. Bien parce qu'ils avaient des choses à se dire, et qu'il fallait que ça sorte. Et que ça sortirait. Mal parce que Gaara ne savait pas très bien encore s'il parviendrait à se retenir de le tuer si ça dégénérait.
Subtilement, la tension monta, alors que l'homme et l'adolescent se dévisageaient, que le visage de Gaara se fermait, et que Baki se rendait compte qu'il aurait mieux valu qu'il passe son chemin pour conserver sa tranquille après-midi.
Baki fit soudain demi-tour, et s'éloigna, comprenant qu'il valait mieux laisser seul le Jinchuuriki. Mais Gaara ne le laissa pas s'en tirer à si bon compte.
-Sensei.
Ce dernier s'arrêta, attendit, mais ne se retourna pas.
-J'ai quelques questions à vous poser, sensei.
Lentement, Baki tourna la tête. Une émotion fugace s'était dessinée sur le visage de Gaara. Du mépris. De la colère. Elle était différente de la colère palpable et habituelle qu'il émettait à l'intention de tout le monde et personne en particulier elle était spécialement dirigée contre Baki.
-Et ces questions vont nous conduire à nous battre, n'est-ce pas ? Je connais ce regard, tu avais le même la dernière fois. Je serai sans pitié si tu décides d'engager le combat.
-C'est vrai. Et moi je n'hésiterai pas une seconde à vous arracher votre second œil si la réponse est mauvaise. Ou si vous refusez de répondre.
Le ton était froid, sans réplique. Ca n'avait pas l'air d'une plaisanterie. Avec Gaara, ce genre de paroles n'était jamais une plaisanterie. Baki tendit ses muscles, se préparant à tout. Et Gaara se rendit compte qu'il avait envie de se battre contre cet homme, pour beaucoup de raisons. Que la folie n'était pas loin, mais que c'était lui qui en avait envie, et que ça n'avait rien à voir avec ce qui le poussait à tuer, avant.
-Dans ce cas, je n'ai pas vraiment le choix, pas vrai ?
-Qui sont les Veilleurs ?
Baki pâlit nettement, pris au dépourvu. Il eut un mouvement de recul.
-Ils me suivent depuis notre départ avec Toriyama. Ils ont tenté de le tuer, mais ont fui devant moi, ont essayé de me contourner pour atteindre leur objectif. Leur attitude est celle de ces imbéciles de pro-militaires qui me convoitent comme une arme. Et vous faites partie de ces imbéciles. Alors je vous pose la question : Qui sont-ils ? Répondez maintenant.
-Je… Je n'en sait rien, répondit Baki, un peu trop vivement.
Un léger sourire, un peu cruel, prit place sur les lèvres de Gaara.
-Mauvaise réponse, murmura-t-il.
Avant que Baki n'ait eu le temps de faire quoi que ce soit, une boule de sable explosa à ses pieds avec une sorte de bruit mouillé, et des filaments s'en détachèrent, tentant de l'emprisonner. Il se dégagea avec une rapidité stupéfiante, esquivant les traînées de sable qui le poursuivaient, lançant une lame d'air pour en couper une en deux au moment où elle allait l'atteindre.
De son côté, Gaara croisa simplement les bras, fit jouer le sable pour replacer sa gourde bien sur ses épaules et la fixa, posément.
Puis le désert se déchaîna.
Tout le sable du terrain vague, jusqu'à la couche de granit qui le soutenait, s'éleva brutalement, formant autant de pointes mortelles entre lesquelles Baki se mit à slalomer. Puis elles se disloquèrent comme elles s'étaient formées, s'assouplirent, en autant de tentacules mouvant cherchant à attraper leur cible.
Baki tenta un coup droit. Gaara ne fit pas un geste. Shukaku le protégea simplement en envoyant une langue de sable sur la trajectoire de la lame de vent. Elle perça. D'autres couches s'ajoutèrent à la première. Un tentacule attrapa Baki, puis un second, remontant le long de sa jambe. La lame traversa les couches suivantes, sans que Gaara ne bronche pour autant. Il sentit le chakra aérien frotter contre sa joue. Le bras de son sensei s'arrêta, pris dans la gangue de sable, par les tentacules qui avaient recouvert la totalité de son corps, à l'exception du visage.
Posément, Gaara tira un kunai, et, tandis que le sable recouvrait la main droite de son adversaire, annihilant l'arme imparable de vent, le dirigea vers l'œil valide qui le dévisageait.
-Seconde chance. Qui-sont-ils ? murmura-t-il, détachant chaque mot.
Il protégea instinctivement son visage, ses bras en croix, alors que sa gangue de sable explosait, lacérée par les lames de vent de Baki, générées par chacun de ses Tenketsu. Il faillit se laisser surprendre par la soudaineté de l'assaut, recula, et à une ou deux reprises, ne dut sa sauvegarde qu'à Shukaku qui bloquait les attaques juste au moment où elles allaient atteindre son visage.
-Tu me sous-estime, cher élève, grimaça Baki en se dégageant.
-Je vois que vous vous êtes amélioré… Mais ça ne servira à rien.
La dalle de granit qui soutenait cette partie du village, fut soudain percée, lent travail de sape du Jinchuuriki, dégageant un épais nuage de fumée, creusant un profond entonnoir, dont les bords cédaient au fur et à mesure que Baki tentait de grimper. Il prit son élan pour sauter, mais les langues de sable enserraient déjà ses pieds, le maintenant dans le sable jusqu'aux genoux, glissant vers le bas, comme le gigantesque piège d'un fourmilion. Entraîné vers les fondations du village, Baki tenta désespérément de se tirer de ce guêpier, mais chaque fois qu'il faisait un mouvement, il s'enfonçait d'autant.
Puis il fut carrément sous terre, et pensa que c'était la fin. Gaara se battait toujours pour tuer.
Il suffoqua. Le sable n'entra pas dans ses poumons, mais il était si dense autour de lui qu'il n'y en avait que pour une ou deux inspirations. Des étoiles se mirent à danser devant ses yeux alors qu'il cherchait désespérément à gonfler ses poumons. La douleur se fit intense, puis insoutenable.
Au moment où il crut sa dernière seconde arriver, le sable s'ouvrit, laissant sa tête émerger à l'air libre. Il inspira de toutes ses forces, cracha, inspira et cracha à nouveau. Quand il ouvrit enfin les yeux, ce fut pour croiser le regard impitoyable de son élève.
-Qui-sont-il ?
Et si Baki ne souhaitait pas parler, ce n'était pas parce qu'il cherchait à dissimuler des informations, mais parce qu'il craignait pour sa vie une fois qu'il les aurait divulguées.
-Ils m'ont aidé, continua Gaara. Ils ont cherché à tuer Toriyama, qui souhaitait m'utiliser contre le village. Ils m'ont aidé, comme vous m'avez aidé jadis à tuer les assassins que mon père m'envoyait, sans qu'il le sache. Pas par pitié ou parce que vous teniez à moi, simplement pour que Suna ne perde pas cette arme si précieuse à laquelle vous teniez tant. Ne me racontez pas de salades. Je sais que les seuls qui m'aident dans ce village, sont des pro-militaires. Comme vous. Comme eux.
Il crachota encore un peu et se décida à répondre. Après tout, il n'avait rien à perdre. Personne ne viendrait l'aider, de peur de voir Shukaku se dresser à nouveau contre le village dans un instant de folie…
-Je suis un pro-militaire. C'est exact. C'est pour cela que je suis devenu ton instructeur. Yondaime s'est dit que puisque je pensais qu'il était possible de te contrôler à notre avantage, il n'avait qu'à me mettre en position de le faire. Et ce que tu dis à mon sujet est également exact. Je t'ai aidé pour préserver l'atout extraordinaire que tu donnes à Suna. Mais les Veilleurs ne sont pas de ton côté.
-Qui-sont-il ? Insista Gaara, appuyant chacune des syllabes, menaçant. Ma patience a des limites, sensei, et aujourd'hui, elle s'amenuise de seconde en seconde.
En se contorsionnant, Baki parvint à libérer une de ses mains, et cette main tenait un kunai. Gaara se prépara à repousser l'assaut. La fine lame de l'arme se planta à quelques pas de lui alors que Baki la lâchait. Lame noire. Soleil sur la poignée. Leur signe.
-C'était quelques semaines avant que tu ne partes en mission à Ishkari. J'avais du mal à dormir ce soir-là, c'est pourquoi je l'ai vu se diriger vers ta chambre. Je l'ai abattu avant que tu ne puisses le voir. Il n'y en a plus eu depuis, mais il avait ce kunai sur lui. J'ai tenté de l'interroger avant qu'il ne meure, mais je n'ai pu tirer que le nom de son organisation. Ce nom, tu le connais déjà. Je ne sais pas qui ils sont, mais ils ne sont pas comme moi. Et ils ne souhaitent pas t'aider.
Un frisson parcourut le Jinchuuriki. Des ennemis. Des assassins. Ça pouvait vraiment recommencer, comme avant. Les nuits sanglantes, et la survie forcée. Quelqu'un avait décidé qu'il était dangereux, à nouveau, et ce quelqu'un agissait. Ils avaient tenté de tuer Toriyama, mais leurs unités n'étaient pas préparées pour lui, chef de l'équipe choisie à la dernière minute, et c'était l'unique raison pour laquelle ils avaient évité l'affrontement. La mort de Toriyama les arrangeait sûrement, d'une façon ou d'une autre, mais ils n'étaient pas des alliés.
-Tu es vraiment un atout pour Suna, Gaara, et c'est pour cela que je suis de ton côté, aujourd'hui. Si tu as besoin d'aide avec eux, je suis là. Mais n'oublie pas que quoiqu'il arrive, je ne te laisserai pas détruire le village comme tu le souhaite tant.
Gaara éclata de rire. Un rire faux, désabusé.
-Parce que je suis toujours instable ? Incompréhensible ? Taré ?
-C'est… Dit crûment, mais c'est l'idée, oui. J'aurais aimé te faire changer, en tant que sensei, pour le bien du village, mais j'ai échoué. Tu aurais pu être notre fer de lance.
-Quel imbécile… Vous étiez tous les deux des imbéciles, vous et mon père… Vous n'auriez jamais réussi…
-Tu es un ingrat, tu n'as pas idée de tout ce que nous avons essayé, pour que tu te stabilise.
-Vous croyez toujours que ça aurait marché, avec cette mentalité ? Vous croyiez que j'allais accepter de n'être qu'une arme à vos yeux ? Et vous croyez vraiment que Yondaime souhaitait que ça fonctionne, alors qu'il envoyait les assassins dans votre dos ? En disant oui et en faisant non de la tête ? Mon pauvre Baki, mon père voulait juste se donner bonne conscience. Se dire qu'il avait tout essayé, pour me garder, moi, son fils, jusqu'au bout. Avec vous, il se persuadait que ma folie n'était pas curable. Ça devait l'aider à dormir la nuit, voilà tout.
Les yeux du maître d'arme s'écarquillèrent, en comprenant soudainement qui était le commanditaire des assassinats qu'il passait son temps à déjouer pour protéger l'arme la plus formidable du village. Il n'avait jamais entendu parler son élève ainsi. Tant de haine, de rancœur… C'était une simple fraction ce qu'il avait vu dans ses yeux durant toutes ces années, mais c'était la première fois qu'il mettait des mots dessus.
-La folie, je l'aurais vaincue si seulement il m'avait aimé, murmura Gaara. Il vous a dupé. Il voulait ma mort… Et il voulait aussi se persuader que ce n'était pas sa faute. Mon pauvre Baki… Vous avez été son jouet durant tout ce temps… Vous me faites bien rire, tous les deux.
Ça paraissait incroyable, mais, d'une curieuse manière qui n'appartenait qu'à lui, il paraissait au bord des larmes. Et pas des larmes de rire. Un moment, Baki crut qu'il allait le tuer. Quand il exprimait des sentiments ouvertement, Gaara finissait toujours par tuer. Il disait alors qu'il avait besoin de se sentir vivant, mais Baki avait vite fait correspondre ces moments de délire avec des évènements exerçant sur lui un impact émotionnel assez fort pour déclencher une réaction quelconque, comme par exemple les fameux maux de tête.
Il le relâcha. Aussi incroyable que ça puisse paraître, il le relâcha. Le sable se fit moins dense, et avec quelques efforts, Baki n'aurait aucun mal à sortir de la couche dans laquelle il était enterré. Le Jinchuuriki lui tourna le dos, ostensiblement. Puis sa voix retentit, amère.
-Je vous épargne. Vous m'avez sauvé la vie, enfant, parce que vous pensiez qu'une arme de ma puissance était utile pour le village. Pour ma vie, je vous en sais gré. Pour le reste, je ne suis qu'un objet pour vous, je le savais déjà, et aujourd'hui, je m'en fiche. Considérez notre dette comme réglée.
Puis il s'éloigna, sans autre forme de procès.
Et Baki se demanda pourquoi il était toujours en vie.
