Chers lecteurs, cette petite dystopie touche doucement à sa fin. Pas d'avertissement particulier cette fois. Bonne lecture et n'hésitez pas à laisser des reviews.

Le chauffeur avait apparemment pris l'initiative de les conduire dans un hôpital privé, ce dont l'avocate ne devait s'aviser que plus tard. Sans doute s'était-il fié à la mise élégante de Regina. Le fait qu'il n'ait eu aucun doute, si l'on suivait ce raisonnement, sur la classe sociale d'Emma, laissait le champ libre à un abyme de réflexion.

La belle brune n'était pas en état de s'occuper de l'administration. Les yeux dans le vague, elle ne répondait que difficilement aux questions des urgentistes. Ce fut l'orpheline qui dut fouiller dans ses poches, pour en sortir son portefeuille et ses papiers. Comme partout désormais, on les reconnut. Regina entendit sa protégée, devenue sauveuse et chevalier servant, réclamer qu'elle soit prise en charge par une femme. Il s'agissait d'une jeune praticienne, douce et patiente, dont les gestes précis laissaient cependant supposer une certaine expérience.

Emma fit une déclaration, en racontant l'agression, qu'elle décrivit comme extrêmement violente, et renseigna l'adresse d'où avait surgi l'individu avec précision. Depuis plusieurs décennies, le personnel qualifié des urgences était habilité à enregistrer les plaintes et à les transmettre à la police. La jeune femme prit donc des clichés du dos et des épaules de la juriste, où étaient visibles les marques laissées par les violents impacts contre le mur de brique, mais aussi de sa poitrine, où, sur le sein gauche, s'étalaient des ecchymoses formant l'empreinte vague d'une main.

L'orpheline se montra incroyablement protectrice et respectueuse, la tenant par les épaules, ne s'éloignant, à la demande du médecin, qu'avec réticence, lui demandant avec beaucoup de sérieux si elle désirait être laissée seule avec l'urgentiste, ce à quoi Regina répondit «non», sans hésiter. La présence de son amie la rassurait.

Le médecin fit remarquer qu'Emma ne sortait pas non plus indemne de l'altercation. Un énorme hématome bleuissait sur sa mâchoire, mais ce n'était pas tout. Comme l'urgentiste attirait l'attention des deux femmes sur sa main droite, elles s'aperçurent que les jointures en étaient écorchées et contusionnées. L'enfant des rues commença par refuser l'examen mais elle dut céder devant l'insistance inquiète de Regina, se laissa ausculter, et, à la demande du médecin, passa une radio. Sa main, heureusement, n'était pas cassée, mais il s'avéra que l'un de ses doigts était fêlé. Elle hérita d'une attelle, et cet élément fut dûment ajouté au dépôt de plainte, avec la mention «légitime défense». Elles rentrèrent en taxi. L'avocate, exténuée, se coucha et s'endormit presque aussitôt. Ce fut l'ancienne détenue qui passa les appels nécessaires, pour annuler les rendez-vous du jour.

Le soir, elles discutèrent longuement des suites politiques à donner ou non à l'affaire. Regina expliqua, exemples à l'appui, que ce type d'incident était traditionnellement récupéré et utilisé afin de sensibiliser l'opinion. Mais elle répugnait à de telles manœuvres, qu'elle jugeait peu honnêtes. Pourtant, remarqua Emma avec son bon sens pragmatique et son langage simple, l'agression était réelle et témoignait du retentissement que les actions du parti tout neuf avait déjà eu sur de nombreuses familles, puisque, l'homme l'avait dit lui-même, son épouse s'était mise à défendre leurs enfants. Par ailleurs, il s'agissait de la triste confirmation de l'hostilité du patriarcat à l'égard de tout ce qui pouvait ébranler sa suprématie. Elles décidèrent d'un commun accord d'en parler en commission avant de prendre une décision.

Dès le lendemain, l'ensemble du parti Humains fut au courant de l'aventure. Il fut statué qu'il n'y avait aucune raison de garder l'événement secret, et Regina organisa une conférence de presse. Elle s'était remise rapidement, même si des élancements se faisaient parfois encore sentir, dans son dos. Heureusement, l'intervention d'Emma lui avait évité des suites nettement plus graves. Sans surprise, le commissariat la contacta le jour suivant, pour lui annoncer que sa plainte avait été entendue, et que l'homme avait été arrêté. Les deux femmes l'identifièrent, formellement et séparément, derrière une vitre, en compagnie de cinq autres individus tout aussi patibulaires. Le témoignage du chauffeur de taxi ne laissa planer aucun doute. L'agresseur avoua presque immédiatement.

Sans le retentissement médiatique, la requête serait peut-être restée sans suite, mais leurs adversaires politiques tenaient à montrer que les agressions contre les femmes étaient prises au sérieux et l'énergumène était déjà connu de la justice. Il y eut un procès expéditif. Le père de famille fut condamné à une peine de prison, assortie d'une amende, et d'un châtiment corporel en place publique. Il était bien entendu paradoxal que la plainte des deux figures les plus médiatiques du parti donne lieu à une sanction contre laquelle ledit parti se battait. Sans langue de bois, la présidente et la conseillère s'en ouvrirent dans les interviews, déclarant ne nourrir aucun désir de vengeance. Lorsque la loi était mauvaise, il fallait la changer, expliqua Regina sur un prestigieux plateau, mais tant qu'elle était la loi, il fallait composer avec elle.

Presque dans la foulée, l'intervention chirurgicale qui devait permettre à Emma de tourner une page de sa vie eut lieu. Il avait été question de repousser l'opération, mais la jeune femme ne voulut rien entendre. Tout se passa bien. Sa constitution robuste, sa résilience, lui permirent, comme annoncé par le Docteur Whale, de se remettre totalement en un week-end. Lorsque l'infirmière dépêchée à domicile par Regina (la patiente avait exprimé son désir de ne plus voir le médecin qui lui avait manqué de respect, sauf nécessité absolue) eut ôté les pansements qui recouvraient l'ensemble de son fessier, et qu'elle vit dans le miroir sa peau immaculée, telle qu'elle n'avait probablement jamais été depuis la première fessée qu'elle avait racontée face caméra, l'orpheline éclata en sanglots. Elle pleura longtemps, dans les bras de son amie, sans parvenir à exprimer ce qu'elle ressentait. Inquiète, l'avocate finit par téléphoner à Archie, qui proposa de recevoir sa jeune patiente le soir même. Elle demanda à s'y rendre seule, en taxi, et ne rentra que tard dans la soirée. La juriste, bien que torturée à la fois d'inquiétude et de curiosité, ne posa aucune question.

Dès le lendemain, Emma parut bien plus sereine. La vie reprit, intéressante et occupée. Les interviews se succédaient, ainsi que les apparitions télévisées ou les émissions radiophoniques. Le parti ne cessait d'accueillir de nouveaux membres. Bien sûr, les adversaires politiques n'étaient pas en reste, et cherchaient sans cesse à les discréditer. Cela faisait partie du jeu et Regina, à l'instar des autres membres influents et médiatiques du parti, ne se laissait pas faire. Ainsi, le temps passa.

L'hiver était rude. L'orpheline se rendait souvent sur la terrasse de l'appartement, chaudement vêtue, afin de contempler les rues désertes et enneigées. Son regard rêveur et ses yeux pleins de larmes indiquaient qu'elle songeait à sa situation, l'année précédente, lorsque, glacée jusqu'aux os, elle fouillait sans succès les poubelles, avant de se décider à voler pour survivre, et d'atterrir en prison, où il faisait tout aussi froid.

Dans un souci de lui remonter le moral, Regina prépara, contrairement à son habitude, une fête de Noël somptueuse, à laquelle elle invita bien entendu Catherine et Jim, ainsi que quelques membres du parti avec qui elle avait sympathisé et leurs familles. L'enfant trouvée, les yeux ronds d'émerveillement, passa des heures à contempler le grand sapin lumineux et à jouer avec les deux enfants du couple invité, les aidant à utiliser les jouets qu'ils avaient reçus du Père Noël. Elle avait pu, elle-même, pour la première fois de sa vie, faire des cadeaux à ceux qu'elle aimait, et avait choisi des bijoux, simples et élégants, pour Catherine et Regina. De son côté, elle reçut des vêtements et une montre. La juriste, consciente que toute ostentation pourrait être mal vécue, resta raisonnable dans le choix des cadeaux. Une semaine plus tard, elles fêtèrent en tête à tête l'arrivée de l'année 2163. Les élections approchaient à grand pas. Plus que deux petits mois.

Après son opération, Emma avait parlé à sa bienfaitrice de son sentiment de manquer d'exercice. Elle estimait n'avoir pas été assez rapide, pour voler à son secours. L'avocate l'avait écoutée attentivement, puis avait évoqué une salle de sport, où, avant leur rencontre, elle avait l'habitude de se rendre une à deux fois par semaine, pour pratiquer le yoga. Les étrennes de l'orpheline prirent donc la forme d'un abonnement illimité. La juriste paya la modique somme mais ce fut l'enfant trouvée qui procéda à l'inscription. Elle maîtrisait à présent son smartphone sans aucune difficulté, peut-être mieux que Regina. La belle brune décida de reprendre également le sport. Elles y allaient ensemble.

La jeune femme courait sur le tapis, ou faisait de la musculation. Son état physique n'avait plus rien à voir avec sa condition déplorable, dix semaines plus tôt. Elle avait repris un poids normal, bien que sa constitution naturelle restât élancée. Ses cheveux brillaient de mille feux. Sa stature athlétique avait refait surface, et Regina se surprenait parfois, alors qu'elle faisait des exercices au sol, à admirer, aussi discrètement que possible, les magnifiques bras à la fois fins et puissants, ou les muscles compacts, qui saillaient doucement sur son dos et ses épaules, lorsque, inconsciente d'être regardée, sa protégée soulevait des poids qu'elle-même eût été incapable d'ébranler.

C'était un vendredi soir, froid et pluvieux. L'avocate était en voiture, au retour d'une réunion à laquelle celle qui était de fait devenue sa colocataire n'avait pas participé. En effet, Emma prenait de plus en plus d'autonomie. Bien qu'elle fût désormais titulaire d'un permis de conduire (cela avait été une simple formalité car elle avait conduit des véhicules volés dès l'âge de treize ans), elle ne possédait pas encore de voiture, mais se déplaçait parfois seule, en transports en commun ou en taxi. Elle était restée à l'appartement, pour lire et répondre à des mails. Regina avait bien pensé à lui offrir une voiture pour Noël mais elle avait formellement refusé. Elle tenait à économiser et à s'en payer une elle-même.

Le téléphone sonna. Regina ordonna à l'ordinateur de lui passer la communication. Elle n'était plus qu'à cinq minutes de son immeuble et la circulation était fluide. Un numéro inconnu. Une voix vaguement familière répondit à son «Allo».

- Maître Mills?

Elle eut un instant de surprise. D'où connaissait-elle ce timbre traînant?

- C'est Davis.

La surprise lui coupa le souffle. Heureusement, elle eut le réflexe de se garer en toute hâte, sur le bas-côté.

- Davis…mais…que me voulez-vous? Comment avez-vous eu mon numéro?

- Vous êtes une célébrité, maintenant. J'ai fait un tour sur le site de votre parti, cherché un peu et bingo…

Elle soupira…évidemment. Une bouffée inattendue de colère lui monta à la poitrine. Elle se souvint d'avoir vu le garde battre Emma jusqu'au sang, ainsi que de leur dernière conversation. Elle parla d'une voix aigre.

- Vous m'appelez pour me dire que mettre Mademoiselle Swan en liberté était un danger pour la société?

- Non…

L'homme sembla hésiter.

- Je vous ai vues, toutes les deux, à la télé. J'ai vu toutes vos interventions. Et…et j'ai lu les articles de journaux, aussi…Je voudrais qu'on puisse se rencontrer…pour parler de…des accusations contre le Centre…

Elle était de plus en plus estomaquée. Intriguée, aussi.

- Vous êtes envoyé par Georges King?

- Non…pas du tout…vraiment pas…Je…j'ai démissionné.

Elle fronça les sourcils. Qu'est-ce que c'était que cette histoire?

- Je garde un immeuble, à Kenmore…Je voudrais vous présenter quelqu'un…

Elle perdit patience.

- Davis, toutes mes félicitations pour votre promotion! Et si vous voulez me faire rencontrer votre fiancée, transmettez-lui tous mes vœux de bonheur mais pour être honnête, je suis un peu occupée!

- Non…pardon…Je m'exprime mal. Il faut que vous parliez avec Pledge.

- Pledge?

- C'est un jeune gardien. Il est arrivé juste avant la relaxe de Mademoiselle Swan. Il ne travaillait pas dans l'aile N mais…mais…il…a vu quelque chose. Il a peur mais j'ai réussi à le convaincre de vous rencontrer. Si vous parvenez à le persuader de témoigner…

Soudain, tout devint clair. Il ne lui fallut qu'une fraction de seconde pour prendre une décision. Il était hors de question de les recevoir chez elle. Emma devait absolument être présente, et ce serait terrible pour elle, de revoir Davis. Il fallait un lieu plus formel, surtout pas public. Un lieu fermé, où personne ne les entendrait.

- Demain, à 9h, au siège du parti Humains.

- Non, je…je travaille le samedi.

- Dimanche, alors. Encore mieux. Il n'y aura presque personne. Nous irons dans la plus petite des salles de réunion.

- Euh…d'accord. Je vais demander à Pledge. Je vous rappelle s'il a un empêchement.

- Très bien.

Et elle raccrocha.

En redémarrant sa voiture, elle faillit percuter une camionnette. Elle secoua la tête. Rester concentrée. Il fallait présenter la situation à Emma, avec honnêteté. Ce rendez-vous était sans doute crucial.