-ˋˏ ༻✿༺ ˎˊ-
Décembre, 1951.
En ce jour de décembre, les excès des précédentes fêtes des Black avaient laissé une brume rosâtre sur le 12, square Grimmauld. Druella Black, née Rosier, avait pour habitude de passer ses jeudis et vendredis à préparer de somptueuses réceptions, quand elle n'écrivait pas ses mémoires, testament adjoint. Et chaque lundi, elle semblait prendre plaisir à inviter toutes les demoiselles qui étaient présentes la veille — peut-être était-ce pour la satisfaction malsaine de constater que son influence, grâce à laquelle elle pouvait les convier à des heures si matinales.
Eileen Prince n'acceptait de venir chez elle que parce que sa mère l'y forçait. Sinon, il y aurait bien longtemps qu'elle aurait envoyé les lettres débordantes d'hypocrisie de cette peste de Druella au feu.
Elle se présenta donc, un panier de roses dans les mains. Madame Black, ravissante et fraîche comme une rose, fit son apparition. Une légère bosse, révélatrice de sa grossesse, déformait son corset. Elle la fit entrer en échangeant de futiles banalités et l'emmena dans le vestibule.
« Donne ton manteau à l'elfe de maison, il s'occupera de le ranger, dit-elle.
— Je préfère le garder, rétorqua Eileen, qui choisirait mille fois la mort plutôt que de lui obéir.
— Comme tu le souhaites. »
Druella la guida dans le jardin. Une sphère de verre ornée d'or, située au cœur de la forêt garnie de parterre de roses, faisait office de salon de thé. Deux femmes, Madame Nott et Mademoiselle Rosier, étaient déjà assises autour d'une table basse. Deux elfes de maison leur servaient le thé dans des tasses en porcelaine.
« Installe-toi donc, ma chère. Nous t'attendions.
— Oui, dit Mlle Rosier, nous t'attendions. »
Eileen prit place sur le fauteuil qui était le plus éloigné d'elles. Elle sirota la boisson chaude, jetant des coups d'œil aux trois femmes. Mme Nott était une petite femme réservée, qui préférait, bien souvent, la compagnie des livres à celle des dames. Elle s'était mariée un an plus tôt avec M. Nott, mais malgré leurs nombreux efforts, elle ne réussissait pas à tomber enceinte. Les bruits couraient qu'ils divorceraient avant la fin de l'année.
Mlle Rosier était, quant à elle, une toute jeune fille d'à peine dix-huit ans, qui avait pour vocation d'approuver tout ce que Druella disait ou faisait. Elle était sa suiveuse, son admiratrice, sa sous-fifre, sa cousine, son adoratrice et sa femme à tout faire. Mais, par-dessus tout, elle était la personne qui l'aimait le plus au monde.
« J'ai entendu dire que vous aimiez les biscuits à la cannelle », sourit Druella.
Eileen y était allergique.
Druella lui en tendit une boîte pleine, dodelinant doucement de la tête, et à travers ses lourdes paupières, Eileen voyait ses yeux calculer, s'amuser de son embarras.
Elle piocha une poignée entière et l'engloutit sans réellement se poser de questions.
« Merci à toi, dit-elle sur un ton appréciatif. Ils sont vraiment délicieux. »
Seule elle put distinguer la mâchoire de Mme Black se serrer. Comme il était jouissif de percevoir les fissures craqueler son masque d'hypocrite. Même s'il ne lui restait plus que quatre minutes avant que de grosses plaques rouges n'apparaissent sur son visage et que l'urticaire ne la dévore.
« Avez-vous entendu parler des ouvriers, ma tendre Eileen ? »
Elle faillit en recracher son thé.
« Non, dit-elle d'une voix étranglée.
— Moi non plus, avant aujourd'hui. Mais heureusement, mes fidèles amies sont toujours là pour m'informer des atrocités qui se produisent dans le monde Moldu. »
Mlle Rosier sembla s'évanouir de bonheur à cette félicitation qui n'en était pas une.
« Ce sont les sangs-de-bourbe les plus vils et les plus méprisables qu'on puisse imaginer, reprit Druella. Ils travaillent dans des endroits sombres et crasseux, jouent à des jeux d'argent, et boivent plus d'alcool le soir que nous ne boirions d'eau dans une vie. »
Elle se pencha vers Eileen.
« De bien horribles êtres, n'est-ce pas ? »
Elle la dévisagea sans rien dire. Trois minutes.
« Oui, de bien horribles êtres, comme tu as raison Druella ! » s'exclama Mlle Rosier.
Eileen se leva. Elle sentait la nausée monter en elle. À cause des petits gâteaux ou des paroles de Druella, elle-même n'en était pas sûre. Tout ce dont elle était certaine, c'était qu'elle devait sortir d'ici au plus vite.
« Je suis sincèrement désolée, je vais devoir écourter ce thé, murmura-t-elle.
— Oh, si tôt ? Quel dommage... moi qui espérais discuter davantage...
— Oui, moi aussi, dit Mlle Rosier.
— Je vous assure que je me trouve bien attristée de vous quitter si tôt, je serais ravie de revenir prochainement. Merci à vous toutes. »
Elle s'échappa des yeux inquisiteurs de Druella et courut au manoir. Elle se précipita près de l'âtre, sortit un flacon de poudre de cheminette, la balança dans le feu, et s'y jeta en criant, au bord de l'explosion : « Manoir Prince ! »
Deux minutes. Elle grimpa les étages jusqu'à sa chambre et se saisit de sa baguette.
« Vomito ! » dit-elle, et elle sentit la nourriture remonter le long de son œsophage pour la cracher à même le sol. Quelques éclats de nourritures éclaboussèrent la robe de sa mère, qui l'observait d'un air dégouté.
« N'as-tu pas honte ? Vomir ainsi ? » siffla-t-elle, dégoûtée.
Eileen ne répondit rien. Quoi qu'elle eut dit pour se défende, sa mère aurait rejeté la faute sur elle.
« Tu me répugnes, grimaça-t-elle. Comment ai-je pu mettre au monde une enfant aussi dégoûtante ? »
Et elle la laissa seule, effondrée, le goût du vomi encore persistant dans sa bouche. Eileen se retint de pleurer. Elle ne pouvait pas avoir les yeux rouges pour son rendez-vous avec Tobias.
Elle se releva donc, ignorant sa nausée. Il était temps de se préparer.
Eileen nettoya son visage des morceaux de vomi, se lava soigneusement et se coiffa avec une broche d'argent qu'elle n'avait pas mise depuis le bal de Cinquième Année. Elle se vêtit d'une jolie robe, qu'elle n'avait jamais porté, et la cacha derrière une lourde cape.
Cela lui prit trois quarts d'heure. Elle se préparait à partir, quand elle entendit la porte s'ouvrir. Elle s'approcha de la rambarde et aperçut son père. Elle voulut l'appeler, mais s'aperçût d'une présence indésirable derrière lui. Elle fronça les sourcils.
Qu'est-ce que Druella Rosier faisait là ?
Eileen tendit l'oreille.
« Es-tu sûr que c'est sans danger ?
— Ma femme est partie chez ses amies, répondit M. Prince, aucun risque qu'elle revienne avant ce soir.
— Et Eileen ? »
Cette fois, il eut un court instant d'hésitation.
« Elle doit être sortie.
— Alors peut-être qu'on ne devrait pas... »
Il la coupa brusquement en l'embrassant. Eileen, stupéfaite, regarda cet homme, qu'elle n'avait jamais vu agir affectueusement avec qui que ce soit, même sa propre mère, embrasser Druella comme s'il n'y avait pas d'autre femme sur Terre.
Elle s'échappa du manoir sans un bruit, s'effaçant dans la chaleur de midi. Elle rejoignit Soho. Et maintenant ?
Son père trompait sa mère. Son père trompait sa mère. Cette pensée tourbillonnait dans sa tête, et alors que mille doutes et questions l'assaillaient, elle sentit une main se poser sur son épaule.
« Vous allez bien ? » lui demanda une voix familière.
Elle leva les yeux. Tobias. Elle lui trouva quelque chose de changé. Peut-être était-ce ses vêtements.
« Je... Je crois.
— J'allais au Comptoir, et puis je vous ai vue. Vous êtes sûre d'aller bien ?
— Je ne suis pas sûre. Mon père... enfin, je l'ai vue tromper ma mère. »
Il fit de grands yeux.
« Ah. Eh bien... J'imagine que c'est difficile. Mon père et ma mère se trompaient mutuellement, donc c'était plus égalitaire. »
Elle pouffa. Il lui sourit, et ils se dirigèrent vers le Comptoir des Couleurs. Le nom était mensonger, car on ne pouvait trouver, dans cette ruelle, café plus morose et grisâtre. Même le personnel était livide, et ils étaient tous vêtus en blanc et gris.
« Une table pour deux, dit Tobias à un homme qui frottait des assiettes en argile d'un geste lent et répétitif.
— Au fond, près des chiottes, indiqua celui-ci d'une voix atone.
— Merci » dit poliment Eileen.
L'homme releva un air étonné, qu'elle n'eut pas le temps de voir car Tobias la tirait déjà vers leurs places.
Un serveur à moitié ivre jeta maladroitement un menu sur la table.
« Merci, dit à nouveau Eileen.
— Vous voulez quoi ?
— Oh, et bien je ne sais pas, je n'ai jamais été dans... ce genre d'endroit. »
Elle craignit de l'avoir vexé, car il resta silencieux quelques secondes, mais il proposa : « Vous aimez la cannelle ? »
Les souvenirs de ce matin lui revinrent en mémoire, et elle murmura presque : « Non.
— Alors l'orange ? Un jus d'orange, ça vous plairait ?
— Je n'ai jamais goûté.
— Mais de quel monde venez-vous ? » s'exclama-t-il en riant.
Son rire s'éteignît en une seconde, comme s'il venait de réaliser ce qu'il avait dit, et Eileen le soupçonna un instant d'avoir compris. Il reprit néanmoins, souriant toujours.
« Alors, d'où venez-vous ?
— C'est assez loin, dans le comté du Gloucestshire.
— Vous faites souvent le trajet jusqu'à Soho ?
— Assez, lui. J'aime bien ces quartiers. C'est... libérateur, d'y venir. Et vous, où habitez-vous ?
— Quelque part, dans l'Est des Midlands. »
Elle s'attendit à ce qu'il rajoute quelque chose, mais il ne dit rien.
« Et vous travaillez ?
— Je suis ouvrier. Et vous ?
— Je vais hériter d'une entreprise familiale.
— C'est une entreprise de quoi ? »
À présent, elle regrettait d'en avoir trop dit.
« C'est...c'est une entreprise de chaussure.
— Et combien vous rapporte-t-elle ? »
Une leur mauvaise brilla dans le regard de Tobias. Peut-être qu'elle l'ignora, ou qu'elle ne l'aperçut tout simplement pas. Dans tous les cas, elle n'en tint pas compte.
« Oh, elle rapporte environ dix-sept mille livres par mois à mon père, donc je dirais qu'elle me rapportera plus, à peu près vingt mille, si j'arrondis. »
Tobias s'étouffa avec sa salive.
« Vous allez bien ? À l'aide, quelqu'un s'étouffe ! paniqua Eileen.
— Non, toussa Tobias. Je vais… parfaitement bien. Je vais même mieux que bien.
Eileen était quelque peu dubitative, cependant, elle n'insista pas. Tobias se redressa et sourit de plus belle.
« Et sinon, vous lisez ? »
En ressortant du rendez-vous, Eileen flottait de bonheur, virevoltant avec insouciance dans la rue. Tobias… oh, Tobias est merveilleux, pensa-t-elle. Voilà si longtemps qu'elle n'avait pas partagé un moment aussi doux, aussi calme, aussi tranquille avec quelqu'un.
Elle heurta soudainement une femme à la cape violette, mais, encore ivre de joie, elle n'y fit pas attention, et ce ne fut que quelques années plus tard, lorsqu'elle ressassa ses souvenirs dans l'espoir de trouver le déclencheur de son malheur, qu'elle se retrouva à pointer du doigt cet évènement, si anodin de façade pourtant.
