Tout commença par le silence. Un silence assourdissant au néant sonore déroutant. Accompagnant cette absence, l'obscurité. Les abysses et les hauteurs ne trouvaient plus de sens, et les directions se confondaient sans peine. Le vide. Comme un univers entier mis en veille, où âmes qui vivent ne se manifestaient guère plus. Inanimé, ce monde paraissait suspendu dans le temps. Un monde dont les apparences semblaient laisser croire que rien ni personne ne pouvait venir le déranger.
Cependant si on se concentrait assez longtemps au loin, on pouvait apercevoir une petite étincelle danser. Vacillante comme la flamme d'une bougie au gré du vent, elle semblait lutter pour ne pas se laisser consumer par la nuit. Si on s'en rapprochait, son intensité se développerait, c'était ce qu'il y avait de plus logique. Seulement, ce fut tout l'inverse. Se cachait-elle à l'apparition soudaine d'une entité voisine ? Sûrement. La peur inhibait donc sa lumière.
Pourtant, au contact, la voilà qui se débarrassait de son angoisse pour s'étendre dans le noir. Le soir laissa place au jour et ainsi l'obscurité fut banni de ces lieux où mutisme régnait en maître. Dans ce monde blanc, néanmoins, le vide restait omniprésent. Mais au milieu de ce rien, une silhouette aux longs cheveux de jais se laissait balancer sur un rythme régulier. Recroquevillée sur elle-même, elle autorisait un murmure couler en continu de ses lèvres. Malgré cela, même sans un bruit aux alentours, rien ne donnait à entendre clairement ses mots.
Alors il fallut s'avancer, pour espérer qu'un son parvienne à se faire écouter. Et à l'instant même où, enfin sa voix se fît comprendre, comme le volume d'une radio augmenté brusquement, un hurlement à en faire exploser les tympans résonna dans le néant d'une puissance insoupçonnée.
« Maman ! »
Ce fut une tête ébouriffée, à peine sortie des draps, qui émit un cri qui réveilla sûrement tout le voisinage. Suffocant comme si elle venait de courir un marathon, la jeune fille aux yeux encore écarquillés par la terreur, posa une main se voulant réconfortante sur son front détrempé. Reprenant peu à peu pied avec la réalité, elle se concentra sur sa respiration et tenta de calmer son cœur battant à la chamade. Le rêve était fini. Il n'y avait plus rien à craindre. Tout irait bien. Oui, tout allait bien. Après tout, qu'avait-elle bien pu craindre dans ce cauchemar ? Comme d'habitude, ses souvenirs lui échappaient et rien ne semblait pouvoir les faire revenir. Enfin, quelle importance ? Les rêves n'étaient bons qu'à s'effacer de toute façon.
Afin de s'ancrer convenablement au monde de l'éveil, l'âme déboussolée laissa son regard glisser sur les alentours. Personne. Pas de monstres. Pas de méchants. Seulement elle et ses quelques peluches éparpillées jusque sur le sol, heureuses survivantes des crocs blancs d'un chiot inarrêtable qui traînait dans le coin. Au loin, à la lueur des lampadaires extérieurs que filtraient bien mal les volets, un synthétiseur jonché de partitions en tout genre. Tas de papiers informes qui, dans la nuit, ne pouvaient être lus par quiconque. Pourtant, l'un d'entre eux paraissait baigné par la faible lumière extérieure et offrait aux plus téméraires, la possibilité de lire son contenu. River Flows In You. À peine le titre fut parcouru par l'eau de ses iris que la mélodie vînt se jouer à ses oreilles. Un air digne des plus douces berceuses qui eut vite fait de calmer son poul encore palpitant.
Elle adorait ce morceau. Et pour sûr, c'était le premier qu'elle avait appris. Une rivière d'agréables souvenirs la submergea alors qu'elle s'asseyait au bord de son matelas. Une voix qu'elle n'avait pas entendu depuis des années lui revint en tête tandis qu'elle se remémorait ses premières leçons. Qu'est-ce qu'elle avait pu être piètre musicienne à cette époque. Et qu'est-ce que son enseignante avait pu être patiente. La bienveillance qu'elle lisait dans sa voix, même une demie décennie plus tard, lui arracha un sourire. Sa mère lui manquait terriblement, mais la nostalgie de l'instant avait le don de la réconforter après cette terreur nocturne.
Parcourant les vestiges spirituels de ce passé révolu, la jeune éveillée trouva tout de même le courage de se lever pour rejoindre la salle de bain. Buvant une gorgée au robinet, elle se surprit à contempler longuement son image dans le miroir. Dans la pénombre ses yeux lui parurent bien plus cernés que d'ordinaire et ses cheveux de jais qui encadraient son visage, coiffés en bataille, n'arrangeaient rien à ce désastreux look nocturne. Une vraie sorcière. Heureusement que personne n'était là pour voir ça.
Quittant son reflet, la brune s'éloigna de la lumière de la pièce pour s'enfoncer à nouveau dans l'obscurité. Seulement, son chemin dans la nuit ne dura guère, puisqu'à peine quelques pas furent effectués avant que les lampes ne se rallument. Au bout du couloir, chaussons bien enfoncés sur les orteils, un quarantenaire se tenait debout, l'air soucieux :
« Tout va bien ? s'enquit-il. J'ai cru entendre crier.
- Ç-ça va, le rassura alors sa cadette en rejoignant sa porte. Juste un m-mauvais rêve.
- Encore ?
- Oui. »
Un lourd silence s'installa alors. Se regardant dans le blanc des yeux, aucun ne sut quoi ajouter. L'un comme l'autre n'était pas très doué pour les confessions et ces cauchemars récurrents faisaient partie des sujets dont ils n'arrivaient pas à discuter. À vrai dire, il n'était pas compliqué de reconnaître que tous deux n'étaient pas non plus de grands bavards. Aussi, leurs échanges n'étaient souvent pas bien profonds et ne duraient guère de trop. Pour autant la majorité du temps, le silence semblait leur convenir. Père et fille dans le silence. Ils fonctionnaient ainsi et cela avait toujours été le cas. Celle qui monopolisait perpétuellement la parole, ça n'avait jamais été eux, et elle n'était plus là pour le faire.
« Eh bien...
- B-bonne nuit ! »
Se laissant glisser à l'intérieur de sa chambre, elle n'attendit aucune réponse pour fermer la porte derrière elle. Cette fois-ci, le mutisme qu'ils avaient trouvé l'un face à l'autre avait fait naître en elle un profond malaise. Étrange. Elle qui avait pourtant pris l'habitude de leurs brefs dialogues, se sentait bien embarrassée. Qu'est-ce qui avait bien pu changer de l'ordinaire pour qu'elle puisse ressentir une telle chose ?
Tout en réfléchissant à la question, elle rejoignit ses draps pour s'enfoncer dans les entrailles de son matelas. Se blottissant entre la couette et l'oreiller, la brunette chercha les bras de Morphée tandis que son esprit examinait encore les réponses possibles. Elle en avait trouvé une qui lui convenait bien : il avait voulu poursuivre la conversation, chose qu'il ne faisait jamais. Cela lui avait paru étrange, presque forcé. Mais pourquoi donc ? S'inquiétait-il des mauvais songes de sa fille au point de briser le fragile équilibre instauré entre eux ?
Pourtant, il n'y avait pas de quoi s'angoisser. N'est-ce pas ?
Tokyo, capitale en pleine effervescence même en ce début de matinée automnale. Le soleil laissait à peine percer ses rayons à l'horizon que déjà le brouhaha urbain résonnait à chaque recoin. Sur les arbres, les feuilles brunissaient à vue d'œil et sur les dos, les blousons se faisaient de plus en plus chauds. La fin de l'été sonnait son heure et la belle planète bleue enfilait son magnifique manteau rouge-orangé. Les températures chutaient petit à petit et les oiseaux quittaient peu à peu leur nid pour s'envoler vers des contrées plus accueillantes. Emportant avec eux leurs douces mélodies, ils préservaient ainsi leur voix des oreilles des passants jusqu'au retour du printemps.
Au sein du vingtième arrondissement, au milieu des ribambelles de colosses de béton, un petit immeuble se dressait timidement. Abritant un café à son premier étage, le bâtiment était orné de plantes déjà endormies par le frais, qui à la belle saison, sans nul doute, l'égayaient de mille et une couleurs. Bien au-dessus de cet établissement de service, un petit appartement laissait résonner une alarme de réveil matin. Ne semblant pas prêt à se taire tant que sa propriétaire ne l'y forcerait pas, l'appareil eut bien vite de réveiller un second habitant des lieux.
Dans son panier, roulé en boule, un petit samoyède encore duveteux ouvrait à peine les yeux sur cette nouvelle journée qui s'offrait à lui. Baillant à s'en décrocher la mâchoire, le vacarme l'avait arraché à son sommeil de chiot. La nuit, rien ne pouvait le faire quitter ses rêves, seulement dès que le soleil pointait le bout de ses rayons à l'horizon, sa somnolence s'en trouvait perturbé et un rien pouvait le faire bondir de son coussin.
Et le voilà bien en forme à présent que le boucan avait titillé ses tympans. Mais ses pas plein d'entrain qui le menaient à la cuisine furent immédiatement stoppés par la présence d'un moineau intrépide posé sur le comptoir. Picorant restes et miettes éparpillés ici et là, la pauvre petite bête ne se souciait pas du danger venant de le repérer. Une approche furtive et l'assaut fut lancé. Dans des aboiements stridents, le jeune chien se mit à bondir sans qu'il ne puisse atteindre le meuble, perchoir de sa proie. Pourtant, sa voix suffit à effrayer le volatile qui, au lieu de s'échapper par la fenêtre grande ouverte, se précipita dans le couloir adjacent, en panique. À ses trousses, le chiot se laissa déraper sur le parquet dans un crissement de griffes à faire grincer des dents.
L'oiseau pris dans un cul-de-sac au bout du corridor, bifurqua alors dans une chambre encore épargnée par la lumière du jour. Dans l'obscurité, les deux énergumènes se heurtèrent à tout ce qu'il était possible de renverser. Puis le chasseur immaculé réussit tout de même à grimper sur le lit dont la propriétaire dormait encore à poing fermé. Seulement, seize kilos lui écrasant la colonne vertébrale furent bien plus efficaces qu'un réveil matin au volume monté à son maximum. S'éveillant sans douceur, la jeune femme encore dans les vapes n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il venait de se passer que déjà, l'assaillant et sa victime repartaient à la lumière.
La course poursuite continua donc jusqu'à un retour en flèche dans la cuisine, où enfin, le pauvre volatile retrouva la liberté du ciel de Tokyo. Mais l'intrépide ou peut-être bien stupide jeune samoyède lui emboîtant le pas se décida à en faire de même. Cependant voilà, les ailes lui manquant, les cieux ne s'offrirent guère à lui. Au lieu de cela, une chute l'accueillit à bras ouverts. Dans un hurlement déchirant, le chiot se prépara à heurter le goudron humidifié par la pluie de la veille. S'en était bel et bien fini de lui !
Pourtant de longues secondes passèrent sans que rien ne se produise. Pas de crêpe sur le trottoir, pas de choc. Le petit chien avait été rattrapé in-extremis. Pourtant, ce n'était pas des mains qui le retenaient à bout de bras, mais un membre d'un tout autre genre et bien plus coloré. Un tentacule géant, aux reflets bleutés, faisant office d'ascenseur à présent que la chute avait été stoppée.
Ramené à l'intérieur, sain et sauf mais encore tremblant, le petit canidé fût déposé dans les bras protecteurs de sa propriétaire. Marmotte levée tout juste à temps pour le sauver d'une fin abrupte, elle aussi semblait bien chevrotante. L'organe qui semblait trouver son origine en dessous de ses reins, ondula quelques instants avant de se désintégrer comme un tas de sable soufflé par le vent. Il paraissait tout droit sorti d'un tour de passe-passe.
Sans attendre davantage, la jeune sauveteuse se glissa alors discrètement jusqu'à la vitre pour y jeter un coup d'œil angoissé. Fort heureusement pour elle, il ne semblait pas y avoir de témoins potentiels au spectacle qui venait de se dérouler. Fermant aussitôt la fenêtre, elle tira également les rideaux avant d'enfin se décider à poser le voltigeur à ses pieds. Plus de peur que de mal finalement.
Laissant un soupir se faufiler entre ses lèvres, la brunette remarqua un post-it bien agrippé à son front. Comment ne l'avait-elle pas remarquée avant ? L'attrapant, elle posa des yeux curieux sur le papier pour y lire : ''Je laisse les fenêtres ouvertes. Pense à les fermer avant de partir au travail.''
Le travail ! Mon dieu mais quelle heure était-il ?! En retard ! Elle était en retard ! Pourquoi diable le réveil ne l'avait-il pas arraché de son lit plus tôt ?!
Courant dans tous les sens, la brune ne prit même pas la peine de fermer les autres fenêtres, toujours en proie aux intempéries. Claquant la porte, elle se tenait prête à dévaler les escaliers avant que ses idées ne s'éclaircissent et la forcent à faire demi tour :
« Muchi ! s'exclama-t-elle avec hâte en entrouvrant à nouveau le battant de l'entrée. Allez ! »
L'interpellé, encore sous le choc, sortit immédiatement de sa transe lorsque son nom eut atteint ses oreilles. Trottinant gaiement à l'extérieur de son chez lui, il sembla en un instant oublier l'incident qu'il venait de vivre au profit d'une balade matinale réjouissante.
D'un pas pressé, les deux compères descendirent donc les escaliers. Sautant des marches, trébuchant parfois, ils se firent entendre de loin. L'un bien amusé tandis que l'autre n'en paraissait que plus anxieux. Finalement ils arrivèrent au premier étage sans trop de dégâts apparents.
Cependant il ne suffit pas à la retardataire de se glisser à l'intérieur de la salle de service sans que quelques remontrances ne lui tombent dessus :
« Sana... la toisa dès son arrivée une serveuse aux courts cheveux bleutés.
- T-Toka...
- Alors ? Qu'est-ce que c'est cette fois ? l'interrogea cette dernière tout en venant se poster en face à face, d'un air de réprimande. Ton réveil n'a pas sonné ? Tu ne l'as pas entendu ? Tu t'es perdue dans les escaliers peut-être ? C'est pas comme si tu habitais à l'autre bout de la ville non plus.
- Eh bi-ien... s-si j-je l'ai en-entendu...
- Mais... ? »
Il n'y avait pas de mais. La fautive n'avait aucune excuse. Tout avait été en condition pour qu'elle puisse arriver à l'heure, seulement, son amour pour ses draps l'avait poussé à ignorer délibérément la sonnerie qui hurlait à ses oreilles. Penaude, elle baissa donc les yeux face à celle qui, pourtant, était sa cadette. L'aînée se retrouvant comme toujours en position de dernier-né, elle tenta tout de même de reprendre la parole :
« J-je... je-e su-uis... »
La voilà qui ne se trouvait même plus capable de finir sa phrase. Même avec toute la volonté du monde, elle ne pouvait empêcher les mots de buter sur sa langue. Ce bégaiement incontrôlable, elle en avait l'habitude. Depuis toujours, il ne la quittait que rarement. Pourtant, ces bredouilles qui dictaient sa vie au quotidien ne s'entendaient pratiquement pas en temps normal. Mais dès l'instant où la brune se trouvait être prise au dépourvu ou que la culpabilité se mettait à la ronger, cette particularité -qu'elle avait fini par considérer comme un handicap- s'en montrait décuplée. Tant de honte. Au point même où se taire lui paraissait souvent être la meilleure des solutions. Alors, décidant de seller sa bouche, la jeune fille se pinça les lèvres avec une ferveur proportionnelle à sa timidité.
« Tu peux continuer, l'encouragea alors Toka devant ces longues secondes de silence. »
Face à ses soucis d'élocution, la jeune fille aux yeux myosotis avait toujours été compréhensive. Patiente, elle lui laissait naturellement le temps de finir ce qu'elle avait à dire, faisant abstraction du reste, même lorsqu'elle paraissait en colère.
« J-je s-suis déso-désolée... Réussit finalement à marmonner Sana.
- Oh je sais que tu es désolée ! reprit de plus belle l'agacée. Tu l'es toujours, mais jamais rien ne change. Un de ces jours, je vais finir par aller te chercher moi-même dans ton lit, et dès la première heure ! »
La journée débuta ainsi. Après ce fastidieux mais néanmoins habituel retard, le travail reprit son cours, sous la supervision d'une Toka bien décidée à confier toutes les corvées ingrates à sa collègue. Rangement, vaisselle et inventaire, rien n'était oublié.
Ce fut en fin d'après-midi que sa charge fut enfin soulagée. Les autres employés s'affairant finalement à la basse besogne, la brunette put souffler quelques instants. Lorsque certains astiquaient la vaisselle, d'autres passaient déjà le balai dans les recoins abandonnés par les clients. Le café devenait de plus en plus calme et l'instant se prêtait aisément aux bavardages. Deux pipelettes monopolisaient d'ailleurs la parole sans que personne n'ose les interrompre.
« Tout ça pour te dire que tu ne devrais pas y aller seul, Ken, s'entêtait de conseiller un blond assis du côté clientèle du bar. Une pluie d'étoiles filantes, c'est une occasion rêvée pour inviter une jolie demoiselle à sortir !
- Je ne sais pas trop... rétorquait son interlocuteur, les mains plongées dans l'évier pour nettoyer une assiette. Je ne suis pas sûr...
- Oh mais tu n'es jamais sûr de rien ! le coupa son ami levant les yeux au ciel. À croire que cette fille à lunettes, la dernière fois, a aspiré tout le peu de confiance que tu avais en toi ! »
La porte de l'arrière boutique s'ouvrît dès qu'il eut fermé la bouche et la jeune punie qui en sortie ne prit pas la peine de baisser la poignée pour claquer le battant tant ses mains étaient pleines. Le prêcheur de rendez-vous laissa alors un sourire lui échapper, et comme pour accompagner ses futurs paroles, il se leva d'un air conquérant :
« Je sais ! Si ça peut te décider, on fera une sortie à quatre ! s'exclama-t-il fier de son éclair de génie. Et on proposera à la petite Toka de venir avec nous, n'est-ce pas Sana ? »
Seulement, le regard complice qu'il lui accorda ne suffit pas à inhiber le sursaut qui la traversa lorsque l'entente de son prénom lui parvint. Dans sa surprise, elle laissa échapper son chargement et s'apprêtant à entendre le vacarme de verre brisé sur le sol, ferma les yeux.
Mais rien. Le silence la fit rouvrir les paupières avec stupeur. Le précieux bocal fugitif avait été rattrapé. À moitié allongé sur le comptoir, les pieds ne touchant plus terre, le blondinet semblait s'être jeté sur le fragile objet sans aucune hésitation.
« Me-merci Hideyos-shi, sourit poliment la maladroite encore tendue par la chute.
- Hide, juste Hide, ça me suffit, corrigera ce dernier en déposant son bien sur le bar.
- M-merci Hide... -yoshi.
- Pas de soucis, ma jolie, ria-t-il alors. »
Seulement, lorsque l'un s'amusait de la formalité, l'autre se trouvait embarrassée par la familiarité. Incommodée par ce regard trop franc qu'il lui accordait sans aucune once de bienséance, la brune s'en détourna bien vite. Plaçant le reste de sa marchandise au sommet de l'étagère faisant face au comptoir, elle se mura dans un silence de plomb, priant pour que les deux amis reprennent leur discussion sans lui accorder la moindre attention. Cependant, alors même qu'elle débutait l'inventaire des pots déjà rangés dans le mutisme le plus total, la brunette avait la désagréable impression que les iris terreux de son interlocuteur ne la quittaient guère. Comme s'il s'attendait à autre chose de sa part. Mais que voulait-il qu'elle ajoute après ce désagréable surnom ?
Pour qui se prenait-il à la nommer ainsi ? Se moquait-il d'elle ? C'était à peine s'ils se connaissaient, alors elle ne se risquait pas à dire qu'ils étaient pratiquement des inconnus l'un pour l'autre. Pour sûr, Nagachika Hideyoshi n'était pas le type de personne Sana se plaisait à fréquenter. Direct et sans gêne, il paraissait toujours vouloir attirer l'attention. Il était une âme qui prenait naturellement beaucoup, si ce n'était pas toute la place, sans vraiment se soucier de ceux qui l'entouraient. Le genre à faire les yeux doux à tout et tout le monde, sans pudeur ni réflexion. Un imbécile heureux à la langue bien pendue et à la bienséance oubliée. Comment son collègue de travail, le si calme, si poli Kaneki Ken, pouvait-il être ami avec un pitre de cet acabit ? Tous les deux étaient si opposés. Le jour et la nuit. Et pourtant, ils se connaissaient depuis l'enfance. Non, vraiment, elle avait beau se creuser les méninges, elle ne comprenait pas leur relation invraisemblable.
Prise dans sa critique, elle en oublia presque le monde qui l'entourait encore et lorsque l'objet de ses pensées en vint à reprendre la parole, il lui arracha un nouveau sursaut :
« Alors ? relança-t-il avec malice. Venir avec nous te tenterait ? »
Sans oser se retourner pour lui faire face, l'interpellée se figea. Que dire ? Que faire ? Elle n'avait aucune envie de passer une soirée entière en leur compagnie. Aucune envie de se retrouver aux côtés de cet énergumène aux cheveux de paille.
Cependant, elle ne trouva pas le courage suffisant pour lui dire non. Une montagne de phrases, de formulations, de tons à employer, d'attitudes à adopter, se bousculaient pourtant dans son esprit sans qu'elle n'en laisse une seule échapper de sa bouche. Le silence se mit alors à lui peser, rendant sa détresse plus grande encore. Son mal-être se fit sans doute remarquer car, le calme fut brisé :
« Hide, laisse la faire son travail tranquille, se risqua à dire Kaneki. Ce serait fâcheux qu'elle fasse tomber quelque chose d'autre à cause de tes distractions. »
Les yeux d'eau s'accordèrent à le remercier en silence alors que de son côté, l'unique pupille noire de son sauveur ne quittait pas ceux couleur écorce de son ami.
« Très bien, s'exclama donc ce dernier d'une intonation qui n'avait rien à envier au théâtre dramatique. J'ai compris, personne ne veut venir avec moi, j'irai seul ! Comme je vous quitte seul aujourd'hui ! »
Sur ses mots, le voilà qui récupérait ses affaires et se dirigeait d'un pas décidé vers la sortie. Paniqué par les faux-semblants de son camarade, le brun, dont la mousse remontait à présent jusqu'aux coudes, lui quémanda de ne pas partir tout en s'excusant platement. Son ami avait bien mal compris ses paroles. Bien sûr qu'il ne souhaitait pas qu'il se rende seul à un tel spectacle.
« T'inquiète mec, le rassura le comédien en herbe, le sourire retrouvé, je suis pas vexé. Il se fait tard et je dois retourner à la fac avant qu'elle ferme, c'est tout. »
Le saluant d'un signe de la main, il lança tout de même un rictus à celle qui ne se permettait toujours pas de lui accorder un regard, avant de passer le pas de la porte. Le tintement de la clochette accrochée à l'entrée sembla d'ailleurs libérer cette dernière de l'endroit où elle paraissait s'être ancrée. Mais à peine s'était-elle sentie ôtée de l'oppression de ce regard chocolat, que le temps la rattrapa et que les derniers mots prononcés à ses oreilles résonnèrent comme une alerte. Quelle heure était-il ?
Sans grande surprise, il ne fallut que quelques minutes de courses à la retardataire chronique pour qu'elle ne quitte à son tour l'établissement. Laissant derrière elle, des affaires en désordre et un chien qu'elle n'aura pas trouvé le temps de sortir avant de partir, elle s'empressa de rejoindre la gare la plus proche. Accrochée à son téléphone afin de s'excuser et d'organiser ses impératifs, elle n'eut de cesse de regarder l'heure défiler à toute allure sur son écran. Bon sang ! Le temps appréciait-il tant se jouer d'elle ?
