31 juillet
À deux jusqu'à la fin
Napoléon et Illya étaient assis à la table de réunion du Quartier Général et s'amusaient avec ce qui leur était tombé sous la main. Cette fois-ci, c'était un nouveau gadget de la section Recherche et Développement qui avait pour particularité de révéler ce qui se trouvait au cœur de n'importe quelle matière. On en accomplissait, des prouesses, au sein d'agences internationales comme l'U.N.C.L.E ! Également d'antichambres du mal du genre du T.H.R.U.S.H. On pouvait créer des messages microscopiques qui se dissimulaient sur l'aile d'un papillon, un antidote pour rendre la vie à une personne qui s'était administré une dose de poison, des brèches entre les dimensions afin d'apprendre de ses déclinaisons d'un autre monde !
Pour le moment, les deux agents spéciaux de la Section 2 faisaient des expériences avec le laser révélateur de matière. Ils le passaient sur le plateau de la table, devant une dosette de café, contre la manche de leur veste ! Ils faisaient des exclamations admiratives à chaque nouvelle surprise et se montraient les résultats en multipliant les commentaires. Kuryakin émit une supposition avant de le faire glisser doucement contre son poignet et de révéler des ensembles biologiques complexes, passionnants et étourdissants. Il sourit en montrant son résultat à Solo, cherchant son approbation, une habitude dont il avait du mal à se défaire et qui datait de son arrivée à l'U.N.C.L.E. Quand l'agent américain n'était pas son partenaire, n'était pas son ami, mais son supérieur et son collègue. C'était il y avait des années.
Assise à la table d'en face, l'autre équipe ne paraissait pas s'amuser autant qu'eux. Ses deux membres se lançaient des petits regards défiants et dépourvus de ferveur. On ne pouvait pas exactement parler de relation chaleureuse, sauf si on incluait les flammes brûlantes du ressentiment et de la colère. Ils ne voulaient pas être ensemble, une chose que Solo (évidemment !) et Kuryakin auraient comprise quelques huit ans auparavant. Quand ils étaient deux agents indépendants, Napoléon étant le chef de la Section et Illya un jeune arriviste qui faisait des démonstrations de talent fulgurantes. Ils s'appréciaient, ils étaient surprenamment devenus amis mais ça ne voulait pas dire, à l'époque, qu'ils avaient le souhait d'être partenaires.
« Messieurs, je compte sur vous pour mener cette mission à bien, en dépit de vos… ou bien, grâce à vos "légères" différences, déclara Waverly en se tournant vers chacune des deux équipes. Bonne chance ! Ah, et, M. Solo ?
-Oui ? répondirent deux voix distinctes. »
Napoléon s'était déjà mis debout et se tourna vers son chef. Et l'un des deux membres de l'autre équipe en fit autant. Ses yeux bleus pivotèrent en direction du Numéro 11, Section 2, qui lui fit un grand sourire éclatant. L'homme n'y répondit que par une petite expression polie avant de se reconcentrer sur le Britannique. Celui-ci leur jeta un regard légèrement amusé et conclut :
« Prenez garde à vos affections habituelles. Il paraît que Mlle Teller est d'une angélique beauté rafraîchissante, n'allez pas la déconcerter avec vos manières un peu trop enthousiastes.
-Si elle a l'air innocent, alors ce sera pour Illya, tenta de répliquer Napoléon pour sauver son honneur. Récemment, il a manqué trop de fois de se faire enlever par des dames mûres qui voulaient en faire leur héritier. »
Il appuya sa remarque d'un hochement de menton entendu à son ami. L'agent soviétique soupira et secoua la tête. Au versant opposé de la table, le membre blond de l'autre équipe ne parvenait plus à cacher son impatience. Ou bien était-ce de la frustration ? Napoléon n'était pas sûr de le savoir encore, mais il se serait instantanément défié de cet homme s'il n'y avait pas eu son nom… Le courroux qui émanait de lui en faisait quelqu'un de dangereux pour un agent spécial chargé de travailler en équipe.
Avec un mouvement décontracté mais décidé, il arrangea les plis de son costume bleu nuit hors de prix avant de sortir de la pièce. Illya le suivit en trottinant, pratiquement collé à son épaule tant l'inimité dans l'autre équipe le mettait mal à l'aise. Pas qu'il fût particulièrement sensible à l'agressivité et à la rancune – pour un espion, il ne valait mieux pas le ressentir personnellement ! –, mais il paraissait inconcevable que les deux membres de l'autre paire soient à ce point antagonistes.
C'était l'Autre Napoléon Solo et l'Autre Illya Kuryakin. Provinssent-ils d'un monde différent, derrière ces espèce de failles que la dernière machine, fruit des efforts mondiaux, permette d'ouvrir, ne voulait pas dire qu'ils étaient des personnes complètement étrangères. Oui, il n'avait quasiment rien en commun avec l'Autre Illya, mais il était quand même lui… Comment pouvait-il honnir l'Autre Solo à ce point ? Alors que, pour Illya, c'était la personne la plus importante du monde ?
« Qu'est-ce que l'Autre Napoléon a bien pu faire pour l'énerver à ce point, à ton avis? chuchota l'agent soviétique à l'oreille de son partenaire.
-Peut-être rien du tout, en vérité, répondit son ami avec un fatalisme surprenant. Tu as entendu Waverly, ils ne viennent pas de l'U.N.C.L.E. L'U.N.C.L.E n'existe pas chez eux. Qui sait s'ils bénéficient même d'un Autre Monsieur Waverly qui aurait pu les mettre en présence l'un de l'autre ? Les découvreurs de ces mondes parallèles nous ont bien expliqué que les âmes étaient les mêmes mais ne se produisaient pas toutes dans des périodes similaires, en fonction d'une temporalité ou d'une autre. Jusqu'à présent, nous n'avons jamais rencontré de Mlle Teller. Et pourtant, il y a eu un bon nombre de femmes dans nos vies.
-Tu sais de quoi tu parles. »
Napoléon roula des yeux, l'ignora et acheva :
« En tout cas, je ne saurais que trop te conseiller de garder un œil sur l'Autre Napoléon. Il n'a pas l'air d'un homme qui sait se garder des rivalités de métier.
-Pourquoi tu ne te surveilles pas toi-même? s'étonna Illya. Je ne suis pas une nounou.
-Parce que je craindrais de trop anticiper de lui des réactions qui ne viennent en fait que de moi, expliqua son ami en lui tapotant le bras. Ne t'inquiète pas, je me charge de l'Autre Kuryakin.
-Il va te casser la figure si tu commets l'erreur de lui faire tes plaisanteries douteuses, comme avec l'Autre Napoléon.
-Fais bien attention à l'appeler Solo, tu as bien vu qu'il refusais que quiconque emploie son prénom.
-À part sa mère. »
Les deux autres agents les percutèrent pratiquement en franchissant derrière eux l'angle du couloir. Il fallait dire que Napoléon et Illya avaient sensiblement ralenti dans leurs conciliabules.
« Qu'est-ce qui vous arrive? s'enquit l'Autre Illya, dont l'accent était beaucoup plus prononcé que celui de leur Kuryakin, en fronçant les sourcils. Votre appareil ne rendra pas cette opération plus oisive pour autant. Il faudra que nous sondions toutes les caisses avec le dispositif pour trouver celle qui contient la bombe.
-Eh bien, nous, heu… nous nous livrions à des bavardages sans importance qui renforcent nos lien en tant qu'équipe, affirma Solo, une main désinvolte sur le bouton de l'ascenseur. C'est bien pour ça que votre Smith et votre Oleg vous ont envoyés ici, non ? Illya, retiens la porte, s'il te plaît, nous attendons encore Mlle Teller du département des tenues d'emprunt et faux papiers. Non, je m'adressais à mon Illya, il est plus près de la commande, mais j'apprécie votre réactivité, M. Kuryakin ! La voilà qui arrive, aussi radieuse que ponctuelle ! Vous avez donc été affectés à cette mission en notre compagnie parce que votre entente sur le terrain laissait à désirer. Ne prenez donc pas mal le fait que nous étions en train de discuter de choses futiles, c'est ce qui a permis à notre amitié de s'installer en premier lieu.
-Assez miraculeusement, intervint l'agent soviétique, qui ne pouvait pas s'en empêcher. J'aurais pu être soûlé par tes bavardages.
-Le Cowboy aussi aime s'écouter parler, rétorqua son double froidement. C'est pour ça qu'il s'est montré aussi lent à la réaction jusqu'à présent.
-Vous noterez, messieurs nos alter ego, que c'est assez compliqué de bavarder avec Péril Rouge, contra perfidement l'Autre Napoléon. Il ne cesse de grommeler constamment. »
Les deux hommes se lancèrent un regard noir, Napoléon et Illya se jetèrent un coup d'œil interloqué. Vraiment, ils n'avaient rien en commun avec ces doubles-là. Était-il possible qu'ils soient même capables de devenir amis un jour ?
Durant la majeure partie du trajet jusqu'à l'entrepôt du T.H.R.U.S.H, ce fut Mlle Teller qui fut obligée de s'interposer entre les deux agents. En effet, elle semblait plutôt proche de l'Autre Illya, peut-être pas de façon consciente: c'était plus comme une attirance irrésistible qui la poussait sans cesse vers lui. Elle formait donc avec lui un premier groupe, dans le train rapide qu'ils avaient pris pour rester discrets; l'Autre Napoléon restait seul et, même quand l'homme du KGB quittait la compagnie de la jeune femme, il ne se rapprochait pas de lui pour autant. Napoléon et Illya les observaient de l'autre côté de l'allée, épaule contre épaule par habitude, se lançant des regards qui en disaient long. Ils n'avaient souvent pas besoin de parler pour se comprendre, ce qui semblait déconcerter et même un peu irriter leurs alter ego.
« Vos efforts sont touchants, mais je ne crois pas qu'il y aura quoi que ce soit à tirer d'une quelconque collaboration entre eux, finit par leur lancer Mlle Teller en s'appuyant sur l'accoudoir d'Illya, exaspérée par leurs sempiternels désaccords. S'ils arrivent à travailler ensemble, alors c'est que votre tâche est accomplie. Jamais ils ne parviendront à devenir amis comme vous, ils sont trop antagonistes depuis l'enfance . »
L'agent américain et l'agent soviétique s'accordèrent de nouveau un contact visuel, plein de tristesse et de frustration. Évidemment, l'Autre Napoléon et l'Autre Illya, s'ils avaient relativement grandi comme eux, avaient retrouvé exacerbé leur animosité contre la patrie de leur équipier. Il y avait eu, pour le premier, une vie de crapahutages à travers l'Europe ravagée alors qu'il était trop jeune, puis la CIA. Pour le second, l'intervention encore plus horrible des sévices du KGB. Et, surtout, pas d'U.N.C.L.E pour leur prouver que l'entente internationale n'était pas une utopie et pouvait exister dans la sphère intime, entre gens ne venant pas de la même nation.
Que cette histoire "d'ennemi" n'était finalement qu'un concept qui ne durerait que dans cette époque, avec un début et une fin. Que leurs âmes s'étaient trouvées et comprises en-dehors de toute considération politique, historique et sociale, car voilà ce qu'était la fraternité véritable, tout simplement.
« Je ne sais pas ce que leurs chefs avaient en tête, mais cette affaire n'aura clairement pas duré assez longtemps pour leur apprendre à travailler comme nous, pesta Illya en balayant, de leur laser révélateur de matière, les caisses toutes identiques de cet entrepôt. »
Mlle Teller les avait fait entrer à l'intérieur en se faisant passer pour la fille d'un des chefs d'atelier du T.H.R.U.S.H, à qui elle ressemblait de façon étonnante. Les deux autres membres de son équipe sondaient les conteneurs à l'autre bout de l'immense salle.
« Waverly les avait pourtant prévenus, poursuivit l'agent soviétique. Ce n'était pas une mission bien difficile. Je sais que le but était surtout pédagogique, mais ils auraient pu choisir quelque chose de plus complexe.
-J'aurais bien voulu les aider, mais malheureusement ça ne sera pas de notre ressort, en fin de compte, affirma Solo. Concentre-toi sur la mission. Est-ce que tu trouves quelque chose ?
-Rien pour l'instant. »
Les deux équipes finirent par se rejoindre, dans leurs recherches, au centre de la réserve. L'Autre Napoléon et l'Autre Illya ne communiquaient pas; ils eurent l'air surpris que leurs doubles se tiennent constamment au courant de leur avancement, qu'il relève de l'aspect purement technique (trouver ou ne pas trouver la caisse de la bombe, le fonctionnement de leur matériel) ou physique: chaque déception, chaque égratignure impromptue était commentée, répondue, indicateurs essentiels de leur état psychologique ou physique.
Soudain, Illya finit par mettre la main sur le bon conteneur. Il s'agenouilla devant sans attendre, ouvrit le couvercle, sortit son matériel de désamorçage; son partenaire le rejoignit.
Les choses s'accélérèrent alors et un mécanisme, sorti de nulle part, accrocha le poignet du jeune homme et le tint attaché au dispositif, tandis qu'un compte à rebours se mettait à grésiller. Napoléon et lui échangèrent un regard qui voulait tout dire et l'agent soviétique se mit à travailler sur le mécanisme, vite et bien, pour se libérer et désactiver du même coup l'engin de mort.
Solo redressa la tête et regarda l'Autre Napoléon et l'Autre Illya droit dans les yeux.
« Cette bombe risque de sauter, déclara-t-il d'un ton efficace et détaché. Vous feriez mieux de partir. Je reste ici avec Illya pour le protéger au cas où des gardes arriveraient.
-Mais tu vas mourir ici si jamais il n'arrive pas à la désactiver! protesta l'Autre Napoléon. À quoi cela servirait-il à l'U.N.C.L.E de perdre deux agents brillants du même coup, alors que l'un des deux pourrait survivre? »
L'agent américain lui fit un petit sourire et adressa un signe de tête à l'Autre Illya.
« Tu as raison, déclara-t-il. Ça ne répond à aucun intérêt. La plupart des agents préféreraient la sûreté et se mettre à l'abri de la bombe, quitte à prendre le risque de laisser leur collègue mourir seul. Mais je n'abandonnerai jamais Illya. C'est mon meilleur ami. Oui, mon vieux, inutile de me regarder comme ça. Tu sais que c'est trop tard pour nous, maintenant. »
L'Autre Napoléon et l'Autre Illya se jetèrent, pour la première fois, un coup d'œil qui n'était pas empreint de rejet ou de désaffection. Ils paraissaient tous deux déstabilisés par sa tranquille résolution. Et, Napoléon le vit enfin à leur regard, c'était bien des êtres vertueux: ils étaient touchés par la solidarité, l'attachement aux choses plus importantes que le travail qu'il manifestait. D'un geste insistant, l'agent américain les chassa :
« Ne vous inquiétez pas. C'est une faiblesse qui nous rend plus forts! Partez, maintenant. Nous vous ferons signe si nous sortons d'ici vivants.
-Bonne chance, autre moi, lâcha brusquement l'Illya parallèle en attrapant son Napoléon par le vêtement, au niveau de l'épaule. Dépêchez-vous, Cowboy. Je vous rappelle que notre monde a besoin de nous.
-Très bien… Alors je vous dis peut-être à bientôt... Autre moi, Autre Illya... »
Napoléon sourit dans leur dos tandis que les deux hommes s'éloignaient en courant vers la sortie du bâtiment.
« Maintenant que tu as sauvegardé deux vies, et peut-être un monde de plus, tu veux bien arrêter le mélo? s'enquit Illya d'un ton supérieur. J'ai besoin d'une paire de mains en plus pour appuyer sur le boîtier du générateur. Ici, là.
-C'est parti, Monsieur! acquiesça l'agent américain en retroussant ses manches de costume. Tu vas réussir à la désamorcer ?
-Bien sûr. Je n'ai pas fait une période supplémentaire à l'école de l'U.N.C.L.E pour rien. »
Son ami sourit et observa à l'envers les mécanismes sur lesquels il travaillait.
« C'était ça, ta façon de rattraper l'échec pédagogique d'une mission trop facile? finit par demander Illya sans lever les yeux. En misant tout sur un petit numéro de fraternité et de sacrifice?
-J'ai pensé qu'un peu de pathos attendrirait leur cœur obstiné, admit Solo en souriant. Qu'est-ce que tu en penses ?
-Idée intéressante. L'amitié appelle l'amitié. Au fait…
-Oui ?
-Tu sais que j'en ai autant à ton égard. »
Le sourire de Napoléon s'élargit. Bien sûr qu'il le savait. Illya et lui, depuis qu'ils étaient devenus amis, c'était à deux, dans les conversations, les jeux, les moments tristes, les missions et les sacrifices – jusqu'à la fin.
