« Je vois qu'en sixième année, vous êtes passé d'un niveau acceptable à une moyenne tout juste correcte…

– Je dirais plutôt que je suis passé d'un niveau excellent à une moyenne très honorable. Je vous rappelle que le E est une très bonne note dans le système Britannique. Par ailleurs, il s'agissait de l'année durant laquelle j'ai commencé à me battre pour le Seigneur des Ténèbres, et…

– Votre décision de vous engager dans le camp des Ténèbres est-elle supposée me rendre plus tolérant à l'égard de votre inconstance scolaire ?

– Monsieur Nguyen. Cet entretien d'embauche est-il vraiment nécessaire ? Vous connaissez mes capacités et mes qualités. J'ai la sensation que vous profitez de la situation pour m'imposer les questions que vous n'avez pas le droit de formuler durant nos séances.

– Monsieur Malfoy, vous me décevez. Je vous rappelle que ces séances sont censées être dans votre intérêt, pas le mien.

– Vous esquivez ma question.

– Tout comme vous esquivez la mienne. »

Drago accorda un point à l'infirmier et un sourire pour faire bonne figure.

« Jusqu'à présent, vous ne faisiez que vagabonder dans mon laboratoire, prétendit Nguyen en faisant étinceler les yeux de Drago. Si je signe ce document, j'engage ma responsabilité. Vos erreurs seront mes erreurs, et non plus le passe-temps utile du chouchou du Directeur. »

Drago laissa les insultes lui couler dessus. Il avait connu pire.

« Pouvez-vous m'affirmer que votre amant ne viendra plus déranger la quiétude de mon laboratoire ? »

Drago poussa un soupir et détourna le regard.

Non, il ne le pouvait pas.

Kieran Price était revenu lui parler, s'excuser, promettre toujours plus de tolérance et moins de jalousie. Il l'avait suivi dans les couloirs et Drago n'était parvenu à trouver une paix relative qu'en se réfugiant dans le Hangar où le cours de Patronus était en train d'avoir lieu. Son arrivée avait été remarquée et commentée. Hors de question de rester sur place et de participer avec les autres. La seule Surveillante présente était Moirine Ni Daire. Drago l'avait abordée et prétendu avoir besoin de son aide pour une commande de produits d'hygiène féminine pour le corridor des femmes. Ensemble, ils s'étaient rendus dans le bureau des Surveillants et avaient vérifié toute une série de chiffres assommants et déjà vu et revus.

« Monsieur Malfoy ?

– J'essaye. Kieran Price abandonnera plus rapidement si vous me…

– Avez-vous besoin d'aide pour repousser cet individu ? Je ne me sens pas le moins du monde concerné, mais je suppose que Monsieur Potter… »

Drago lui adressa une moue agacée et un regard éloquent sous des sourcils nonchalamment haussées.

« Je préférerais que vous régliez vos affaires avant de risquer de déranger les miennes, trancha Nguyen.

– Monsieur Potter pourrait vous obliger à accepter ma candidature, menaça Drago dans un murmure froid.

– Je ne crois pas qu'il soit dans votre intérêt de me forcer la main. »

Son bureau était la pire des cachettes et sa cellule ne valait pas mieux. Kieran Price s'était de nouveau rendu sur place en son absence, avait déplacé les petits tas de sel et fait sauter ses sortilèges de cafardage. Drago avait sorti sa clochette d'or dès qu'il avait senti l'intrusion, et il avait pu voir le petit battant se déplacer à toute allure tandis que Potter allait s'enquérir de la situation. Il avait espéré que cette confrontation le dispense d'avoir à s'affirmer de nouveau face à l'architecte, mais peine perdue : Kieran Price était revenu, comme une mouche attirée par un fruit pourri, et il avait fallu fuir à nouveau. Parler était inutile. Drago pouvait dérouler une liste d'arguments longue comme le bras mais Kieran Price ne comprenait rien ou ne voulait en tout cas rien comprendre.

En plus d'être agaçant, sa détresse avait provoqué la solidarité de ses collègues, et tous les Bâtisseurs, désormais, le regardaient de haut, le dénigraient à voix haute ou l'ignoraient quand il s'adressait à eux.

Même Macnair s'en était aperçu et avait même cru opportun de s'en mêler : un jour, il avait vu le responsable des évacuations rabrouer Drago après que celui-ci fut venu demander des informations manquantes sur un devis. L'ancien homme de main de Lucius Malfoy s'était rapproché de lui en silence et avait rappelé, d'une voix doucereuse, que le respect pouvait se gagner par la force quand l'éloquence ne suffisait pas.

« Je ne veux plus t'entendre suggérer que ton avis m'intéresse ! » avait craché Drago à son encontre.

Macnair avait acquiescé et était retourné s'occuper de son équipe de prisonniers.

Draco soupira en sortant de l'infirmerie. Il comprenait les réserves de Nguyen mais avait la sensation que celui-ci profitait de la situation pour « lui donner une bonne leçon. »

Drago avait reçu trop de « bonnes leçons » pour trouver encore un intérêt à la pratique.

Il prit la direction de la chambre d'Ekrizdis sans trop y penser. Il savait pouvoir être tranquille là-bas au moins une heure. Après quoi, il était attendu dans la salle de réunion pour son déjeuner hebdomadaire avec Potter. Annuler celui-ci aurait signifié un peu trop clairement que ces repas avaient un lien avec sa relation avec Price. Et puis, malgré sa bonne volonté, l'état du Directeur d'Azkaban s'aggravait. Il dissimulait désormais les cernes sous ses yeux avec des Glamour mal maîtrisés. Pour la première fois depuis le départ du Détraqueur, il avait de nouveau été absent à un cours de Patronus. Il s'était résolu à commander plusieurs Attrapes-Rêves, mais ceux-ci ne semblaient pas plus efficaces que la Potion de Sommeil sans Rêve. Drago hésitait à écrire de lui-même au fabricant pour préciser l'identité et la richesse de son client.

Kieran Price lui tomba dessus au milieu du troisième étage. Il avait été occupé à prendre des mesures avec un de ses collègues, mais il vit Drago passer et l'interpella aussitôt.

Drago accéléra sa marche, entendit un juron étouffé, puis un bruit de cavalcade et une main lui attrapa le bras, le forçant à se retourner.

« Merde, tu vas vraiment m'ignorer ?! Tu penses pas qu'on pourrait se comporter comme des adultes, toi et moi ?! »

Drago souffla par le nez et toisa Kieran Price avec froideur en espérant qu'il finisse par le lâcher. Plusieurs secondes passèrent, et puisque le message ne passait pas, il baissa les yeux sur sa main et la fixa, immobile. Enfin, les longs doigts de l'architecte quittèrent sa manche et ce dernier se redressa :

« Putain, maugréa-t-il. Je t'ai déjà dit que j'étais désolé. Ça m'arrive de m'emporter, mais ça veut pas dire que je t'aime pas.

– Moi, je ne t'aime pas, répéta calmement Drago pour ce qui lui semblait être la centième fois. Nous perdons notre temps.

– Mais justement ! Construire une relation, ça prend du temps ! T'as même pas essayé ! »

Drago secoua la tête et reprit sa route. Kieran Price le poursuivit en râlant :

« Okay, donc tu veux même pas essayer, en fait. T'es du genre à laisser tomber à la moindre petite difficulté. Super. »

Drago lui adressa un regard courroucé, mais Kieran Price l'ignora. Lui reprocher d'être défaitiste était abject quand on savait par quoi il était passé. Et Kieran Price connaissait une partie de l'histoire.

« Et ben, je m'en fous. Harry Potter est peut-être du genre à te courir après et à se rabaisser pour te faire plaisir, mais ça ne prend pas avec moi. »

Drago haussa les sourcils mais ne fit pas de commentaire.

Comment avait-il pu trouver du charme à cet individu ? Son regard agité, sa voix geignarde, son inconstance…

« C'est lui ? C'est Harry Potter ? »

Sa jalousie patinée de vergogne…

Drago leva les yeux au plafond et les laissa en l'air. Les arches et les poutres défilaient. Les matériaux et les styles architecturaux se mélangeaient sans logique parce que le Mage qui avait bâti ces murs en avait peu.

« Non, ce n'est pas Potter. Ça n'a rien à voir avec Potter. Ça n'a jamais rien eu à voir avec Potter.

– C'est l'infirmier », grinça Kieran Price dans une obsession insupportable.

Drago répugnait à mentir, mais il lui vint soudain a l'esprit que si Kieran Price était incapable de respecter sa décision, il pouvait en revanche abandonner face à un autre prétendant.

« Non. Ce n'est pas lui non plus. »

Kieran Price n'était pas stupide, comprenait les non-dit et était capable de saisir au vol n'importe quel argument qui l'arrangeait.

« Mais il y a bien quelqu'un, supposa-t-il.

– Il y a quelqu'un », soupira Drago.

Ce n'était pas un mensonge, juste une imprécision grammaticale : il y avait des gens partout, tout le temps. Des quelqu'un qui faisaient quelques choses et qui n'étaient que ça.

« C'est l'inuit, cracha Kieran Price. J'ai vu comme il te regarde !

– L'inuit ? Shesh ? Par Morgan, bien sûr que non ! » s'exclama Drago, outré.

Shesh était laid et effrayant. En outre, il faisait partie de la bande de Wihelma Vine, du genre à aimer les rumeurs, les ragots et les blagues. Sûrement l'un des participants à celle du porte-manteau.

« Mais tu as couché avec lui. »

Drago souffla et regarda ailleurs. Il ne pouvait pas nier, surtout quand l'homme ne s'en cachait pas et lui avouait même, sans sourciller, qu'il serait enchanté de recommencer. Il n'était pas dans la catégorie de ses agresseurs les plus infects. Il n'empêchait que Drago aurait préféré oublier ce souvenir.

« De toute façon, avec qui tu ne l'as pas fait, hein ? Tu…

– En effet. Tu mérites clairement mieux que moi, alors tu devrais peut-être retourner t'occuper de tes affaires.

– C'est facile à dire pour toi. Moi, j'étais sérieux. J'étais amoureux. »

Pour rien au monde Drago n'aurait souhaité le retour du Seigneur des Ténèbres. Il aurait donné cher, en revanche, pour que celui-ci lui explique un peu mieux comment il était supposé profiter de ce soit-disant pouvoir qui venait avec l'amour. Il ressentait les sentiments de Kieran Price ou de Potter bien plus comme des poids que comme des leviers.

« Où est-ce que tu vas ? grinça Price en le tirant du cours de ses pensées.

– Quelque part où tu n'es pas le bienvenu.

– Cette aile est interdite ! C'est dangereux !

– Dans ce cas, je te déconseille de m'y suivre.

En effet, Price s'arrêta, refusa de poser un pied dans le couloir qui menait à la chambre du Mage.

« C'est lui que tu vas rejoindre, pas vrai ? L'inuit ! » cracha-t-il comme si le mot était une insulte.

Drago se retourna poliment, fixa Price en silence quelques secondes, puis répondit :

« Où je vais et qui je rejoins, ça ne te regarde pas. Je suis l'assistant personnel du Directeur et je n'ai pas à me justifier devant les prestataires. »

·

Il aurait en effet été facile de régler tous ses problèmes en utilisant Potter. C'est en tout cas ce qu'il semblait à Drago en observant celui-ci engloutir son repas et monologuer d'un ton faussement joyeux. Potter pouvait éloigner Price, forcer Nguyen à l'embaucher ou à lui écrire cette fameuse lettre de recommandation… Potter pouvait falsifier son dossier, effacer les accusations de mauvais comportements qui alourdissaient sa condamnation, prétendre au contraire une conduite irréprochable et obtenir une remise de peine. Potter pouvait joindre chacun de ses contacts hauts-placés, leur demander assistance dans l'analyse du carnet d'Ekrizdis, partager ses maigres découvertes et apprendre d'eux bien plus qu'il n'était capable de leur enseigner. Potter avait tous les pouvoirs et se privait rarement de les utiliser.

Et Potter était prêt à tout pour lui faire plaisir.

Mais Potter souffrait à l'idée de son départ, et Drago hésitait à ignorer l'information.

« Qu'est-ce que t'en penses ? »

Drago cligna des yeux.

« Pardon ?

– Tu m'écoutais pas du tout, accusa Potter en le pointant de sa fourchette.

– Non.

– Je répète, ou tu t'en fous ?

– Il est probable que je m'en moque. C'est le cas de la plupart de tes histoires.

– Saleté. »

Potter proféra son insulte en ricanant avec légèreté, comme si c'était un plaisir de se chamailler, et en piquant dans les derniers morceaux d'échalotes de son assiette. Il ne laissait jamais une miette. Il avait connu la faim durant son enfance et n'aimait pas gaspiller. Avant qu'il ne se confie, Drago avait tout simplement cru qu'il était un goinfre.

« Désolé, Potter, je pensais à autre chose. Je t'écoute.

– Bof, c'était pas super intéressant, de toute façon…

Drago en doutait. Les aventures de Potter étaient toujours rocambolesques, et il avait une façon de les raconter qui transformait la moindre anecdote en scène de roman.

– Tu as placé ton orbe ?

– Hein ?

– L'orbe de surveillance. Pour les pingouins. »

Potter le regarda avec un air perdu, la bouche entrouverte, puis le sourire apparut quand l'information percuta.

« Oh, ouais ! T'inquiète : dès qu'ils arrivent, je laisse tout tomber et je viens te chercher.

– J'espère pour toi qu'ils sont vraiment mignons, menaça Drago en portant son verre à ses lèvres.

– Ils sont ultra mignons. »

Potter avait menti : il n'avait pas installé l'orbe. Quand ils se séparèrent après ce repas-là, Drago le vit prendre la direction opposée à celle de son bureau professionnel. Curieux, il interrogea sa clochette et vit le battant indiquer d'abord l'étage du directeur, puis quelques minutes plus tard, la direction de l'extérieur, du nord et des glaciers.

Encore un peu plus tard, le Patronus messager de Potter apparut dans son bureau, et sa voix essoufflée et déformée par la vitesse retentit :

« Hey ! Les pingouins sont là ! Enfile ta cape, j'arrive dans cinq minutes, le temps de… Enfin, bref. J'arrive. »

Ce n'était pas des pingouins mais des macareux moines et Drago fut bien incapable de reprocher à Potter cette imprécision. Les oiseaux étaient bien trop adorables pour cela – beaucoup plus petits que ce qu'il avait imaginé – et ils fuyaient les larges silhouettes des albatros en se dandinant à toute vitesse. Les Sorciers durent jouer de stratégie pour parvenir à leur lancer quelques friandises : Potter posa un charme de d'illusion sur un glaçon géant pour faire croire aux albatros qu'il s'agissait d'un aquarium dans lequel nageaient des centaines de poissons brillants, et les oiseaux s'attaquèrent à la glace un bon moment. Quand ils comprirent qu'ils avaient été bernés, ils s'en prirent aux humains et Drago crut bien qu'ils parviendraient à lui ruiner sa jolie cape neuve avec leurs becs acérés.

Et Potter riait, riait, riait…

Le lendemain, Drago écrivit de nouveau à Rosier. Il parla des oiseaux pour justifier sa lettre, mais il voulait surtout savoir ce que le Professore Kenaran pouvait lui conseiller pour réparer sa mémoire abîmée. Il ne voulait pas simplement récupérer les souvenirs de Potter : sans les émotions associées, ils risquaient d'être aussi douloureux que ceux qui torturaient l'esprit de Wihelma Vine…

Il n'y avait probablement aucune solution, et l'espoir était dangereux et inutile. C'était donc une bonne idée de lire la sentence écrite noire sur blanc avant de prendre le risque que cette émotion-là ne s'installe définitivement.