29 juillet

Pancakes


Napoléon aimait le sucre. Bien davantage que les aliments raffinés qu'il se faisait pourtant servir jusque chez lui, des huîtres aux tournedos en passant par les alcools dont les prix s'exprimaient en plusieurs chiffres. Cela même les jours de semaine, même quand il n'y avait rien à fêter et qu'il se contentait de jouir de quelques heures de tranquillité avant d'aller se coucher.

Mais il aimait le sucre par-dessus tout. Illya en avait souvent fait les frais, notamment au restaurant quand il insistait pour lui faire prendre un dessert. L'agent soviétique préférait les plats de résistance et il devait batailler ferme pour être dispensé de l'accompagner. Parfois, ça ne fonctionnait pas. Il devait donc déguster une religieuse au chocolat, un baba au rhum miniature ou encore une tartelette au citron meringué en plus de son café. Quand ils avaient dû habiter ensemble en banlieue, il avait voulu apprendre à faire des pancakes pour pouvoir sublimer les œufs, le bacon et les tomates qu'ils mangeaient au petit-déjeuner. C'était pour lui faire plaisir mais, comme pour ses omelettes, l'expérience n'avait pas été très concluante. Il avait eu le temps de se perfectionner pour le premier plat, mais ils avaient accompli leur mission avant l'aboutissement du second.

Napoléon n'avait jamais pu goûter ses pancakes mais, aujourd'hui, deux ans après leur expérience dans la cité du silence, qui n'avait d'ailleurs pas autrement insufflé à Illya un don pour la cuisine, il allait enfin pouvoir lui en préparer !

En effet, l'agent américain était malade et alité depuis trois jours. On n'était pas trop sûr de savoir ce qu'il avait… piqûre d'un insecte bizarre du Salvador, dont il revenait, bactérie dans la nourriture, faiblesse lunaire ? En tout cas, il ne pouvait presque rien avaler à part de l'eau agrémentée de jus de fruits et de sel et ça devait être ignoble. Illya était certain qu'il avait besoin de quelque chose pour lui caler l'estomac et il fut beaucoup trop enthousiaste lorsqu'il se présenta chez lui avec le nécessaire à faire des pancakes.

« Oui, je sais que tu n'as pas envie de manger, déclara-t-il en contournant les meubles et les affaires dans le séjour familier, mais tu ne te remettras jamais en forme si tu restes le ventre vide, mon vieux. Alors j'ai pris de quoi te cuisiner quelque chose ! Je me suis autant entraîné à la confection des pancakes que celle des omelettes, tu vas voir.

-Attends, quoi ? coassa Solo en essayant tant bien que mal de se redresser sur son canapé. C'est toi qui vas me faire à manger ?

-Je ne vois pas pourquoi tu prends ce ton affolé, rétorqua son ami en le faisant se rallonger de force. Je ne me suis pas si mal débrouillé que ça à la cité du silence, non ?

-Je n'avais jamais dégusté d'omelette aussi baveuse... »

Il devait sacrément regretter d'avoir appuyé sur le bouton déverrouillant sa porte, quand Kuryakin avait sonné !

« Ça sera délicieux, affirma l'agent soviétique en déballant ses courses. Où est-ce que je peux trouver un verre doseur ?

-Dans le placard tout à droite…, gémit Napoléon. Mais pourquoi vouloir me faire manger des pancakes ? C'est tellement compact, ça va sûrement me faire vomir.

-Napoléon Solo ne vomit jamais, rétorqua Illya en revenant vers lui après avoir ouvert sa boîte d'œufs. Sois raisonnable ! Tu n'as rien ingurgité de nutritif depuis plus de trois jours. Si tu voyais ta tête dans une glace, tu t'empresserais de te jeter sur la première chose qui te passerait à portée de main ! »

D'une main moqueuse, mais attentionnée, il replia et rajusta le chiffon humide sur le front de l'agent américain avant de lui tapoter le bras.

« Je vais te remettre sur pieds en un rien de temps, affirma-t-il. »

Napoléon n'avait pas assez de forces pour essayer de l'en empêcher et puis, de toute façon, Illya savait très bien que ses plaintes étaient exagérées. D'un tour de main novice mais affirmé, il cassa ses œufs au-dessus du plus grand saladier qu'il put trouver et les mélangea grossièrement avec le sucre. Puis, il récupéra de justesse l'huile qu'il avait fait fondre le temps de jeter les coquilles d'œufs dans la poubelle et l'incorpora au mélange.

« Napoléon, est-ce que tu m'en voudras énormément si j'ai mis de la farine sur tes rideaux ? s'enquit-il en passant la tête dans le séjour. »

Mélanger la levure à cette substance poudreuse et volatile s'était montré plus compliqué que prévu. Mais son meilleur ami dormait sur le canapé, il ne l'avait pas entendu. Illya haussa les épaules. Il repassa dans la cuisine et fit fusionner les deux préparations avant de les délayer avec du lait. Là encore, l'opération fut ardue et il se tâcha avec. Mais la poudre avait miraculeusement épargné ses yeux et il put s'atteler à la préparation de la poêle dès qu'il eut repris son souffle.

Il graissa l'ustensile avec du beurre et se mit à former de petits ronds avec sa pâte dès qu'il fut chaud. Il se pencha au-dessus et la considéra d'un œil attentif, voire un peu suspicieux. C'était, après tout, l'étape finale, ce n'était pas le moment de se rater ! Il surveilla les petites formes couleur crème et rebondies et les retourna dès qu'elles commencèrent à former des bulles. Il ne les laissa pas plus d'une minute sur l'autre face.

« L'odeur est vraiment bonne, retentit alors une voix agonisante depuis l'autre pièce. Ça a presque l'air comestible. Je suis étonné de ne pas avoir entendu d'explosions.

-Ce n'était pas mon omelette qui avait explosé, se défendit immédiatement l'agent russe. C'était ton pain au raisin ! »

Il passa une nouvelle tête dans la pièce principale avec son plat plein de pancakes et remarqua que Napoléon souriait. Faiblement, maladivement avec son teint blanc et ses lèvres sèches, mais il paraissait détendu et heureux. Illya lui offrit un bref rictus lui aussi et retourna brièvement dans la cuisine pour récupérer le beurre, le miel, la confiture. Il revint vers son ami et s'assit près de lui sur le canapé; après avoir écarté dans un coin tout ce qui encombrait la table basse, il y disposa ses articles.

« Je crois que la confiture de fraises est le meilleur choix d'agrément, vu ton état, déclara-t-il en attrapant la cuillère.

-Ça encore été démontré par… une de ces études scientifiques absurdes que tu affectionnes ? s'enquit Napoléon en s'appuyant contre les oreillers.

-Arrête d'être mauvaise langue, ça empire ta maladie. »

D'un geste affectueux, Illya lui porta une cuillerée de la délicieuse préparation rouge, fondante et sucrée à la bouche et il lui sembla que son ami reprenait immédiatement de l'allant. Lui laissant l'ustensile et le pot à portée de main, l'agent russe se mit à préparer d'autres pancakes avec le beurre.

Ils savourèrent les pancakes dans un silence confortable et, d'un commun accord implicite, ils laissèrent tomber les chamailleries pour aujourd'hui. Napoléon était trop fatigué et Illya était venu pour lui donner du baume au cœur, pas le rendre encore plus faible. Il fut même obligé de constater, après la conclusion de son goûter où il s'autorisa à lécher la cuillère de confiture, que son ami s'était endormi. Avec un sourire, il remonta la couverture sur lui, alla ranger le reste de nourriture et le beurre dans le frigo et sortit sur la pointe des pieds.

Six heures plus tard, il reçut un appel scandalisé sur son communicateur. C'était vrai, il avait oublié de nettoyer la cuisine.