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« Grand frère ».
– Vous plaisantez ?
– Ce n'est pas dans mes habitudes, rétorqua Menzies avec froideur. Nous sommes en guerre, monsieur Harris.
– Mais nous avons besoin de miss Evans ici...
– Jeune homme, le coupa le chef du MI-6 d'un ton devenu cinglant, je vous prierais de rester à votre place. C'est mon dernier avertissement. Ou je vous colle un blâme pour insubordination, peu m'importe que vous soyez un civil !
Harris referma la bouche et se mura dans un silence buté. De l'autre bout de la table, Sally lui adressa un sourire compatissant. Menzies se tourna vers elle et lui tendit son ordre de détachement, orné du cachet du Ministère de la Guerre et de l'insigne distinctif du Women's Royal Naval Service – placée à côté de son amie, Lucy reconnut l'ancre surmontée de la couronne.
– Second Officer Evans, comme je le disais à l'instant, vous accompagnerez le lieutenant Strachleigh sur sa nouvelle assignation, le porte-avions Intrepid. Vous superviserez le convoyage du Golden Rocket...
Son regard glacial dissuada Harris de protester à nouveau. Le jeune homme blêmit, puis déglutit nerveusement. Menzies jaugea ensuite, tour à tour, chacun des autres membres de l'équipe : le professeur Mortimer, miss Warren, Wren Evans, Jim, l'ingénieur Hudson, le lieutenant Strachleigh. L'enjouement qui avait suivi le premier essai en vol du Golden Rocket laissait place à un silence tendu, incertain.
Mortimer se rappelait les paroles de l'Amiral Gray : il avait bien évoqué une affectation du prototype, une fois celui-ci opérationnel. Mais l'écossais ne pensait pas un instant que cela arriverait si vite... ! Le « grand frère » du Golden Rocket n'était encore qu'une carlingue métallique grise et vide... Quelque chose, cependant, le tarabustait : pourquoi, en effet, un tel ordre de détachement pour Sally Evans, alors que le lieutenant Strachleigh pouvait, seul, piloter le Golden Rocket jusqu'au porte-avions ? Le chef du MI-6 sembla surprendre le fil de ses pensées, car il reprit :
– Il était impensable que le prototype rejoigne sa destination par la voie des airs, pour deux raisons. Tout d'abord, le risque que les radars ennemis repèrent l'appareil en vol n'est pas négligeable ; or, l'Amirauté souhaite conserver le secret absolu autour du projet. Ensuite, la piste d'envol est bien trop courte pour lui permettre d'atterrir. C'est pourquoi votre équipe et vous-même, Mortimer, allez démanteler le prototype du Golden Rocket...
Faisant fi des murmures à la fois déconcertés et confus de l'équipe, Menzies poursuivit :
– ... afin que les pièces détachées, fuselage, voilure, empennage et moteurs, puissent être transportées par cargo Liberty ship jusqu'à l'Intrepid. Oui, miss Warren ?
– Un convoyage par navire ne risque-t-il pas d'être tout aussi dangereux ? interrogea la jeune femme. Les sous-marins allemands...
– Rassurez-vous, toutes les questions de sécurité relatives à cette opération ont été envisagées par l'Amirauté. Cependant, vous comprendrez que je ne puisse vous en dire plus. Bien. Une fois sur place, le Second Officer Evans supervisera la remise en état du Golden Rocket, aidée par les ingénieurs sur place. Le lieutenant Strachleigh, quant à lui, sera chargé de la formation de l'unité de la RAF à bord.
– À vos ordres, lancèrent, d'une même voix, l'auxiliaire de la marine britannique et le pilote de chasse.
– Nous sommes aujourd'hui le 21 mars 1944. Le Golden Rocket doit quitter Scaw-Fell dans une semaine. Un labeur difficile vous attend, alors je ne saurais que trop vous conseiller de vous mettre immédiatement au travail, ladies and gentlemen ! Professeur Mortimer, s'il vous plaît.
L'écossais prononça quelques formules d'encouragement à ses collègues à mesure qu'ils quittaient la pièce, puis referma la porte derrière eux. Stewart Menzies l'invita à s'asseoir.
– Miss Warren a soulevé un point fondamental, déclara le chef du MI-6 de but en blanc, et c'est de cela, entre autres, dont je dois m'entretenir avec vous. Pour garantir la sécurité du convoi jusqu'à sa destination, des navires de guerre rejoindront le Liberty ship au large du Canal Saint-Georges. Le temps pour eux de gagner les eaux surveillées par la Kriegsmarine, vous serez revenu à la hutte 4 pour engager votre mission de cryptage et désinformation. Votre priorité sera d'ouvrir, en quelque sorte, un corridor de sécurité pour le Golden Rocket.
– Je vois.
– Une dernière chose. En cas d'évacuation forcée de Scaw-Fell, il est bien évidemment inconcevable que cette base tombe aux mains ennemies. C'est pourquoi l'Amirauté demande à ce qu'un système de destruction soit mis en place. Ce projet sera confié à l'ingénieur Hudson, dont la spécialisation en ingénierie civile à l'Imperial College devrait s'avérer précieuse. Vous ferez en sorte qu'il puisse constituer une équipe restreinte mais de confiance, et qu'il bénéficie de tout le temps nécessaire à l'élaboration du système de destruction. Puis-je compter sur vous ?
– Bien entendu.
– Dans ce cas, professeur, vous pouvez disposer. Retour prévu à Bletchley d'ici mardi prochain.
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Le métal résistait, crachait et formait des copeaux grisâtres qui lui encrassaient les cheveux et le nez. Concentrée sur la large feuille de métal qu'elle rivetait sur une paroi externe du GR-1, Lucy, dans une posture inconfortable, à genoux sur l'échafaudage, aurait pu former des ronds de buée sur le fuselage de l'appareil, tant son visage était proche de la carlingue. La jeune femme souffla sur les particules d'acier pour dégager le trou qu'elle venait de percer et limer, vérifia l'alignement, inséra un rivet et le fixa à l'aide d'un marteau pneumatique.
– C'est bon, Arthur. J'ai remplacé la tôle défectueuse.
– All right. J'arrive.
Lucy retira ses épais gants de protection et glissa ses jambes sur le rebord de l'échafaudage. Elle grimaça lorsque des fourmillements désagréables remontèrent jusque dans sa cuisse. Elle descendit de la structure métallique et passa sous la gouverne de profondeur. Déjà, Arthur, un des nombreux techniciens venus en renfort (Mortimer avait en effet obtenu gain de cause auprès de l'Amirauté, après les nombreuses difficultés rencontrées sur le prototype du Golden Rocket ; sur son « grand frère », il s'avérait en effet qu'une équipe réduite n'aurait pas tenu les délais d'assemblage !), s'avançait, muni de son attirail de peinture, prêt à achever le revêtement flamboyant du Golden Rocket. Sans s'en apercevoir, ou sans réellement s'en soucier, il passa devant l'angle de tir des mitrailleuses jumelées qui équipaient la tourelle ventrale de l'appareil, puis devant celle du sabord droit. Lucy ne put empêcher un long frisson lui remonter le long de l'échine ; le Golden Rocket n'était qu'une coquille vide, et les mitrailleuses attendaient d'être munies de leurs bandes de cartouches, mais les bouches noires des canons restaient effrayantes, silencieuses promesses de mort. Un sinistre pressentiment lui enserra le cœur comme dans un étau. Préoccupée par cette impression lugubre, elle salua distraitement Arthur qui enfilait son masque, et enveloppa d'un regard songeur le profil massif du Golden Rocket.
La voix familière de Mortimer la tira de sa rêverie, chassant les ombres. Il l'appelait avec un bien curieux enthousiasme.
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– ... son grand frère. Eh bien, le voici !
Mortimer laissa Blake, les mains sur les hanches, jauger d'un air appréciateur le Golden Rocket. Autour de l'appareil s'affairaient une vingtaine de personnes. Un technicien, sous les directives d'un collègue placé dans le cockpit, orientait, à l'aide d'une radiocommande, un palan sur lequel reposait un cadran. Blake reconnut de loin des instruments de navigation. L'immense hangar résonnait des rumeurs d'usine – injonctions, crissements, martèlements, sifflets, roulements. Une forte odeur de peinture se mêlait à celle de l'acier découpé et de la soudure : un homme, revêtu d'une combinaison et d'un masque, appliquait une couche de peinture sur la pointe arrière du fuselage. L'écossais remarqua une silhouette, non loin de la gouverne de profondeur, et son visage s'éclaira d'un sourire espiègle.
– Mais il y a une autre personne qui sera ravie d'entendre vos impressions sur le prototype, lança-t-il à son ami.
– Ah, et qui est-ce ?
– Je crois que vous la connaissez déjà.
À la surprise de Blake, l'écossais interpella une jeune femme, vêtue d'un bleu de travail et plongée dans la contemplation du Golden Rocket, comme si elle avait espéré voir à travers la carlingue. Elle se tourna vers eux. Son regard passa de Blake à Mortimer, puis revint sur le premier. Sa bouche s'arrondit soudain en un « oh ! » stupéfait.
– Francis ?
– Ça alors... Lucy !
Au cri ravi que poussa la jeune femme, un franc sourire illumina le visage de Blake, et il lui ouvrit les bras alors que Lucy se jetait à son cou. Il la serra brièvement contre lui, sous le regard attendri de Mortimer, secrètement enchanté d'avoir permis cette charmante scène de retrouvailles.
– Comment se fait-il que... commença Blake en s'écartant légèrement pour mieux regarder sa cousine.
Il fut interrompu par une sonnerie stridente.
– Déjà le couvre-feu ! s'exclama Mortimer. Venez, tous les deux, allons nous préparer pour le dîner. Nous aurons tout le temps de bavarder devant un bon plat chaud. Je meurs de faim !
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C'est autour d'une pinte de bière – plutôt savoureuse pour une fois – que Francis Blake partagea ses impressions sur le prototype du Golden Rocket. Philip Mortimer évoqua ensuite plus en détails son travail à Bletchley Park et comment celui-ci avait été amené à évoluer, en intégrant Lucy Warren dans son équipe à la hutte 4 bis, puis à Scaw-Fell. Il préféra cependant ne pas s'étendre sur certains points, notamment sur les circonstances de leur rencontre – l'écossais était encore mortifié au souvenir de la vilaine estafilade dont il était la cause – ou les événements malheureux qui avaient failli coûter la vie à la jeune femme : les yeux d'un bleu de glace de son ami avaient déjà pris une inquiétante nuance polaire quand, alors que le trio se rendait au réfectoire, Lucy avait été l'objet de quelques sifflets peu galants de la part de certains collègues masculins... et, s'aperçut alors l'écossais, plutôt qu'une cousine, Lucy était pour Blake comme une sœur, qu'il couvait d'un instinct protecteur.
Cette intuition se confirma lorsque, une fois qu'il eut évoqué l'autre appareil qu'il mettait au point, avec son équipe, la conversation dériva, il ne sut trop de quelle manière, sur l'évocation de souvenirs d'enfance. Lucy raconta en effet comment, alors seule fille dans le groupe constitué de ses frères et de son cousin, ce dernier insistait toujours pour qu'elle fasse partie intégrante de tous leurs jeux, à Rowan House, et refusait de participer lui-même si ce n'était pas le cas. Combien de fois avait-elle dû endosser le rôle de la princesse en détresse, que de vaillants chevaliers tentaient de délivrer ! Blake rappela alors, avec un sourire entendu, qu'elle parvenait à tenir son personnage à peine cinq minutes avant de se libérer elle-même, pour les aider à rosser leurs ennemis imaginaires – ce à quoi Lucy répondit par un rictus sardonique, avant de tirer joliment la langue et d'éclater de rire.
La soirée s'écoula ainsi, au rythme de leur conversation. Ils ne se quittèrent que très tard, harassés de fatigue mais heureux de s'être retrouvés.
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Dès l'aube, le lendemain matin, l'écossais accompagna son ami et le major Benson jusque dans le Buckinghamshire, à Bletchley Park. En cette journée de la fin mai, le ciel se chargea de quelques nuages cotonneux, de plus en plus gris et lourds ; alors que leur voiture quittait le Leicestershire, la pluie commença à tomber, fouettant le pare-brise de l'Austin, et se transforma en véritables trombes d'eau peu avant Northampton.
Durant les jours qui suivirent, Blake et Mortimer exécutèrent l'opération Narval.
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Un peu moins d'un an plus tard, le 8 mai 1945, Philip Mortimer invita Lucy Warren à danser. Un orchestre improvisé jouait un vieux tube de Glenn Miller. Dans le réfectoire, toutes les tables avaient été repoussées contre les murs, et l'air sentait le vin, la graisse rance et les toasts aux haricots ; les lentes pulsations de Tuxedo Junction se perdaient par moments sous les vivats, les sifflets, les cris de joie et les sanglots...
Mais pour l'écossais, il n'existait rien d'autre au monde que Lucy. Sa main gauche posée sur la taille fine de la jeune femme, au creux de ses reins. Ses doigts dans les siens. Son parfum de savon. Ses iris d'un brun chaud, parsemés de paillettes d'ambre, levés vers lui.
Un moment précieux, hors du temps. Jusqu'à ce que la sirène du couvre-feu retentisse – il leur restait encore une guerre à mener.
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