J'ai tenté plus bas de décrire un univers fantastique, après avoir lu notamment un roman que j'ai beaucoup aimé, avec un univers où des dieux et des démons côtoient des humains dans un monde médiéval. Ce qui a inspiré ceci est tout simplement la description d'une démone qui avait "la peau d'un bleu argenté comme si l'éclat de la lune brillait en elle". Ce n'est pas difficile de comprendre ce à quoi ça m'a fait penser. Ça n'a été écrit qu'en quelques jours, cependant.
Elle prit connaissance de son existence au début du printemps. Un jour de grand soleil, au tout petit matin, alors qu'elle venait de se lever, son mari l'attendait mais elle se détourna, jetant un premier regard vers la forêt.
Il était là, dans les dernières noirceurs de l'aube, à boire à la rive du lac, encore sous le couvert des arbres. Tout pâle, presque blanc, ou alors bleuté. Gracieux, aussi, alors qu'il se releva. Même à cette distance, elle le vit la regarder bien en face, puis il fit volte-face et disparut. Ça n'avait duré qu'une seconde.
Elle revit le promeneur quelques jours plus tard. Ces bois étaient à elle, aussi, tout comme elle était à eux - fut-elle sortie depuis dix ans, elle serait toujours des leurs. Elle y allait toujours passer de longues heures. Mais ce jour-là, observant une envolée d'oiseaux au dessus de sa tête, elle pensa ; "Il y a un prédateur ici", elle se leva et il était là.
Il était beau, comme eux tous. Blond, comme elle, et les yeux mauves comme des fleurs de lilas, pâles, mais lui n'arborait pas ce teint beige presque humain. Il était bleu, comme la lumière de la lune, douce et froide sur lui. Tout en sa personne était doux et froid et il se tenait comme un animal, prêt à fuir, droit sur ses jambes, avec un mélange de curiosité et d'indifférence.
-Tu ressembles à une humaine, furent ses premiers mots.
-Est-ce mal?
-Je suppose que non. Je m'ennuierais, à ta place, mais j'imagine que nous ne sommes pas tous pareils.
-Ils sont gentils, répondit-elle simplement en glissant une pomme dans son sac.
Il fronça le nez.
-Je présume qu'au moins ils sont amusants.
-Il n'y a rien qui t'oblige à t'approcher, dit-elle comme un avertissement. Je ne peux pas te chasser mais ces bois sont à moi, ce village est à moi. Ces gens sont les miens, maintenant.
-Je ne suis pas facile à tuer, répondit-il en la regardant.
-Moi non plus.
Elle sortit des bois dix ou quinze ans auparavant, mue par un élan de curiosité, toutes ces voix qui résonnaient dans le vallon. Les humains qui tentaient de s'installer là l'accueillirent avec la vénération qui lui était due, alors elle leur donna des conseils et laissa la magie encourager leur chance débutante. Un jour elle entra dans la maison d'un homme qui aimait planter des fleurs, aperçut le portrait qu'il avait fait d'elle et décida de ne plus en partir jusqu'à sa mort. Elle dansa avec lui avec des pièces de monnaie dans ses chaussures, la corde à son poignet également attaché au sien, et marcha avec lui entre les feux de joie allumés pour eux.
Le promeneur revint. Pas près du village, même pas près de sa maison. Près d'elle, calquant ses pas sur les siens alors qu'elle marchait sur le bord du rivage, ramassant ce que le lac avait rejeté. La petite fille avec laquelle elle était l'aperçut avant elle.
-Je ne pensais pas te revoir, admit-elle en faisant quelques pas pour s'interposer entre sa fille et le promeneur.
Il ne la considéra néanmoins qu'à peine, inclinant la tête pour l'observer comme il aurait regardé un animal sur son chemin.
-Celle-ci est-elle ta fille?
-Elle l'est.
-Elle a l'allure d'une humaine.
-Elle l'est.
-Comme ce doit être étrange, fit-il en souriant.
-C'est la vie que j'ai choisie. Es-tu venu pour m'en dissuader?
Il souffla.
-Penses-tu vraiment qu'ils sont assez importants pour ça? Mais cette enfant est jolie. Il y a ta magie en elle, même si elle mourra un jour.
-Qu'es-tu venu faire ici?
Il sourit.
-J'ai été curieux.
Elle le revit par la suite à chaque matin et chaque soir où elle s'aventurait suffisamment près de la forêt. Quand elle ne venait pas à sa rencontre, il se glissait derrière elle, dans son ombre, dans ses pas, elle ne le découvrait qu'en tournant la tête. Un jour il lui tapa sur l'épaule pour lui rendre le fruit qu'elle venait d'échapper et trouva sa réaction plus que drôle.
-La vie ici t'a rendue si peu méfiante.
Néanmoins, il paraissait sincère quand il se disait curieux. Combien de regards à la dérobée surprit-elle vers le village quand il croyait qu'elle regardait ailleurs.
-Tu devrais y aller, dit-elle en avalant le premier raisin de la grappe qu'il lui rendait.
-Aller où? demanda-t-il, l'air perdu.
-Parmi les hommes. Ils te vénèreraient comme ils l'ont fait avec moi, ils t'accueilleraient à bras ouverts. Tu pourrais y vivre.
Quand il la regarda, elle vit disparue toute trace de chaleur qu'elle lui connaissait.
-Je ne tiens pas à être vénéré. Du reste, ajouta-t-il avec un sourire tout à fait charmant, ils ont davantage de raisons de me craindre.
Il vint jusqu'à sa maison une unique fois, à sa vue. Il vint un matin, dans la pénombre, le long de la plage, après avoir manifestement contourné le lac à pied. Il portait un panier sous le bras, le crâne d'une créature morte depuis très longtemps, rempli de fruits sauvages, des pommes, des prunes et surtout des raisins, mauves, blancs et bleus. Il avait visiblement ramassé toutes les variétés trouvées sur son chemin.
-Je ne savais pas ce que tu aimerais, reconnut-il. Mais eux, je le savais.
Son mari observait la scène, les yeux écarquillés, se demandant s'il devait se mettre à genoux ou présenter ses hommages de manière plus conventionnelle. Il ne s'attendait probablement pas à un tel mépris, ce fut à peine si le promeneur lui accorda un instant d'attention. Elle lui fit signe que ça irait.
-Merci, dit-elle simplement en acceptant le panier.
Puis le froid s'empara du monde. La lumière décrut et il vint plus souvent. Il osa même à quelques reprises marcher parmi les humains, toujours au crépuscule, à la fin de leurs journées. Il fut accueilli avec la même adoration qu'elle, auparavant, mais il ne paraissait même pas s'en préoccuper. La seule fois où elle le vit heureux fut le jour de la première neige, avec les quelques enfants qui l'accompagnaient, ne se formalisant pas de son apparence hors du commun et qu'il supportait beaucoup plus facilement que les adultes. Il s'en aperçut quelques instants en retard, relevant la tête pour observer les nuages, il tendit la main pour attraper un flocon et laissa échapper un rire dont tous ceux qui étaient présents se rappelleraient. Il paraissait à sa place, ainsi. Les couleurs de l'automne le faisaient paraitre anormal… mais ainsi, sous la neige, il paraissait retrouver sa place dans le monde.
Sa fille et sa meilleure amie disparurent au plus fort de l'hiver, un jour complètement glacé. C'était fréquent, par mauvaises conditions, que certains s'égarent et n'arrivent jamais à rentrer. Elle en particulier le craignait depuis longtemps, voir sa fille attirée par un monde auquel elle n'appartiendrait jamais, mais cette fois elle savait directement où chercher.
Il l'attendait. Elle sentit aussitôt la colère monter en elle. Il avait osé.
-Tu n'as pas à les aimer, dit-elle froidement. Tu n'as pas à aimer aucun d'entre eux, pas même moi. Mais tu n'avais pas à les prendre.
-Je n'ai rien fait. Elles sont venues d'elles-mêmes.
-Alors ramène-les. Elles ne t'appartiennent pas.
Mais il ne bougea pas.
-Tu n'as jamais pensé qu'elles pourraient essayer? Ta fille aurait sûrement une chance de devenir comme toi.
-Non, répondit-elle, parce que ce genre de choses n'arrive plus.
-Tu es bien pessimiste. Peut-être qu'elles vivraient aussi longtemps que nous deux.
-Ou je les retrouverais mortes dans la neige. Rends-les moi.
Il expira. Elle s'étonna de voir la buée dans l'air.
-Elles seront chez toi demain midi.
Et ce fut vrai. Elles se présentèrent à cette heure exacte, en larmes et grelottantes mais intactes. Elle les réconforta, murmurant l'apaisement à leurs oreilles tout en quêtant le moindre signe de sa présence.
Il ne vint jamais.
Elle se prit, par la suite, à s'aventurer plus loin dans la forêt qu'elle n'en avait récemment pris l'habitude. À consacrer des heures et des heures à le traquer, oubliant de rentrer chez elle pour une nuit. Un matin elle se réveilla avec le soleil, elle regarda le ciel et la neige, ses rares traces de pas qui subsistaient entre les arbres sombres, et elle résolut de ne pas rentrer chez elle jusqu'à ce que le chemin réapparaisse. Elle jeta un regard au loin et fit demi-tour pour disparaitre entre les arbres. Ces bois étaient toujours les siens, après tout.
Il l'attendait. Il l'attendait toujours, dans sa propre maison, le vestige d'un ancien château abandonné depuis longtemps. Elle posa sur la table un simple contenant rempli de neige.
-Je ne savais pas ce que tu aimerais, lui dit-elle, voyant la surprise dans son regard. Mais ça, je le savais.
Ce ne fut que la deuxième fois qu'elle l'entendit rire.
-Je ne peux pas te chasser, concéda-t-il.
-Tu l'aurais fait? demanda-t-elle.
-Non, répondit-il avec un sourire. Merci.
Elle passa donc le reste de l'hiver sur place, à défaut de pouvoir rentrer. Il vivait seul, et il ne fut pas contre de l'aide pour garder le feu allumé ou simplement contre sa compagnie, même si sa présence à elle entamait sérieusement ses réserves.
-Il parait que tu ramènes les égarés, souligna-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
-Parfois, ça m'arrive, admit-il en levant les yeux vers le ciel sombre. Mais tu n'es pas en danger.
Puis il lui tendit son arbalète.
-Tu sais t'en servir?
La première chasse qu'elle passa à ses côtés fut plus exaltante qu'elle se rappelait.
Prendre le rythme de cette vie-là fut plus facile qu'elle ne le pensait. Elle s'aperçut avec autant de joie que de tristesse du plaisir qu'elle éprouvait à renouer avec celle qu'elle était avant, puissante et complètement libre. Elle avait choisi sa vie, pleinement et consciemment, une simple parenthèse dans sa réelle existence. N'empêchait que celle-ci lui manquait. Un soir, elle surprit son regard horrifié, se retourna pour découvrir des bourgeons de fleur sur une branche d'arbre dénuée de neige.
Le printemps arrivait; il savait qu'elle rentrerait.
Il tenta de la convaincre de rester. Autant qu'elle tenta de le convaincre de revenir. La neige fondait, le monde verdissait à nouveau et tous les deux campaient sur leur position.
-Tu y serais chez toi.
Puis il y eut un silence où la réponse parut claire à chacun.
-Je n'y serai jamais à ma place, affirma-t-il. J'ai essayé, tu le sais. Je ne suis pas à ma place au soleil.
-Ils s'en accommoderaient. Tu ramènerais les enfants qui s'égarent, tu pressentirais le danger avant qu'il ne vienne. Tu n'es pas le monstre que tu penses être.
-Oh, souffla-t-il en riant entre ses dents. Mon amour, nous sommes tous les deux des monstres. Tu es juste meilleure à le cacher.
-Ma fille me manquerait, répondit-elle, pour sa part.
-Tu pourrais l'amener avec toi. Elle serait traitée comme une reine, ici. Elle ne manquerait jamais de rien.
-Mais elle passerait une vie entière seule. Elle perdrait son père. Elle perdrait la vie qu'elle connait. Ça fait partie du marché que j'ai passé avec eux et je l'ai accepté.
Puis, elle ajouta:
Je pourrais te forcer à venir, tu sais. Je pourrais obliger cet endroit à s'écrouler et détruire tout ce que tu toucheras jusqu'à ce que tu acceptes de me suivre.
-Mais tu ne le feras pas. Parce que tu sais que je tuerais tes protégés un par un, du moins suffisamment pour qu'ils en viennent à nous regarder comme nous sommes réellement.
-Tu le ferais?
-Je ne pense pas, admit-il, riant presque. Je sais que je serais le suivant à mourir.
-Tu le serais. Je te combattrais jusqu'à la fin.
-Et puis tu n'as pas tort. Leurs vies sont courtes mais ils la méritent.
-Et ma fille en est une. Je veux juste qu'elle soit heureuse, aussi longtemps que ce sera possible. Je veux être là jusqu'au bout.
-Qu'est-ce qu'une vie? répondit-il avec un sourire en coin.
-La notre est suffisamment longue. Tu crois que tu pourrais m'attendre?
Il y eut un baiser, une promesse et un adieu en même temps.
Alors elle rentra.
Alors il resta.
Ce fut la fin de l'histoire telle qu'elle la raconta à son retour, perchée sur son cheval, vêtue de bottes et d'un pantalon de cuir, son manteau en fourrure que personne n'avait jamais vus, à ceux qui l'accueillirent.
-Il ne reviendra pas, dit-elle encore et encore, acceptant les accolades, les mains tendues, les sourires.
Ce fut aussi la version qu'elle raconta à son mari et à sa fille. Il ne reviendra pas, même quand ils posèrent des questions. Sa fille, surtout, toute petite et impatiente.
-Tu auras bientôt dix ans, se rappela-t-elle, passant la main dans les cheveux de sa fille, tout aussi blonde, avec le même reflet mauve dans ses yeux gris.
Avait-elle grandi? C'était difficile à dire à l'œil mais sa chevelure était plus longue et il y avait des trous dans sa dentition.
Jamais elle ne confia à sa fille ce qui s'était passé avec le promeneur, ce qu'il lui avait offert. Ce qu'il aurait fait pour elles deux. Ça n'en valait pas la peine. Alors, elle se tut, tout simplement, serrant sa petite fille dans ses bras.
Après, il y eut régulièrement des contenants pleins de pommes et de raisins laissés devant sa porte.
Il ne l'oubliait pas.
Elle non plus n'oublia pas.
