25 juillet
Ressentir le manque
Napoléon se trouvait dans un état de misère si total qu'il ne ressentait même pas son corps.
Il devait bien se tenir quelque part, mais il n'aurait pas su dire où. C'est-à-dire, il ne reconnaissait pas les matériaux sous ce corps qu'il ne sentait plus. Des pavés, du béton, un matelas, du sable, il n'aurait pu le deviner. Tout ce qu'il savait, c'était que quelque chose autour de lui étouffait ses mouvements et qu'il avait soif. La soif ne se tarissait jamais.
À la réflexion, il ressentait bien autre chose : c'était un manque terrible qui commençait à ronger son cœur et sa décontraction habituelle. Illya n'était pas là. Il l'avait appelé quand le malaise, la douleur, la confusion étaient devenus insupportables et qu'il avait compris qu'il était passé à deux doigts de tomber dans le fleuve. Il s'y serait noyé. Illya n'était pas venu. Il avait mal, mais son cerveau modelé et entraîné par l'U.N.C.L.E ne le laissait pas oublier les situations d'urgence. Si la mission n'était pas terminée, si Illya n'était pas là, alors il était encore en train d'accomplir la mission…
Était-il en danger ? Napoléon ne pouvait pas le savoir. Il sentait juste qu'Illya n'était pas là. Il n'était pas venu. Alors qu'il était pourtant sa source principale de réconfort depuis toutes ces années. Il volait à son secours. Il le protégeait. Il riait avec lui. Il était toujours d'accord pour passer du temps ensemble en-dehors du travail. Il le connaissait si bien, mieux parfois que Napoléon se connaissait lui-même. Il aurait aimé qu'il soit là.
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Napoléon savait qu'il ne se sentait pas mieux, mais la souffrance était comme maintenue au loin par son état cotonneux. En revanche, Illya n'était pas là. Il n'était toujours pas là. Sinon, Napoléon aurait senti sa présence. Ils travaillaient tous les deux depuis si longtemps qu'il devait pouvoir se coordonner avec son partenaire dès qu'il était à proximité de lui. S'il ne ressentait pas ses mouvements et son énergie, accessoirement sa voix (puisque Kuryakin était toujours partant pour le narguer, même dans les jours d'hôpitaux), c'est qu'il n'était pas là.
Sa présence continuait de lui manquer. Il se demanda si Illya avait été capturé par leurs adversaires. Il ne savait plus de qui il s'agissait, mais il avait failli se noyer dans le fleuve. Est-ce que c'était là que son corps avait été jeté ? Son cœur se brisa en petits morceaux à cette idée, seule douleur qui parvint jusqu'à son esprit. Que ferait-il sans Illya à ses côtés ? Le manque qu'il ressentait était déjà si profond, alors qu'il ne savait même pas encore si le T.R.U.S.H l'avait tué, que la réponse était évidente : il survivrait.
Il ne ferait que survivre. Sans plaisirs, sans énergie et sans joie : avec simplement le regret de ce qui avait été extraordinaire – l'amitié pure et véritable – et qu'il avait perdu.
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Napoléon n'avait pas vu Illya depuis un petit moment. Il était parti en mission en Islande ou bien en Norvège, l'agent américain n'était pas sûr d'avoir bien compris. Ce qui était particulièrement absurde, car depuis quand autorisait-on un homme de l'U.N.C.L.E à être distrait au point d'oublier, dès qu'on la lui avait soufflée, la destination de son partenaire ? Il devait faire des allers-retours entre les deux dans le cadre de cette opération, c'était sûrement ça.
Napoléon, de son côté, était resté au Quartier Général de New-York et il supervisait les agents de terrain, comme sa position de numéro 1 de la Section 2 l'exigeait parfois. Une histoire de société de plomberie factice qui posait des bombes dans des appartements de Brooklyn. Cela aussi, il l'avait observé à distance, intrigué par ce sentiment de manque qui lui étreignait le cœur. Ce n'était pas la première fois qu'il était séparé d'Illya, pourtant. Cette fois-là, où il était lui-même en Suède (sauf que son partenaire n'était pas en Suède, actuellement, mais en Norvège… ou en Islande), il pouvait la citer à titre d'exemple. Il aurait bien aimé qu'on lui envoie Illya, lors de cette mission. Il l'avait même demandé à Waverly, pendant deux de ses rapports. Le vieil homme n'avait pas accepté : de toute façon, son ami était en mission au Brésil (ou en Argentine ?). Il n'était pas disponible.
Napoléon avait eu l'habitude d'être sans Illya pendant même plusieurs années avant cela. S'il y avait bien une personne, dans l'agence – dans le monde ! – dont le patronyme eût un sens, c'était lui. On l'aurait cru inventé de toutes pièces pour le faire correspondre à l'image fantasmée d'un espion international. Il était Solo, il ne travaillait avec personne d'autre que lui-même et quelques civils qui étaient impliqués temporairement dans leurs sombres histoires de sauvetage du monde. Parfois, seule concession à sa solitude assumée et décontractée, il flirtait avec la standardiste d'U.N.C.L.E, à l'autre bout de sa radio à relai international. Mais il n'était attaché à aucune d'elles en particulier. Ni à aucun autre agent.
Et puis, Illya était entré dans sa vie. Napoléon feuilleta du bout des doigts le dernier compte-rendu intermédiaire que ses agents à Brooklyn lui avaient envoyé. Il n'y avait rien de plus à ajouter. Illya était entré dans sa vie pour ne plus jamais en sortir. Il était timide et réservé au début, mais sa présence – la sienne, à Napoléon, sa présence pour l'agent soviétique – était devenue une constante réconfortante et il s'était fait à lui. Il n'hésitait pas à lui expédier des taquets – des taquineries – dans les chevilles à la moindre occasion. Il lui sauvait la vie. Il était tout le temps inquiet pour lui quand il se passait quelque chose et il fouillait dans les placards de son appartement. Souventes fois, Waverly les avait interrompus alors qu'ils étaient au restaurant ou au spectacle en-dehors du travail.
« Ouvrez le canal F, commanda-t-il dans son stylo qui servait de communicateur. Mlle Ferguson, est-ce que vous m'entendez ? J'ai vu quelque chose dans votre billet qui me donne quelques sujets d'inquiétude. »
Il se demandait comment son ami s'en sortait, en Islande ou en Norvège. Il travaillait avec un autre agent sur le terrain, dans les froides terres de cet extrême-nord du monde. Eh bien, il valait mieux pour lui qu'il soit plus à l'aise dans les températures polaires que Solo ! Il y avait peu de choses que le chef de la Section 2 haïssait autant que le froid. Illya prenait un malin plaisir à forcer pour le faire venir dans des missions au climat inhospitalier, comme cette fois-là au Yukon… C'était pour le tourmenter, Napoléon le savait bien, comme il savait que l'agent russe faisait ça aussi parce que le travail était tellement plus amusant entre amis.
C'était la raison pour laquelle, décida Napoléon, il avait tellement de mal à se passer d'Illya désormais. Le frisson de l'aventure n'était définitivement pas le même lorsque vous aviez un ami à vos côtés pour rire de vos déconvenues, s'enchanter des mêmes découvertes et partager avec vous le délice des victoires et des apprentissages. Il ne s'amusait plus autant à patauger dans les marécages indiens à la recherche de l'entrée d'une base secrète de T.R.U.S.H, ou bien au cœur des villes italiennes qui regorgeaient de tant d'artefacts pas si innocents que ça, sans Illya. Il espéra que son ami revenait bientôt.
« Rébecca, dites à M. Mercutio de revenir au Quartier Général avec vous, commanda Napoléon dans son communicateur. Je ne veux aucun agent seul dans le périmètre de notre action tant que la situation n'a pas été éclaircie. »
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Illya avait quitté l'U.N.C.L.E depuis des mois. Napoléon ne s'était jamais senti aussi vide, pas même quand des membres de sa famille décédaient, quand il échouait à remplir une mission cruciale ou quand la torture le laissait exsangue, vidé de son énergie et de son sang sur le sol froid d'une cellule. Il n'y avait pas que leur travail ensemble qui avait disparu : les sorties dans des salles de jeux chics, les repas de famille qu'ils ne faisaient que tous les deux pour Noël ou leurs anniversaires, les vacances à la plage, les doubles rendez-vous, tout cela n'existait plus non plus. Illya avait coupé les ponts avec tout ce qui faisait l'U.N.C.L.E et jamais Solo ne le reverrait.
Leur séparation n'avait pas été bonne. Sinon, ils auraient pu décider de rester en contact. Ou bien, ils auraient accepté l'idée que leur vie en tant qu'agents secrets au service d'une société internationale avait été merveilleuse et qu'elle était terminée, comme toutes les choses de l'existence. Au lieu de cela, Illya Kuryakin avait donné sa démission et effacé toutes traces de son passage. Napoléon n'avait jamais essayé de le retrouver, ne sachant pas si celui qui avait été son second au commandement de la Section 2 en avait envie. Il se sentait tellement abandonné qu'il se moquait presque de se noyer progressivement dans cette cuve à remous remplie d'eau.
Autrefois, Illya l'aurait sauvé. Ou il aurait sauvé la mission et le monde. C'était bien pour ça que Solo l'appelait, constamment, dans sa voix ou dans son cœur, dès qu'il avait besoin de lui. Mais désormais, il n'aurait accès ni à son secours, ni à ses moqueries pour l'aider à s'en remettre, ni à ses yeux écarquillés par l'inquiétude (si le problème avait vraiment été très grave), ni à ses mains sur ses épaules. Ce n'était vraiment pas pareil de se réveiller d'un coma avec la voix d'Illya bavardant avec les médecins ou avec la main de Waverly sur la sienne, comme lors de cette mission en Norvège. En Suède ? En Islande ? Napoléon appréciait Waverly, leur chef, mais ce n'était pas du tout pareil.
Aucun jour passé à l'U.N.C.L.E ne serait pareil sans Illya.
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Napoléon était vieux. Il avait quitté l'U.N.C.L.E depuis longtemps, lui aussi. Qu'il en soit sorti vivant était un miracle ! Il était habitué, maintenant, au vide qui logeait dans son cœur. Il n'avait jamais revu Illya.
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Illya était mort. Napoléon avait vu un avis de décès passer dans le journal, maintenant qu'il était très vieux et qu'il avait une jolie aide à domicile pour faire le ménage et la cuisine dans son grand appartement. Il flirtait avec elle, comme quand il était un homme de l'U.N.C.L.E, mais elle souriait avec gentillesse et repartait bien vite retrouver son petit ami jeune et beau. Napoléon se demandait de quoi Illya était mort. Il espérait que c'était tranquillement, dans son sommeil. Il espérait que l'univers était assez vaste pour leur garder une place à tous les deux et qu'ils pourraient se retrouver. Ça faisait plus de cinquante ans qu'il n'avait plus revu son vieil ami, mais il n'avait jamais oublié. Son cœur plein de vide était trop lourd pour ça.
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Une main tapota sur le bras de Napoléon. Il ouvrit les yeux et put discerner dans une agréable harmonie de détails le plafond au-dessus de lui. D'un seul coup, son arthrite, ses douleurs dans la hanche, dans le dos, ses mains faibles, sa voix hésitante, disparurent. Il sentit la main lui tapoter encore le bras.
« T'es là, murmura une voix faible tandis que deux yeux bleus, à la verticale, se posaient sur lui. »
Un sourire ourla les lèvres boudeuses de Kuryakin et il tapota de nouveau la manche de pyjama de ses doigts.
« T'es réveillé, chuchota-t-il d'un air épuisé. Je pensais que tu allais dormir toute la journée. Pourtant, c'est moi qui ai absorbé la dose la plus massive de radiations.
-Illya ? murmura Napoléon, déboussolé. »
Il se souvint d'un coup. L'Opération Luciole, l'institut de beauté Caresse, l'élection de Miss Luciole, le crochetage du grillage de sécurité, le laboratoire, le scientifique, la machine. Le pont. Le pont. Il avait appelé Illya. Il avait failli tomber dans le fleuve. Il se serait noyé. Tout le reste n'était qu'un cauchemar.
« Oui, Illya, répondit l'agent russe tranquillement. Et toi c'est Na-po-lé-on.
-Arrête ça ! Je ne suis pas devenu un légume. Et ces radiations ne t'ont visiblement pas amputé de la plus petite partie de ton arrogance.
-Arrogant, moi ? Tu me confonds avec toi, encore une fois. »
Allongé dans le lit d'hôpital juste à côté du sien, Illya avait encore sa main sur son bras. Les médecins et les spécialistes des radiations de Paris et Beyrouth tournaient autour d'eux et prenaient des notes, enregistraient des résultats. Napoléon leva les yeux sans comprendre.
« Le rayonnement de la machine n'avait qu'à être inversé pour régénérer les parties de notre corps qu'elle avait détruite, lui expliqua Illya, en endossant immédiatement sa blouse imaginaire de thésard en calcul différentiel et autres sciences que l'agent américain ne pouvait même pas concevoir. La machine a dû être volée par April Dancer. Waverly a fini par activer la division des agents de terrain féminins sur tout le secteur de la côte Ouest. Même si les femmes les plus expérimentées d'U.N.C.L.E finissaient par avoir un rôle de choix grâce à leurs nombreuses connaissances. Elle a été aidée par Mark Slate. Ton ancien formateur. Ils se sont bien entendus mais il a plus de…
-Chut, souffla Napoléon en faisant glisser une main épuisée contre celle d'Illya. Chut. Tu as été davantage irradié que moi, dis-tu ? Alors je pense que tu as besoin de beaucoup de repos. Ferme un peu les yeux.
-Vous serez bientôt en état de vous lever, M. Solo, intervint le spécialiste de Paris. Cette fatigue vous ressentez se dissipera dans quelques minutes, quand vos cellules seront complètement réparées. Nous vous avons déjà fait apporter des vêtements et une copie du rapport à M. Waverly !
-Très bien, je vois, répondit le chef de la Section 2 en lui adressant un bref sourire. J'espère que vous n'avez pas oublié les lunettes de M. Kuryakin, il ne peut pas lire sans elles ! »
Son ami grogna et Napoléon lui sourit avant de lui prendre la main. Il avait cru qu'Illya n'était pas revenu. Qu'il était parti en mission sans lui. Qu'il avait quitté l'U.N.C.L.E. Qu'il avait coupé les ponts. Qu'il était mort. Mais il était là.
« Je suis heureux que tu sois à mes côtés, murmura-t-il en le regardant au fond des yeux. »
Illya observa l'intérieur de son âme, lui aussi. Puis, il lui sourit. Ce sourire à lui seul chassait toutes ses craintes.
