Hello! Pour vous éviter de "scroller", je vous donne tout de suite le vocabulaire utilisé dans ce chapitre.
Cela n'en a pas l'air, mais je vous promets un peu de tendresse aujourd'hui :)
Bonne lecture !
* cachu hwch : semer de la merde (traduction littérale)
disgleirio fel ceilliau ci : brillant comme les testicules d'un chien (traduction littérale)
** bana-bhuidseach (gaélique écossais) : sorcière
*** sin thu! (gaélique écossais) : te voilà !
– 14 –
Sgian-dubh.
Scaw-Fell, fin août 1946.
Le flegme légendaire du capitaine Francis Blake ne faiblit pas devant les protestations indignées de sa cousine ; Mortimer aurait pu l'affirmer, ce fut à peine si, dans les yeux de son ami, passa un éclat de givre – et pourtant, Lucy fulminait, tout en proférant des jurons des plus grossiers, et en gallois, de surcroît.
– Cachu hwch! Tu ne peux pas me demander ça, Francis !
– Ce n'est pas une demande de ma part, mais un ordre du War Office.
– Grand bien me fasse, grinça la jeune femme. Tu vas prétendre que tu n'as rien à voir là-dedans ?
– Je ne prétends rien, rétorqua Blake, j'affirme que je n'ai rien à voir là-dedans. Et j'ai beau avoir reçu l'ordre de te transmettre ton détachement à la base d'Ormuz, je soutiens cette directive.
– Cela fait partie de ton devoir de loyauté en tant que soldat, disgleirio fel ceilliau ci!*
– Cela va bien au-delà, Lucy. C'est pour ta protection.
La jeune femme dut percevoir la sincérité dans la voix de Blake, car elle resta silencieuse, les poings sur les hanches, et se contenta de le fusiller du regard. Puis elle se tourna vers Mortimer, cherchant son soutien. Mais l'écossais secoua la tête.
– Si l'Amirauté ordonne qu'une partie des équipes de Scaw-Fell soit affectée ailleurs, expliqua-t-il, c'est notamment dans le but de poursuivre les travaux de recherche sur l'Espadon. Ce n'est donc pas une évacuation...
– Je pourrais tout aussi bien continuer à travailler ici, à Scaw-Fell... d'autant plus que vous aurez besoin d'une mécanicienne à bord du Golden Rocket ! Alors en quoi est-ce pour ma protection que le War Office m'expédie à Ormuz ?
Blake ne put s'empêcher de sourire face à l'entêtement – et la perspicacité – de sa cousine.
– Il s'agit d'une stratégie militaire, reprit Blake doucement, qui consiste à diviser un groupe pour éviter tout problème en cas de capture. Centraliser les connaissances serait trop risqué. Quant au Golden Rocket... l'équipage est déjà assigné.
– Harris est le mécanicien de bord, confirma Mortimer.
Le coup d'œil que lui lança la jeune femme était empli d'une telle détresse amère que l'écossais sentit son cœur se décrocher dans sa poitrine. Jamais il ne l'avait vue aussi déstabilisée ; il comprit, en la voyant se mordre les lèvres, qu'elle avait en réalité le sentiment d'être mise à l'écart, sur ordre d'une hiérarchie dont elle ne dépendait pas – quand bien même elle avait signé l'Official Secret Act.
– Lucy... dit l'écossais avec chaleur, nous avons tous les deux travaillé à la mise au point de ce nouvel appareil. Vous savez comme moi qu'il est impossible de commencer l'assemblage et les essais ici, à Scaw-Fell. Trois contingents sont déjà partis. Mais je... hum... nous avons besoin de vous à la base d'Ormuz pour véritablement...
Conscient de s'enfoncer un peu plus dans l'embarras et les arguments boiteux, Mortimer déglutit et se tut. Il ne voulait pas donner l'impression d'insulter l'intelligence de la jeune femme. Elle savait déjà tout cela. Ce qu'elle ignorait, en revanche...
– Vous me cachez quelque chose, déclara Lucy à brûle-pourpoint.
Damned! songea Mortimer, non sans une pointe d'admiration – était-elle une bana-bhuidseach** pour lire ainsi dans les esprits ?
D'un geste, Blake invita la mécanicienne à s'asseoir. Elle obtempéra, bras croisés, circonspecte, presque... soucieuse. Comme si elle devinait, ou percevait l'inquiétude qui semblait resserrer l'air présent dans la pièce.
– Lucy, tu n'es pas sans savoir que les tensions diplomatiques entre l'Occident et l'Empire jaune sont à leur paroxysme. Tu as lu les journaux, tu as écouté les bulletins d'informations de la BBC... Basam-Damdu a même refusé le désarmement nucléaire exigé par la communauté internationale ! Nos espions signalent une agitation croissante et ont de plus en plus de difficultés à intercepter les échanges d'informations, tant ils se sont accrus. Or, récemment, la Station X de Bletchley, qui traite toujours le trafic en provenance d'Asie centrale, a reçu un message. Philip l'a décrypté. Tout laisse croire que l'usine de Scaw-Fell pourrait bientôt être compromise. En revanche, aucun soupçon ne pèse sur l'existence même de la base d'Ormuz ; ceux que le War Office envoie là-bas sont donc plus en sécurité qu'ici.
– Et si je refuse ? hasarda-t-elle sans réelle conviction.
– Allons bon ! rétorqua Blake, pince-sans-rire. J'ai des difficultés à t'imaginer revenant à Sheffield, auprès de Nicholas et Mavis, pour attendre la fin du conflit en te tournant les pouces...
Lucy esquissa une grimace amusée – Blake ne la connaissait que trop bien... Cette étincelle de gaieté ne dura cependant pas longtemps : la jeune femme poussa un léger soupir. Sa voix n'était plus qu'un murmure.
– J'ai tout de même l'impression... de fuir...
– Mais cela n'a rien d'un lâche abandon de votre part, intervint alors Mortimer qui achevait de remplir la chambre de sa pipe de tabac et craquait une allumette. Peut-être pourriez-vous considérer cela plutôt comme une stratégie défensive... dans une partie d'échecs. Un pseudo-sacrifice, en quelque sorte.
L'écossais aspira quelques bouffées du mélange Old Navy et ajouta, avec un sourire entendu :
– Je ne compte plus le nombre de fois où vous avez poussé Hugh à cette extrémité...
– Soit... un pseudo-sacrifice, alors.
Lucy recula sa chaise et se leva. Les deux hommes, conditionnés par leurs manières de gentlemen, l'imitèrent aussitôt.
– Quand dois-je partir ?
– Dans trois jours, répondit Blake, avec le prochain contingent.
La jeune femme sembla vouloir ajouter quelque chose, puis se ravisa et secoua la tête, avant de quitter le bureau.
– Tout va bien, old chap ? demanda Mortimer pour briser un inconfortable silence, quelques instants après que la jeune femme eut refermé la porte derrière elle.
Si son ami n'avait pas été en service, il lui aurait proposé un verre de brandy... mais, sanglé dans son uniforme de la RAF, le capitaine Blake était venu à Scaw-Fell pour des raisons officielles. Cela ne l'empêchait pas pour autant de se faire du souci... ce que Mortimer ne comprenait que trop bien.
Blake hocha brièvement la tête, sans quitter du regard la porte qu'avait franchie sa cousine.
– Lucy ne change pas, fit-il – Mortimer décela dans sa voix affection et fierté. Toujours aussi bornée.
– Elle a de qui tenir, glissa malicieusement l'écossais.
oooOOOooo
Blake prit congé de Mortimer et ajusta sa casquette, ornée de l'insigne des forces aériennes. Sur le court trajet qui le menait au tarmac de l'aérodrome de Scaw-Fell à bord d'un petit train électrique, son esprit tournait et retournait des pensées inquiètes. De sa propre initiative, il s'était proposé de transmettre l'ordre de détachement à sa cousine, car il savait pertinemment qu'elle n'aurait pas accepté la rhétorique compassée d'un subordonné du War Office... lequel se serait passablement offusqué devant un langage aussi fleuri. Cela non plus n'a pas changé, songea Blake avec un fin sourire. Quant à Mortimer, eh bien... il lui avait garanti, en éclatant d'un rire sincère, avoir entendu bien pire dans la bouche de la jeune femme... et Blake était tout à fait enclin à le croire.
Il comprenait cependant que Lucy puisse trouver la situation injuste... et lui-même était partagé entre son devoir et son instinct protecteur : une fois que sa cousine aurait quitté le sol britannique, il n'aurait plus aucun moyen de la contacter, plus aucune possibilité de savoir si elle allait bien, si elle était arrivée saine et sauve à destination. Une vive culpabilité le saisissait en songeant que Lucy serait davantage encore isolée de ses enfants. Mais était-il plus judicieux de contrevenir aux ordres de ses supérieurs, au risque de la mettre inutilement en danger en cas d'attaque ennemie sur Scaw-Fell ? En avait-il, de son côté, trop dit en évoquant la base d'Ormuz ? Pourquoi ne parvenait-il pas à s'ôter de l'esprit ce sourd pressentiment... ?
En parvenant près de l'avion qui devait le conduire à Londres, Blake s'obligea à balayer ces pensées absurdes, qui n'avaient rien de raisonnable... ni de professionnel. D'autres préoccupations requerraient sa vigilance ; les dernières nouvelles de l'agent ZH22, concernant Olrik et le 13e bureau, n'étaient guère optimistes...
oooOOOooo
L'Avro York apprêté par la RAF venait d'atterrir ; ses quatre moteurs ronronnaient en ralentissant, et les pales finirent par s'arrêter. Les rayons du soleil couchant venaient poser, sur la carlingue de métal, des fragments d'argent liquide.
Au bord de la piste, devant le hangar où sommeillait le Golden Rocket, Lucy regarda l'équipage descendre de l'appareil, tandis que le ballet des mécaniciens se mettait en place. Bien qu'elle sache sur le bout des doigts toutes les vérifications que l'équipe technique et les pilotes se disposaient à réaliser, elle se sentait... nerveuse. Mortimer, à côté d'elle, la vit réprimer un frisson.
– Dire que ce sera mon premier voyage en avion... tenta d'ironiser la jeune femme.
L'écossais perçut la pointe d'angoisse dans sa voix.
– Ce vieux briscard en a vu d'autres, contrairement au tout jeune Golden Rocket. Je suis certain que vous le savez. Alors, qu'est-ce qui vous effraie ?
Il ne cherchait pas à la rassurer en l'accablant de formules creuses, ce dont Lucy lui fut reconnaissante.
– Eh bien... répondit-elle, cherchant ses mots. Peut-être... l'incertitude. Tout ce que Francis a pu me dire, c'est que le voyage doit se faire en plusieurs étapes, mais il ignore combien. Pour des questions de sécurité, il ne sait pas non plus quelle est la première escale... Les pilotes en seront eux-mêmes informés demain matin, par transmission de l'Amirauté, au moment du décollage...
Mortimer ne sut que dire. Il songea cependant que la jeune femme apprécierait de s'éloigner un peu du monstre trapu à l'envergure démesurée qui devait l'emporter, elle et une trentaine de membres de Scaw-Fell.
– Si nous marchions un peu ? proposa-t-il en lui offrant galamment son bras.
Avec un sourire, elle glissa sa main au creux de son coude, et ils tournèrent le dos à l'Avro York. Ils longèrent le hangar, marchèrent un moment au bord de la piste puis, à l'angle d'un entrepôt, d'où leur parvenait l'habituel tumulte, étouffé par l'épaisseur des murs, les deux jeunes gens bifurquèrent, dirigeant leurs pas au hasard. La ruelle, coincée entre deux bâtiments aux parois froides et grises, était chichement éclairée par des lampes électriques fatiguées. Mortimer s'aperçut qu'ils approchaient des logements du personnel, plongés pour l'instant dans le noir. La lumière rasante du soleil teintait d'un rose délicat le sommet du bloc de béton.
Alors qu'une bruine légère commençait à tomber, ils s'abritèrent sous le porche de l'immense bâtiment.
– Je suis bien incapable de trouver les mots pour dissiper vos craintes, finit par dire l'écossais. Et je ne vous mentirai pas en affirmant que votre périple sera sans danger... Hum... Il me vient une idée. J'ai quelque chose qui devrait vous être utile. À défaut de véritablement me... vous tranquilliser l'esprit... J'en ai pour un instant. Attendez-moi ici, vous voulez bien ?
Elle hocha la tête ; Mortimer lui adressa un sourire et s'engouffra dans le vestibule. Il gagna l'aile ouest, réservée aux hommes, suivit un couloir et franchit la porte de ses « quartiers » – une pièce à peine plus grande qu'un réduit, et au confort bien spartiate, mais l'écossais savourait son avantage de posséder une chambre particulière... Il s'agenouilla devant le casier au pied de son lit, l'ouvrit, écarta quelques vêtements, un nécessaire de rasage, un paquet de lettres, souleva le tartan des Macquarrie...
– Ahah ! lança Mortimer, triomphant. Sin thu!***
Il s'empara de ce qu'il était venu chercher, bondit sur ses pieds, prit à peine le temps de refermer sa porte et repartit en courant en sens inverse. Il craignit un moment que Lucy ne l'ait pas attendu – n'avait-il pas été trop long ? – mais elle était bien là, adossée au mur extérieur, et contemplait le ciel qui s'assombrissait. Les vives lumières des projecteurs formaient des halos dorés autour de leurs caches de métal. La jeune femme entendit la porte du vestibule s'ouvrir et se tourna vers Mortimer.
– Considérez ce sgian-dubh... comme un cadeau, fit-il.
– « Skiane dew » ?
L'objet que l'écossais déposa dans sa main lui sembla d'abord lourd et froid. Long d'une vingtaine de centimètres, avec une poignée en chêne noir ciselé d'entrelacs, et un fourreau de cuir souple. Admirative, Lucy fit courir ses doigts sur les ornements d'argent de l'étui, qu'elle écarta ensuite d'une légère pression du pouce, révélant une lame tranchante. Celle-ci jeta une dernière esquille métallique quand Lucy la replaça dans son fourreau.
– Il est... superbe, souffla Lucy. Mais, Philip... je ne peux pas accepter...
– J'insiste, protesta Mortimer. Et vous ne voudriez pas vexer une tête de mule d'écossais !
Sa remarque eut le mérite de la faire rire. Mortimer referma délicatement les doigts de la jeune femme sur le sgian-dubh, emprisonnant ainsi sa main dans les siennes.
– Il s'agit d'un cadeau, reprit-il avec douceur. Puisse-t-il vous apporter la confiance et la force dont vous avez besoin pour surmonter les prochaines épreuves.
– Merci, Philip.
– L'avantage du sgian-dubh réside dans son gabarit, expliqua-t-il pour dissimuler la rougeur qui lui enflammait les joues. Vous pourrez facilement le dissimuler sous une manche... en l'accrochant à votre bras, par exemple.
– Hmm. Pourquoi pas.
Lucy, pensive, contempla le couteau un moment, puis esquissa un sourire. Elle plongea sa main libre dans une des poches de son cardigan, tâtonna, écarta un mouchoir...
– Ah ! Trouvé ! s'exclama-t-elle.
Dans le creux de sa paume brillait un shilling en argent – de la menue monnaie – qu'elle tendit à Mortimer.
– Vous savez qu'offrir un couteau porte malheur, non ? Sauf si je vous donne une pièce en échange... quelle que soit sa valeur.
– Je ne vous pensais pas aussi superstitieuse...
– Une superstition n'a rien à voir avec une tradition. J'insiste. Vous ne voudriez pas vexer une tête de mule galloise ?
– Certes non ! concéda Mortimer avec un grand éclat de rire.
Il accepta le shilling et, tandis que Lucy glissait le sgian-dubh dans une poche de sa veste de laine, risqua un coup d'œil hors de l'abri du porche. Le crachin avait cessé de tomber, remplacé par une brume de chaleur paresseuse, qui enfermait le site de Scaw-Fell dans du coton. Personne ne venait troubler ce calme absolu – les éventuels importuns devaient pour l'heure tous être rassemblés au mess, ou autour de l'Avro York...
Mortimer entendit la jeune femme, derrière lui, parler presque à voix basse, comme pour elle-même.
– Quel étrange cadeau, tout de même, qu'une arme blanche pour séduire une femme...
– Et cela fonctionne ? répondit-il machinalement.
Son cœur manqua un battement ; l'écossais se figea.
Oh, Philip Mortimer, for God's sake, ne peux-tu t'empêcher de penser à voix haute !?
Il se retourna très, très lentement, espérant, sans trop y croire, que Lucy ne l'ait pas écouté. Ou pas compris. Il souhaita que le sol se fende sous ses pieds et l'engloutisse à jamais.
La jeune femme le regardait, la tête légèrement penchée de côté, une étrange lueur dansant dans les yeux. Un sourire vint flotter, comme rêveusement, sur ses lèvres, et creusa à nouveau cette charmante fossette dans sa joue. Et alors que Mortimer cherchait en pure perte une répartie intelligente dans le désordre de ses pensées, Lucy combla la distance qui les séparait, saisit son visage entre ses mains, tout en se hissant sur la pointe des pieds.
Et elle l'embrassa.
oooOOOooo
Tout d'abord trop surpris pour réagir, Mortimer ne fit pas un geste. Un vertige immobile gagna sa poitrine, où son cœur cognait comme un sourd, en un rythme effréné. Puis ce bref moment de flottement passa, et l'écossais glissa sa main derrière la nuque de la jeune femme – des mèches de cheveux s'échappèrent de son chignon, coulèrent comme une eau soyeuse, s'emmêlant entre ses doigts –, tandis que de son bras libre, il lui enserrait la taille et la pressait contre lui. Il sentit son souffle qui se mêlait au sien, son sourire tout contre ses lèvres. Lucy passa ses bras autour de son cou, l'attirant un peu plus fort contre elle. Son cardigan de laine remonta dans son dos et entraîna avec lui le revers de sa chemise.
D'une main légère, en une tendre caresse, Mortimer effleura la peau tiède ainsi révélée, suivit du bout des doigts, avec une lenteur délibérée, la courbe gracieuse de la hanche, faisant naître de délicieux frissons chez la jeune femme, glissa paresseusement au creux de ses reins. Il laissa sa main frôler la ligne délicate de la colonne vertébrale...
... et se poser sur une parcelle de peau étrangement inégale, granuleuse et creusée de fins sillons.
La jeune femme sursauta, et se rejeta en arrière.
– Lucy... ? chuchota Mortimer avec inquiétude.
En un instant, elle avait échappé à son étreinte, pantelante, le regard hanté, et s'évertuait tant bien que mal à rentrer les pans de son vêtement sous sa jupe, de ses doigts tremblants. En désespoir de cause, elle tira sur son cardigan pour dissimuler son dos, mais le lainage fit glisser sa chemise sur ses épaules, dévoilant ses clavicules. Lucy finit par rabattre les manches de son cardigan sur ses poignets, griffant, dans sa précipitation, sa peau hachurée de cicatrices, et rentra la tête dans les épaules.
Le cœur de l'écossais se serra dans sa poitrine : Lucy, submergée par la honte, essayait de se soustraire entièrement à ses regards... parce que son propre corps lui faisait horreur. Mortimer esquissa un geste, mais la jeune femme se déroba.
– Je... devrais aller dormir, fit la jeune femme d'une voix blanche. Pardonnez-moi, Philip.
Lucy ne lui donna pas l'occasion de prononcer la moindre parole. Elle franchit la porte du vestibule et disparut, le laissant désemparé, confus, et profondément navré.
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La jeune femme se réfugia dans la grande salle de bain carrelée de l'aile est, verrouilla la porte et s'y appuya, cherchant à apaiser son souffle saccadé, étranglée par les sanglots. Elle bénit le ciel que personne ne se soit trouvé sur son chemin.
Comment as-tu pu être aussi stupide ? Qu'as-tu fait... ? Oh, qu'as-tu fait ?
Elle s'approcha d'un miroir rond, au-dessus d'un lavabo, retira son cardigan et sa chemise, manqua les déchirer tant ses mouvements étaient brusques, et se retrouva, frissonnante, en sous-vêtement. L'orage dans ses yeux laissa cependant la place à une tristesse infinie lorsqu'elle fut capable de contempler le désastre de son corps.
Comment as-tu pu croire une seule seconde qu'il t'aimerait ainsi ?
Le feu l'avait gravée de stigmates indélébiles. Les cicatrices s'étendaient le long de sa clavicule, griffaient son ventre. Sa peau, marquée de zébrures rouges, paraissait former des plaques disgracieuses par endroits, et ailleurs se creusait de stries irrégulières. Sur ses avant-bras et ses poignets s'étalait un réseau de balafres, des lignes entrecroisées.
Derrière elle, un autre miroir lui renvoyait le reflet de son dos, ravagé lui aussi par les flammes. Une longue empreinte rosâtre, à l'apparence du carton.
Lucy enfila ses habits à la hâte, se faufila dans le corridor et gagna son dortoir, heureusement désert – les autres filles de la chambrée ne tarderaient cependant plus à revenir, suivant leurs habitudes. Sans prendre la peine de se dévêtir, dans un état second, la jeune femme se glissa sous sa couverture ; là, recroquevillée sur elle-même, elle laissa libre cours à son chagrin et à sa honte, pleurant en silence. Elle ne s'endormit qu'au petit matin, brisée de fatigue.
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Mortimer aurait volontiers enfreint toutes les règles de la bienséance et du savoir-vivre en cherchant Lucy dans l'aile réservé aux femmes, si le site de Scaw-Fell ne s'était pas subitement animé. Tout en maudissant le hasard, il s'obligea donc à descendre les quelques marches du porche, salua un groupe de filles qui venait dans sa direction, croisa quelques autres collègues alors qu'il errait au hasard des ruelles, les mains dans les poches de son pardessus, ses doigts jouant distraitement avec le shilling à l'effigie de George VI.
Il ne savait quoi faire. Il songea bien un instant à revenir sur ses pas mais, outre le fait qu'il craignait de mettre Lucy un peu plus dans l'embarras – si c'était possible ! – en débarquant au milieu d'un contingent féminin, il se rappela, avec une cruelle ironie, qu'il ignorait où se trouvait sa chambre. Tout au plus savait-il qu'elle partageait un dortoir avec cinq collègues... L'écossais se souvint également que Lucy n'avait pas dîné, mais aurait-elle seulement faim ? Déposer un plateau à son intention lui paraissait hasardeux. Laisser une lettre, un message, ou juste un mot, pour l'assurer de son indéfectible amitié, à défaut de sa tendre affection ? Ne risquait-elle pas d'interpréter ce geste comme de la pitié ? Non... le mieux qu'il puisse faire pour l'instant, et pour ménager la jeune femme, était d'attendre, de lui permettre de revenir vers lui, sans la brusquer.
Mortimer se résolut tout de même à guetter son départ, le lendemain matin... ne serait-ce que pour lui dire au revoir. Son bureau, au département des plans, était tout indiqué puisqu'il donnait directement sur l'aérodrome, aussi l'écossais marcha-t-il dans cette direction. Il entra dans la pièce, s'orienta dans la pénombre jusqu'à sa lourde table de travail, tira son fauteuil et s'y laissa tomber, face à la fenêtre. Au dehors, les faisceaux des projecteurs s'éteignirent un à un, plongeant Scaw-Fell dans une obscurité d'outre-tombe.
Il avait l'impression qu'un brasier couvait dans ses veines et que son esprit fébrile bouillonnait ; son fauteuil de bureau était, de plus, suffisamment inconfortable pour l'empêcher de trouver le sommeil... Alors, en attendant que le jour se lève et qu'il puisse voir Lucy une dernière fois, Mortimer préféra se perdre dans le souvenir de leur baiser.
Quelques heures plus tard cependant, lorsqu'il s'éveilla en sursaut, la nuque ankylosée, les épaules et les bras engourdis, la chemise froissée, l'aube teintait le ciel d'Écosse de chaudes nuances dorées, et l'Avro York, dans un hurlement de rotors, s'engageait sur la piste de décollage.
– Good Lord ! s'exclama-t-il en bondissant de son fauteuil.
À cet instant, Jim fit irruption dans le bureau, essoufflé.
– Professeur ! haleta-t-il. On vous a cherché partout... Lucy voudrait vous... oh, mince !
Au désespoir, Mortimer ne put que regarder l'avion s'arracher au sol bitumeux, ses pales projetant leur ombre sur l'aérodrome.
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