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Espadon.

En ce mois de janvier frileux, Philip Mortimer, penché sur sa table à dessin, sa pipe refroidie oubliée sur un meuble derrière lui, reprenait les plans techniques du Golden Rocket. Le prototype monoplace, presque achevé désormais, attendait ses premiers vols d'essai – le professeur avait entendu l'amiral Gray évoquer une affectation au large des côtes britanniques –, mais il était encore loin de correspondre à l'avion stratosphérique que Mortimer avait imaginé à Bletchley, un an auparavant : l'urgence de la situation les avait obligés, son équipe et lui, à créer un appareil léger et robuste, capable d'évoluer à grande vitesse, et rapidement opérationnel, afin de soutenir l'effort de guerre sur le vieux continent.

D'une forme plus allongée, le « grand frère » serait doté d'une verrière immense, ainsi que de plusieurs tourelles de défense, équipées de batteries d'armement et qui permettraient une visibilité extrêmement large. Les moteurs, que Lucy et Mortimer avaient améliorés, donneraient une poussée suffisante pour atteindre rapidement la stratosphère. Quant à l'équipage, il serait revêtu des combinaisons auxquelles les deux jeunes gens avaient déjà pensé.

Toutefois, le professeur Mortimer restait partagé : il n'ignorait pas que le point faible de l'aviation demeurait, en général, sa vulnérabilité au sol. Il lui suffisait pour s'en convaincre de se rappeler des clichés de ces B-17 coupés en deux, sur les pistes d'atterrissage de Pearl Harbor en 1941. Le Golden Rocket aurait la capacité de se mettre hors de portée des lignes ennemies en très peu de temps, cependant... S'il pouvait compenser la fragilité à terre par un avantage tactique en mer...

Mortimer se frotta la barbe, songeur.

Équiper le Golden Rocket d'un moteur submersible ? L'écossais écarta cette solution ; l'appareil, déjà massif, était pensé pour évoluer dans l'atmosphère, pas pour se déplacer à la surface, ou sous l'eau. La pression exercée sur la carlingue serait de plus si forte que ses verrières se fissureraient en quelques secondes avant que son enveloppe de métal n'implose. D'un autre côté, il pourrait s'inspirer du Narval, mais cette balise, semblable à un bathyscaphe, se contentait principalement de suivre un axe vertical et d'émettre des signaux fantômes ; elle n'avait en aucun cas vocation à se défendre.

Mortimer se rendit à l'évidence : il devait concevoir un nouveau type d'appareil.

Il laissa là les plans techniques de l'avion stratosphérique, se leva et rejoignit l'immense plan de travail qui occupait une partie de son laboratoire. Armé d'un crayon à mine au bout rongé, sur une feuille blanche, le professeur gribouilla quelques idées, formula des ébauches de calcul, esquissa le profil d'un avion, puis d'un sous-marin, qu'il effaça très vite – à l'idée parfaitement ridicule d'un énorme submersible pourvu d'ailes grotesques, Mortimer s'esclaffa. Quoi qu'il en soit, ce nouvel appareil aurait l'avantage naval escompté, dans la mesure où une rampe de lancement sous-marine...

– Vous travaillez trop, Philip.

L'interpellé sentit ses cervicales et ses vertèbres craquer alors qu'il relevait la tête et se redressait. Ses doigts ankylosés, ses membres perclus de crampes se rappelèrent douloureusement à son bon souvenir.

– Aoutch !

– Bonsoir à vous aussi, ironisa Lucy en refermant la porte du laboratoire d'un habile coup de talon.

– « Bonsoir... » ? Il est déjà si tard ?

– Eh oui... vous avez manqué le dîner. Je me suis dit que vous auriez faim.

La prévenante jeune femme lui avait apporté un plateau en fer-blanc, où trônaient un bol fumant, une grande pinte d'ale brune et diverses victuailles. Mortimer se découvrit un appétit d'ogre et fit honneur à ce repas improvisé, après avoir chaleureusement remercié Lucy.

– Sally, Harris et moi avons terminé l'installation des réseaux électriques du Golden Rocket, annonça-t-elle tandis que Mortimer détachait un morceau de pain. Le tout premier tour de piste est prévu demain matin, je me suis dit que vous ne voudriez pas rater ça.

La bouche pleine, il préféra répondre par un hochement de tête plus distingué. La soupe, épicée et brûlante comme il l'aimait, lui embrasa délicieusement le palais. Il reposa son bol.

– Sur quoi travaillez-vous ? demanda Lucy.

– Un nouvel appareil.

Mortimer fit glisser la feuille couverte de gribouillis, de ratures, de calculs et de schémas vers la jeune femme, qui les étudia un instant avec attention.

– Un sous-marin volant ?

– En quelque sorte... sourit l'écossais, impressionné, comme toujours, par la stupéfiante capacité de raisonnement de Lucy.

Partant du simple constat qui lui était venu à l'esprit, il exposa en quelques mots sa pensée et énuméra ses différentes observations.

– J'en suis arrivé à cette idée d'engin, conclut le professeur, une arme commandée à distance, capable de jaillir des flots, de replonger, de glisser sur l'eau à la manière d'un hors-bord et de torpiller comme un submersible.

– Hum... pallier la vulnérabilité au sol de l'avion en l'adaptant au déplacement naval... C'est ingénieux.

– Cependant, doter un avion d'un moteur à propulsion pour circuler dans l'eau ne suffira pas.

– Non, en effet. Cela l'alourdirait grandement. Le reste – fuselage, voilure, gouvernes, dérive, cockpit... – supporterait très mal les différences de pression. Et les turbines du Golden Rocket se noieraient, si elles ne s'écrasaient pas en percutant l'eau à grande vitesse. Vous avez raison, Philip, en parlant de concevoir un nouvel appareil...

– Et vous avez raison en parlant d'un sous-marin volant ! réalisa Mortimer. Ce n'est pas un avion submersible que je cherche à concevoir...

Il attrapa une nouvelle feuille et réalisa, à grands traits, un nouveau croquis, tout en réfléchissant à haute voix, tant pour lui-même que pour Lucy, attentive.

– Il faudrait donc un fuselage long et effilé... ainsi, un minimum de surface frontale permettra d'obtenir un coefficient de traînée minimal, quel que soit l'élément...

La jeune femme saisit à son tour un crayon et un bloc-notes, sur lequel elle inscrivit rapidement des premiers calculs – traînée de friction, forces exercées, repères aérodynamiques, nombre de Reynolds...

– Des ailes ? poursuivait le professeur. Un faible allongement autoriserait le vol à très haute vitesse... Pour le profilage du cockpit... hum... le travailler réduirait les effets de l'échauffement cinétique... d'où une verrière parfaitement intégrée au fuselage... Ne pas oublier la prise d'air...

Au bout d'un long moment d'intenses réflexions, Mortimer acheva la première esquisse de cet appareil révolutionnaire : une sorte de cylindre élancé, doté d'un long espar en guise de nez, flanqué de hautes et fines ailes en forme de flèches, et d'empennages en croix.

– Si on retire la voilure, fit l'écossais en agitant ses doigts raides, cela ressemblerait presque au Nautilus du capitaine Nemo. En termes de puissance et de furtivité, c'est approchant. Par contre, cet appareil a un rostre, qui le fait plutôt ressembler à...

Lucy devait avoir cette idée en tête car, en un fugace instant de synchronisme parfait, les deux jeunes gens s'exclamèrent :

– ... un espadon !

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